Un rapport sur « le pain de la colère » au Maghreb (volet 1)

Alors que l’ère des grandes famines semblait révolue au Maghreb, la crise ukrainienne rappelle combien la région est exposée aux menaces de pénuries alimentaires. La raréfaction du blé a provoqué une forte inflation et détérioré le climat social. Les populations sont partagées entre résilience, accablement et colère.  

Pierre Boussel, éditorialiste et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) dont les travaux portent sur les groupes armés dans le monde arabe et l’islam radical a publié un rapport fort instructif sur « Le pain de la colère : inflations et pénuries au Maghreb »

Voici les principaux extraits de ce travail précis et rigoureux, au ras des étals des marchés maghrébins, qui donne la mesure de la crise actuelle.

                                                            La rédaction de Mondafrique 

UN PEU D’HISTOIRE.

C’est un devoir de mémoire dont l’Afrique du Nord aurait volontiers fait l’économie  : se souvenir des heures sombres de la disette. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une famine frappe le Sersou algérien sans que la puissance coloniale française ne puisse y remédier1 . Le Second conflit mondial s’ouvre alors que le Maroc se remet d’une grande sécheresse qui affecte ses approvisionnements en galettes de pain. Deux tragédies annonciatrices de l’actuelle typologie de crise, à savoir la conjonction d’une déflagration géopolitique – ici, l’Ukraine – avec des aléas climatiques qui dérèglent les circuits d’alimentation

Le Maghreb pensait avoir tourné ces pages douloureuses de son histoire : être l’exception d’un Continent africain, ô combien frappé par la malnutrition. Quand le conflit ukrainien éclate en février  2022, la sidération relègue les questions alimentaires au second plan. La première des préoccupations est cet embrasement Est / Ouest qui réveille le spectre de la Guerre froide. Plusieurs semaines sont nécessaires aux filières céréalières pour évaluer l’impact du conflit sur les stocks de blé disponibles, les livraisons contractées avant l’entame des affrontements et les commandes suspendues à la désorganisation du trafic maritime.

Dès le début, les États maghrébins temporisent pour prévenir les phénomènes de peur collective. Il s’agit d’anticiper les ruées sur des produits de première nécessité ou pire, le stockage individuel de céréales, d’huile ou de lait qui crée des pénuries par la surtension de la demande. Les discours gouvernementaux sont d’autant plus mesurés que nombre de dirigeants ont déjà vécu des émeutes du pain. Ils en connaissent la fulgurance et les débordements

La répression des émeutes des 20 et 21 juin 1981, à Casablanca, organisée par le redoutable ministre de l’Intérieur de Hassan II, Driss Basri, auraient fait entre 600 et 1000 morts, d’après certains syndicats et l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP). Plus de 5000 personnes avaient été arrêtées.

En 1981, une révolte est fatale à cent quatorze manifestants marocains3 que le ministre de l’Intérieur de l’époque, Driss Basri, a nommé les chouhada koumira (martyrs de la baguette)

Le régime du Combattant suprème, Habib Bourguiba, a vacillé avec les émeutes du pain impulsées par un gouvernement à coloration libérale.

 

La Tunisie compte soixante-dix morts après une hausse du prix du blé à la même période5. Le président Habib Bourguiba devra proclamer l’état d’urgence et décréter un couvre-feu pour ramener le calme

INFLATION ET PENURIES

L’affaire ukrainienne alarme les régimes en place car elle se greffe à une autre crise, antérieure celle-ci, et également liée à l’alimentation. 2021 est l’année de tous les records inflationnistes. Le monde arabe qui importe la moitié de sa nourriture6 connaît des hausses de prix d’une rare intensité, certaines jusqu’à + 351 %7. Le panier de la ménagère devenant inaccessible aux plus nécessiteux, le pain retrouve son statut peu enviable d’aliment vital aux indigents.

Au printemps, quand il se confirme que le conflit européen n’est pas l’offensive d’un jour mais un affrontement au long cours, l’inflation augmente. Malgré les subventions gouvernementales sur les produits de première nécessité, les boulangers algériens sont contraints de vendre la baguette jusqu’à 15 dinars (0.11 cts €), alors que le plafond est fixé à 9 dinars depuis vingt-cinq ans.

Au Maroc, pourtant peu dépendant des approvisionnements russo-ukrainiens, la facture d’importation des céréales et d’huile augmente de moitié10. La galette de pain, le fameux « deux cents grammes de farine cuite » est maintenu à 1,2 dirham (12 cts €) au prix d’immenses sacrifices budgétaires. Rabat n’a pas le choix.  Au-delà, la paix sociale n’est plus garantie. En 2004, une longue partie de bras de fer a opposé le gouvernement à la fédération des boulangers. L’État a finalement préféré baisser ses droits de douane sur l’import de céréales plutôt que toucher à ce prix référentiel de 1,2 dirham .

Rapidement, il s’avère que la menace de pénurie est un trompe-l’œil. Les États maintiennent tant bien que mal leurs approvisionnements par une diversification de leurs sources d’approvisionnements ; si besoin en recourant à des échanges de marchandises inattendus, allant jusqu’à faire du troc. Le Caire engage des pourparlers avec l’Inde pour échanger cinq cent mille tonnes de blé contre des produits d’exportations12. Certains pays s’en sortent, d’autres pas.

La Libye, terre d’antagonisme entre Tripoli et Tobrouk, voit bondir le prix quintal de blé de 230  % au grand dam du syndicat des boulangers qui est reçu par le centre de contrôle alimentaire du gouvernement de l’Accord national (GNA-Tripoli) Une rencontre pour rien car les caisses de l’État sont vides.

