La chaîne iranienne el-Alam a lancé la semaine dernière une attaque au vitriol contre le patriarche maronite libanais, le cardinal Béchara Raï, l’accusant de « collaboration avec Israël ».
Une chronique de Michel Touma
Pour ceux qui pouvaient avoir encore certains doutes en la matière, le pouvoir iranien a abattu sans détours ses cartes concernant sa perception de la crise libanaise. La chaîne iranienne el-Alam (« le monde ») s’en est pris, la semaine dernière, au patriarche maronite libanais, le cardinal Béchara Raï. La raison : au cours d’un important meeting populaire tenu le 27 février dernier dans la grande place du patriarcat maronite, à Bkerké (au nord de Beyrouth), Mgr Raï a prononcé un discours historique très ferme dénonçant les atteintes répétées à l’autorité et la souveraineté de l’Etat libanais, et stigmatisant (dans une allusion à peine voilée au Hezbollah pro-iranien) la présence d’une para-armée illégale qui court-circuite la mission de l’armée libanaise et s’arroge le droit de monopoliser la décision de guerre et de paix en s’impliquant directement dans les divers conflits du Moyen-Orient.
En clair, le patriarche maronite dénonçait la tutelle iranienne imposée au pouvoir libanais par le biais du Hezbollah, réclamant dans ce contexte l’adoption d’un texte constitutionnel consacrant la neutralité du Liban, maintes fois bafouée au cours des dernières décennies. A cette demande visant à désengager le Liban des conflits régionaux et de la politique des axes au M.O., Mgr Raï a associé une autre requête non moins vitale : la tenue d’une conférence internationale sous l’égide de l’Onu afin, notamment, de garantir le statut de neutralité, ainsi que la pérennité et l’indépendance de l’entité libanaise, et de soutenir son système démocratique et son pouvoir central.L’ambassadeur iranien ne répond plus
Neutralité vis-à-vis des conflits de la région, et conférence internationale pour soutenir l’Etat libanais : deux projets qui remettent en cause radicalement toute la stratégie des Gardiens de la Révolution iranienne (les Pasdarans) en ôtant au Hezbollah sa capacité d’imposer son diktat au gouvernement libanais et, surtout, de s’impliquer dans tous les conflits dont sont le théâtre plusieurs pays arabes du fait de la politique expansionniste iranienne dont le Hezbollah est le fer de lance. La position du patriarche est de ce fait perçue comme un réelle menace par l’Iran et le Hezbollah, d’autant qu’elle bénéficie d’un net écho positif auprès d’un large éventail de milieux populaires, d’intellectuels et de forces politiques, toutes communautés religieuses confondues.
C’est cet important soutien national à la position du patriarche qui a provoqué la violence de la réaction iranienne. L’attaque de la chaîne El-Alam et ses accusations de traitrise contre le chef de la plus grande communauté chrétienne du Liban représentent un grave précédent. Cette réaction a été jugée suffisamment effrontée pour que le patriarcat réclame des excuses, tandis que le ministre libanais des Affaires étrangères convoquait l’ambassadeur d’Iran pour demander des explications et condamner l’attitude de la chaîne iranienne.
Mais autre précédent grave qui constitue une atteinte aux coutumes diplomatiques et qui reflète l’ire de Téhéran face à la position de Mgr Raï : l’ambassadeur iranien a rejeté sa convocation par le ministère des Affaires étrangères !
Cette violente réaction de la République islamique constitue une nouvelle preuve, s’il en fallait, de la stratégie expansionniste – la politique d’exportation de la Révolution – mise en place par le pouvoir des mollahs. Elle est surtout en phase avec l’attitude agressive et belliqueuse adoptée à plus d’un niveau par l’Iran depuis le changement d’administration à Washington, le but étant sans doute de faire monter les enchères dans la perspective d’une reprise des négociations avec les Etats-Unis.
