La prorogation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité est d’une importance vitale pour les victimes d’abus
L’Instance Vérité et Dignité dont s’est dotée la Tunisie devrait être autorisée à remplir pleinement son mandat, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Cette Instance a été créée pour établir la vérité au sujet des violations des droits humains commises par de précédents gouvernements tunisiens coutumiers des abus et pour aider les victimes à obtenir justice et réparation.
Le parlement tunisien doit en principe voter, le 24 mars 2018, sur la décision de l’Instance de se doter d’une année supplémentaire pour terminer son travail.
Depuis la chute du président Zine al-Abidine Ben Ali en 2011, la Tunisie a accompli peu de progrès, en dehors des travaux de cette Instance, vers la justice pour les abus commis par les gouvernements depuis l’indépendance. Un vote par un « non » constituerait un sabotage du fragile processus de justice transitionnelle et un piétinement des droits des victimes à la vérité, à la justice et à des réparations.
« Les autorités tunisiennes ont d’ores et déjà entravé les efforts de l’Instance Vérité et Dignité, en refusant de coopérer pleinement avec elle et en adoptant une loi controversée sur la réconciliation dans le domaine administratif », a déclaré Amna Guellali, directrice du bureau de Tunis de Human Rights Watch. « En réalité, en votant ‘non’ à la prolongation du travail de l’Instance, le parlement dirait ‘oui’ à l’impunité. »
L’Instance, connue par son acronyme IVD, a été créée le 9 juin 2014. Selon la loi de 2013 qui prévoyait sa création, elle avait quatre ans pour achever son travail mais pouvait obtenir une année supplémentaire par une décision motivée qui devait être transmise au parlement au moins trois mois avant la fin de son mandat. L’Instance a décidé le 27 février de prolonger son mandat d’une année.
Elle a affirmé que sa prorogation était nécessaire en raison des nombreux obstacles rencontrés, notamment du manque de coopération du gouvernement, et des difficultés qu’elle a eues à accéder aux archives gouvernementales et à celles des tribunaux militaires.
L’Instance a pour mandat d’enquêter sur toutes les violations des droits humains commises depuis 1955, peu avant l’octroi à la Tunisie de son indépendance par la France, à 2013. Elle a reçu plus de 62 000 plaintes et a tenu des auditions confidentielles concernant plus de 50 000 de ces cas. Elle a également pour mandat de publier un rapport final contenant des recommandations.
Ses premières audiences, les 17 et 18 novembre 2016, ont été diffusées en direct par la télévision et la radio nationales. Depuis lors, l’Instance a tenu une dizaine de nouvelles auditions, concernant diverses violations des droits humains commises lors des présidences de Habib Bourguiba de 1956 à 1987 et de Ben Ali, de 1987 à 2011, telles que des actes de torture, des abus contre les droits syndicaux, des violences sexuelles sur des femmes emprisonnées pour des motifs politiques, et des violations de droits économiques.
La prolongation du mandat de cette Instance est particulièrement nécessaire compte tenu de l’importance de son rôle dans la transmission des dossiers concernant des violations flagrantes des droits humains à des tribunaux spécialisés, lesquels ont été créés par la loi sur la justice transitionnelle et mis en place par des actes réglementaires ultérieurs, mais n’ont pas encore commencé à examiner ces affaires. Les chambres spécialisées sont chargées de statuer sur des affaires concernant de graves violations des droits humains, telles que des « meurtres, viols et autres formes de violence sexuelle, actes de torture, disparitions forcées et applications de la peine de mort sans garanties d’un procès équitable. »
La loi de 2013 octroie un rôle prééminent à l’Instance pour déterminer quelles affaires sont transmises aux chambres spécialisées. Le 2 mars, l’Instance a transmis une première affaire, qu’elle a décrite comme concernant des disparitions forcées impliquant 14 suspects, à la chambre spécialisée du Tribunal de première instance de Gabès, une ville du sud du pays.
Au cours des sept années écoulées depuis le renversement de Ben Ali, les autorités tunisiennes n’ont pas enquêté sur ou fait rendre des comptes à quiconque pour la grande majorité des affaires de torture, pas même pour les cas les plus notoires ayant résulté en un décès en garde à vue. Les procès organisés devant les tribunaux militaires pour des meurtres commis lors du soulèvement populaire en Tunisie en 2011 ont été entachés de nombreuses lacunes et n’ont pas permis de rendre justice aux victimes. Les chambres spécialisées représentent un nouvel espoir de justice pour les victimes.
Le processus de justice transitionnelle a subi un grave revers avec l’approbation par le parlement, le 13 septembre 2017, d’une loi « sur la réconciliation dans le domaine administratif », qui offre une impunité totale aux fonctionnaires impliqués dans des cas de corruption et de détournement de fonds publics s’ils n’en ont pas bénéficié personnellement. Cette loi met fin à toute poursuite ou procès en cours pour cette catégorie de personnes et exclut tout nouveau procès à l’avenir. La loi sape le travail de l’Instance Vérité et Dignité, dont le mandat inclut notamment d’enquêter sur certains crimes économiques et de les situer dans le contexte général de corruption systématique qui a caractérisé l’époque Ben Ali, a affirmé Human Rights Watch.
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