De solutions réalistes et applicables pour faire baisser les prix, il n’existe point. Les consommateurs libyens sont abandonnés à eux-mêmes.  Les pays de coopération du Golfe sont les plus dépendants : 90  % de leur alimentation est importée.

La facture des importations marocaines blé + huiles a atteint 15,8 milliards de dirhams en mai 2022 contre 10,7 à la même période de l’année précédente. Rabat importe principalement ses céréales d’Amérique Latine. L’Ukraine et la Russie représentent 15 % de l’import.   Que l’épicentre du dossier soit l’Ukraine et que l’ampleur de la crise soit mondiale14 aident à contenir les pulsions de colères constatées dans les zones rurales et les quartiers périurbains impactés par la flambée inflationniste. Les populations comprennent l’embarras de leurs gouvernements qui tentent – et bien souvent réussissent à éviter les ruptures d’approvisionnements. Les pénuries existent, c’est incontestable, mais elles sont ponctuelles. Le sucre en Tunisie. Les pommes de terre en Algérie. L’huile de tournesol au Maroc. Le carburant en Libye. Le lait pharmacologique en Égypte. À l’évidence, pareils manquements dans un contexte strictement maghrébo-maghrébin eurent été accueillies avec moins de résilience.

La question se pose aujourd’hui encore dans la région : « À quoi bon se révolter et contre qui ? Si tout se joue entre Moscou et Kiev… »

Durant l’été, lorsque se produit la seconde poussée inflationniste, le prix des matériaux de construction s’envole, secteur sensible car pourvoyeurs d’emplois (mécanique, électricité, menuiserie). Le mécontentement devient alors perceptible, plus débridé. Les populations parlent, protestent, s’agacent, mais là encore, sans dérapage contestataire, juste avec un immense sentiment d’impuissance face à des hausses tarifaires que plus personne n’explique.

Par exemple sur des produits de valeur annexe. Le kilo d’abricots séchés atteindra ainsi 15 euros au Maroc, somme équivalente à la paie journalière d’un ouvrier du secteur informel.

Des signaux inattendus de dégradations apparaissent. Les boulangeries libyennes bruissent de rumeurs quant à l’usage de bromate de potassium dans la confection du pain, substance interdite depuis 2005 qui permet d’accroître le volume des baguettes à la cuisson15. Après avoir rejeté ces accusations, les autorités sanitaires se résignent à admettre les faits. Des dizaines de boulangers sont sommés de fermer boutique jusqu’à ce qu’ils renouent avec une planification conforme aux normes de santé publique16. La Tunisie connaît des affaires similaires avec un trafic de farine dite « fortifiée17 ». Là encore, des accélérateurs de fermentation gonflent artificiellement la grosseur du pain.

À la différence de Beyrouth, personne n’entre dans une banque tunisienne avec un pistolet pour retirer des fonds personnels.

 

LA RÉVOLTE, OUI, MAIS CONTRE QUI?

Face à la dégradation qualitative et l’« exubérance irrationnelle18 » de l’inflation, la résilience du Maghreb interroge. Les incidents sont rares, circonscrits à quelques abcès de colères au hasard d’une exaspération générale  : des grèves de camionneurs et de chauffeurs de taxi19, des réunions syndicales et de corporations professionnelles. Lorsqu’une fumée noire de pneus s’élève dans le ciel de Tripoli, les manifestants protestent autant contre l’inflation que lcontre es coupures d’eau et d’électricité, l’insécurité, l’absence d’accord politique entre les Premiers ministres Abdel Hamid Dbeibah (élu) et Fathi Bachagha (désigné)20.

Finalement, le prix du blé est un catalyseur de colères profondes qui ne franchissent pas le seuil de la violence. Ce phénomène de « colère retenue21 » s’explique par le discernement de la rue maghrébine qui relativise – à raison – sa situation, par exemple avec le Liban où la monnaie ne cesse de se dévaluer et les queues de s’allonger devant les stations à essence. 

Ajoutons les désillusions contestataires des dernières décades. La guerre civile a saigné l’Algérie sans obtenir le moindre changement. Ni la violence paroxysmique ni les marches pacifiques du Hirak n’ont infléchi le régime. La révolte tunisienne inspiratrice des Printemps arabes s’est achevée par le vote d’un projet de Constitution autoritaire que Ben Ali n’aurait pas désavoué. Pour sa part, le drame libyen a abouti à une militarisation du pays et l’entrée en lice des grandes puissances dans un conflit qui paupérise la population.

D’où cette question lancinante: la révolte, oui, mais contre qui ?

Dans le deuxième volet du compte rendu de ce travail remarquable, nous reviendrons sur les propositions parcellaires et improvisées des gouvernements en place

 

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)

6 Commentaires

  1. Il semblerait que le Sénégal gouvernement et population soient sens dessus dessous depuis quelques semaines, pouvez vous m’en dire plus ? Merci

  2. Le fautif n’aura aucun mal à payer sa tournée, vu que l’équipe de Mondafrique est à taille humaine, à savoir votre personne !

  3. 1000 excuses, la photo a été prise en Egypte Le fautif sera condamné à offrir une tournée à l’équipe de Mondafrique et à retrouver un cliché plus adapté

  4. C’est une photo d’Egypte rien à voir avec le Maghreb. C’est du pire fantasme. Dans les pays du Maghreb une bonne politique de sensibilisation permettrait de réduire de moitié la consommation de blé. Rien qu’en Algérie, des milliards de baguettes finissent dans la poubelle chaque année. Au lieu de faire écho à des rapports bidonnés, dont le but inavoué est de mettre la pression à ces pays, mieux vaut se pencher sur les maux de l’occident : pénurie énergie, endettement endémique, écroulement des services publiques, …
    Bientôt les impôts des français ne suffiront même pas à rembourser les intérêts de la dette !

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