Après plusieurs mois de tensions politiques consécutives aux législatives de février 2013, le régime du président djiboutien Ismaël Omar Guelleh et son opposition regroupée au sein de l’Union pour le salut national (USN) ont signé en décembre 2014 un accord-cadre de sortie de crise. Il prévoit, notamment, la réforme de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), l’adoption d’un statut de l’opposition et d’un code de bonne conduite pour les partis politiques. Les deux parties sont convenues de mettre immédiatement en œuvre certains points de l’accord-cadre puis d’étaler sur le moyen et le long termes l’exécution de plusieurs autres dispositions. Dans un entretien accordé à Mondafrique, le président de l’USN, Ahmed Youssouf, dresse un bilan sévère de l’application de cet accord-cadre et accuse le pouvoir de mauvaise foi. Il rappelle par ailleurs que le président Guelleh s’est porté garant du compromis trouvé entre les deux parties et prévient qu’aucune élection ne sera désormais organisée à Djibouti si le pouvoir ne consent pas à réformer la CENI, conformément aux dispositions de l’accord de décembre 2014.
Mondafrique. Quel bilan faites-vous des négociations entre le pouvoir et l’opposition à Djibouti ?
Ahmed Youssouf : Ces négociations auraient dû aboutir depuis bien longtemps. En ce qui nous concerne, nous avons fait un effort extraordinaire pour accepter l’inacceptable, pour donner une chance à la paix et au compromis. Car, au nom des intérêts supérieurs de notre peuple, nous avons renoncé à la victoire que nous avons remportée haut les mains lors des élections de février 2013. Comme vous le savez, l’Union pour le salut national (USN) que nous avons créée à la veille du scrutin législatif a remporté 52 des 65 sièges de députés à l’Assemblée nationale. Cette victoire a été une vraie surprise pour le pouvoir du président Ismaël Omar Guelleh qui envisageait de nous accorder au mieux dix à douze députés. Notre victoire traduisait le ras-le-bol de la population djiboutienne envers un régime qui n’a pas su répondre à ses attentes. Malgré les moyens disproportionnés déployés, les intimidations, l’achat de conscience, le regroupement de l’opposition a largement devancé le pouvoir. Comme vous le savez, celui-ci a refusé de reconnaître sa défaite et s’est lancé dans une fuite en avant qui a débouché sur une vraie crise post-électorale. Cette fois, le peuple qui est allé aux urnes n’a pas accepté de se laisser voler la victoire ; il est donc massivement descendu dans les rues. En réponse, le pouvoir a choisi de se lancer dans une répression tous azimuts avec à la clé des arrestations massives et même des morts d’hommes. Même nous qui étions un peu fatigués par l’âge, nous n’avons pas fléchi. Soucieux de la sauvegarde de la paix sociale, nous avons alors dit au pouvoir que si tant est qu’il est attaché aux intérêts de la nation, il devait s’asseoir avec nous à la table des négociations. Au début, notre offre de dialogue avait été accueillie par des quolibets et même avec des accusations de terrorisme portées par le pouvoir.
Mondafrique. Comment avez créé le rapport de force qui a imposé l’ouverture des négociations ?
Ahmed Youssouf : La situation sur le terrain leur était devenue absolument intenable. Les manifestations qui se déroulaient chaque jour drainaient de plus en plus de monde. La communauté internationale s’y est alors mêlée, insistant pour que le président Guelleh accepte l’ouverture du dialogue. Ce qu’il a fini par faire à contre cœur. Qu’à cela ne tienne : nous nous sommes retrouvés d’abord pour définir le cadre du dialogue puis arrêter les points des négociations censées sortir Djibouti de la crise post-électorale.
Mondafrique. Quelles ont été les étapes suivantes de ces pourparlers inter-djiboutiens ?