Les enaces du Hezbollah
Au plan strictement libanais, les réactions dans les milieux du Hezbollah n’étaient pas moins violentes. Certains dignitaires religieux chiites de la mouvance du Hezbollah se sont empressés de tirer à boulets rouges sur le patriarche, estimant que le projet de neutralité et de conférence internationale est « une traitrise ». Le secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah, a été jusqu’à recourir à la menace et l’intimidation en affirmant que de telles idées avancées par Bkerké sont « une plaisanterie » (sic !) et risquent d’entrainer le pays vers « une nouvelle guerre » !
Pour traduire sur le terrain leur courroux sur ce plan, les partisans du Hezbollah et de son allié, le mouvement chiite Amal, se sont livrés le 27 février au soir, quelques heures après le discours du patriarche, à des manifestations intempestives à bord de mobylettes dans les rues de la banlieue-sud de Beyrouth, place forte du Hezbollah. Ils ont même menacé dans la nuit de faire mouvement vers le palais présidentiel de Baabda, surplombant la banlieue, pour bien marquer leur potentiel de nuisance et leur capacité à semer le désordre. Ces manifestations se sont poursuivies le dimanche 28 février en appui aux armes du Hezbollah.
Mais cette gesticulation sur le terrain ne suffisait pas. Il fallait faire diversion et étouffer dans l’œuf l’initiative du patriarche en transposant le débat du problème de la neutralité et des armes illégales vers les questions socio-économiques en rapport avec la grave crise que traverse le Liban. Moins de 48 heures après le discours du patriarche, un petit coup de pouce était ainsi donné au taux de chance de la livre libanaise par rapport au dollar qui dépassait le seuil de 9500 livres libanaises pour atteindre en début de semaine, les 1er et 2 mars, la barre psychologique de 10 000 LL pour un dollar. Juste ce qu’il faut pour susciter des réactions de colère au niveau de la rue, qui ont d’ailleurs débuté dans les régions contrôlées par le Hezbollah et le mouvement Amal, focalisant ainsi l’attention des médias et des milieux politiques sur la dégradation des conditions de vie des Libanais.
Pour parfaire cette manœuvre de diversion, le quotidien proche du Hezbollah reprenait, deux jours après le meeting du 27 février, ses attaques au vitriol contre le Gouverneur de la Banque centrale libanaise, comme pour amplifier davantage la chute de la monnaie nationale, et donc la colère et les manifestations populaires. Et pour monter de plusieurs crans dans cette contre-attaque visant l’initiative du patriarche, une « fake news » parvenait au correspondant de l’agence Bloomberg à Beyrouth faisant état de prétendues sanctions américaines contre le Gouverneur de la Banque centrale. Information rapidement démentie par l’ambassade US à Beyrouth mais, surtout, par le porte-parole du Département d’Etat à Washington (fait rare pour une information somme toute secondaire pour l’opinion américaine).
Sous le poids de la crise socio-économique qui frappe le Liban depuis près d’un an et demi, les manifestations populaires enclenchées dans les régions du Hezbollah après le meeting du 27 février ont rapidement fait tâche d’huile, s’étendant aux différentes régions du pays pour protester contre l’inflation galopante et la dégradation des conditions de vie. Cette colère se traduit par le blocage des principaux axes routiers du pays. Fait significatif : les contestataires dans les régions nord-est de la capitale (à majorité chrétienne) s’empressent de souligner qu’ils sont descendus dans la rue pour exprimer, entre autres, leur soutien ferme à la position de Mgr Raï. Histoire de recentrer le débat, contre vents et marées, sur l’initiative du patriarche.
Le 10 mars au matin, le blocage des routes se poursuivait dans certaines régions, notamment au Nord. L’enjeu dans l’immédiat serait d’accentuer la pression sur le président de la République et le Premier ministre désigné pour obtenir la formation du nouveau gouvernement qui se fait attendre depuis plus de sept mois. La question qui se pose aujourd’hui dans les chancelleries étrangères et dans les milieux politiques libanais est de savoir si ce nouveau gouvernement en gestation sera mis sur pied, le cas échéant, aux conditions du Hezbollah ou s’il aura comme profil, bien au contraire, un « gouvernement de mission » formé de ministres véritablement indépendants de toutes les formations politiques afin d’appliquer les réformes structurelles nécessaires pour placer, enfin, le pays sur la voie du redressement économique, financier, social et politique