Ahmed Youssouf. L’urgence pour nous était d’identifier les problèmes à résoudre immédiatement et les points qui peuvent faire l’objet de solution à moyen et long termes. Ensuite, il nous a semblé utile de discuter des réformes institutionnelles nécessaires pour un meilleur fonctionnement de la démocratie à Djibouti. L’essentiel était de réussir à sauver le pays ; c’est pour cela que nous consenti le sacrifice de renoncer à notre victoire aux législatives et d’accepter les dix sièges que le pouvoir de Guelleh nous a arbitrairement octroyés. Le deal était que nos députés acceptent de siéger à l’assemblée et que la commission paritaire soit installée.
Dans la semaine qui a suivi l’ouverture des discussions, nos députés ont pris le chemin du parlement puis on a arrêté les questions à résoudre en une semaine pour certaines ; en un mois pour d’autres et à moyen et long termes pour d’autres encore. Force est de constater à présent qu’il y a énormément de retard dans l’exécution du calendrier que nous avons arrêté. Tous ces retards sont imputables au pouvoir qui dit oui à quasiment toutes les revendications mais ne met en œuvre aucune solution. Nous sommes déterminés à obtenir que les prochaines élections soient transparentes, libres et démocratiques. Nous avons donc fini par écrire au président Guelleh pour lui rappeler qu’il avait officiellement déclaré qu’il se portait garant de l’exécution de l’accord-cadre le jour même de sa signature. Et comme les choses n’avancent plus, on s’en remet à son arbitrage. Il n’a pas donné suite rapidement à notre courrier. Il aura donc fallu le 25 juillet, peut-être influencé par le passage du ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian, pour qu’il réponde sous forme d’un courrier adressé à l’USN, aux députés et au parti au pouvoir (l’Union pour la majorité présidentielle, UMP) demandant à toutes les parties de reprendre le dialogue.
Mondafrique. Quelle est l’urgence pour vous aujourd’hui : reprendre le dialogue ou mettre d’abord en œuvre les points qui ont fait l’objet d’accord lors des précédentes négociations ?
Ahmed Youssouf : Notre position est claire: nous voulons d’abord obtenir l’application totale des points d’accord des premières discussions. C’est un minimum. Nous avons consenti beaucoup de sacrifices pour sauvegarder l’avenir. Mais le pouvoir du président Guelleh feint de ne l’avoir pas compris. Il veut toujours en rester là.
Mondafrique. L’échange des lettres entre le président et l’opposition a-t-il finalement fait bouger les choses ?
Ahmed Youssouf : On est toujours méfiant avec un régime qui a pris tellement d’engagements sans en n’honorer aucun ! Mais comme nous tenons par-dessus tout à maintenir la paix sociale et ne rien ajouter au sort tragique de la population, nous restons ouverts à la recherche d’un compromis. Nous en sommes d’autant plus attachés qu’on sait quand commence la confrontation mais on ne sait pas où elle s’arrête. L’amour de Djibouti et la sagesse sont des éléments de notre camp.
Mondafrique. A trop tergiverser, les dirigeants de l’USN ne craignent-ils pas d’être débordés par leur base qui va finir par se lasser de son attitude conciliante ?
Ahmed Youssouf: Il y en a bien sûr parmi nos militants qui peuvent qui peuvent nourrir de l’incompréhension pour nos concessions sans limite. Mais ni moi ni les autres dirigeants de l’USN ne sommes pour la manière forte. Une stratégie dont nous ne connaissons pas du reste l’issue. On essaye de sensibiliser la communauté internationale sur l’impasse politique que connaît notre pays et sur les risques gravissimes que cette situation lui fait courir. L’avenir appartient certes à Dieu, mais on peut espérer que la raison finisse par l’emporter. Les manifestations populaires ont été suspendues pour donner une chance au dialogue ; le pouvoir doit le comprendre. En tout cas, nous tenons à dire clairement au régime de Djibouti : il n’y aura pas d’élection en 2016 dans le pays sans une commission électorale nationale indépendante (CENI) crédible.