A trois mois à peine du premier tour de l’élection présidentielle, la campagne est portée par les deux principaux candidats, majorité et opposition dont on ne sait toujours pas avec certitude s’ils sont éligibles.
Un entretien avec Elisabeth Shérif, chercheuse nigérienne spécialiste des questions électorales.
Faute de consensus de la classe politique sur les règles du jeu, on assiste à une campagne polarisée et conflictuelle qui hypothèque les résultats des scrutins à venir, pourtant décisifs.
Diplômée de l’école doctorale de sciences politiques de Bordeaux (France) et du département de sciences politiques de l’Université d’Ibadan (Nigeria), Elisabeth Shérif est l’auteur de l’ouvrage Elections et Participation politique au Niger, le cas de Maradi.
Depuis plusieurs semaines déjà, la « caravane de proximité » de Bazoum Mohamed, successeur désigné du Président et investi par le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS-Tarayya), parcourt le pays tandis que Hama Amadou, le chef de file de l’opposition, qui concourt au nom du MODEN-FA Lumana, s’est imposé plus tardivement dans les media à travers des propos offensifs. Le corps électoral est convoqué le 13 décembre pour les élections locales – municipales et régionales – et le 27 décembre pour les législatives couplées au premier tour des présidentielles.
Mondafrique : Comment décrivez-vous le climat et le contexte de ces élections?
E.S. : Le Niger s’apprête à aller aux élections dans un climat de rupture du dialogue politique, qui n’a pas permis l’élaboration de règles consensuelles. Jusqu’à présent, à moins de trois mois du scrutin présidentiel, il n’y a toujours pas de consensus sur les règles du jeu. L’opposition persiste dans son retrait du processus électoral ; elle n’a toujours pas reconnu le code électoral ; elle récuse la CENI -qui a été officiellement installée en 2017 et au sein de laquelle ses membres n’ont jamais siégé – ainsi que la Cour Constitutionnelle. Les conditions pour l’organisation d’élections apaisées et dont les résultats seraient acceptés par toutes les parties prenantes ne sont pas tout à fait réunies.
Mondafrique : L’hypothèque sur la validation de la candidature de Hama Amadou est une situation inédite. Que vous inspire-t-elle ?
E.S. : Beaucoup d’incertitudes persistent sur l’éligibilité du chef de file de l’opposition, sa candidature pouvant être invalidée, selon certains acteurs et observateurs de la scène politique, du fait de sa condamnation à un an de prison ferme. En effet, l’article 8 du code électoral prive toutes les personnes condamnées à un an d’emprisonnement ferme de leurs droits civiques et ce, de façon définitive.
Il est important de souligner que son parti, le MODEN-FA, classé 3e à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle de 2011, a acquis par la suite le statut de deuxième force politique du pays, selon les chiffres avancés à l’issue du premier tour de l’élection de 2016, qui s’était déroulée alors que le candidat du parti était en prison. Sa percée, en dépit de cette situation, témoigne de la trajectoire ascendante du parti mais aussi de l’attachement de ses militants à leur leader, qu’ils ont investi le 19 septembre dernier comme candidat du parti malgré l’article 8.
Alors, comment ces militants du MODEN-FA réagiraient-ils à cette disqualification éventuelle de leur leader ? La question ne concerne pas tant Hama Amadou que ses militants déterminés et ces millions d’électeurs qui veulent le voir candidat. En outre, les principaux fiefs, les plus influents et les plus actifs du MODEN-FA, se trouvent dans la capitale : la disqualification de leur candidat pourrait donc provoquer des tensions chroniques préjudiciables au bon fonctionnement des institutions.
Mondafrique : Cette tension peut-elle encore être apaisée ? Et comment ?
E.S. : Le plus important, ce n’est peut-être pas d’organiser des élections mais de se préoccuper de la légitimité du personnel politique qui en sera issu et du climat politique qui en découlera. Il est encore temps pour la classe politique de renouer le dialogue, de restaurer la confiance et d’envisager les révisions de toutes les dispositions litigieuses du code électoral, y compris l’article 8, qui ne doit pas être érigé en tabou.
Les partisans du maintien de cet article avancent qu’il n’a pas fait l’objet de modification depuis l’amorce du processus démocratique, au début des années 90. Mais ils oublient de mentionner que cet article 8 est une version modifiée de l’article 5 du code électoral de la 2e République, qui fixait la durée de l’emprisonnement entraînant la privation des droits civiques à trois mois. Puis on est passé à un an dans les codes régissant les élections de 1992 à ce jour. Et lors des assises collégiales qui se sont tenues à l’issue des élections de 2016, avec l’appui et la participation de certains partenaires extérieurs, dans le but d’améliorer les performances du processus électoral nigérien, la durée de trois ans avait été mentionnée dans le document de synthèse des travaux.
On a, par conséquent, encore la possibilité de chercher des solutions pour permettre la participation de toutes les forces politiques du pays aux élections à venir. L’article 8 peut être modifié concernant la durée de l’emprisonnement mais aussi pour le mettre en conformité avec le code pénal nigérien, qui émet non seulement l’idée d’une privation temporaire des droits civiques, mais aussi exige que la condamnation soit toujours prononcée dans l’énoncé de la sentence.
Si l’on n’arrive pas à trouver un consensus au sein de la classe politique, on risque d’inscrire cette tension dans une perspective durable, avec des risques non négligeables d’exacerbation.
Mondafrique : De même, la campagne de Mohamed Bazoum est polluée par la question de la nationalité nigérienne d’origine, requise par l’article 47 du code électoral et soulevée par ses adversaires.
E.S. : On est toujours sur la question des règles du jeu. Il y a peut-être un choix à faire, aussi bien au niveau des acteurs politiques que de la population d’une manière générale. Est-ce qu’on doit aller aux élections avec des règles non consensuelles, prendre le risque d’organiser des élections dont les résultats ne seraient pas acceptés ou bien prendre le temps de discuter de toutes les dispositions litigieuses, y compris l’article 47? Là encore, on pourrait mettre à contribution les expériences positives observées ailleurs, notamment la notion d’inéligibilité temporaire qui s’applique aux citoyens d’origine étrangère dans d’autres contextes.
Il est surtout indispensable, aussi bien pour l’alinéa 3 de l’article 47 que pour l’article 8, de se détacher d’une perception conjoncturelle des choses et de privilégier une vision sur le long terme, permettant de considérer l’indispensable réforme collégiale du code électoral comme un moyen d’améliorer la qualité du processus électoral et non comme une tentative de sauvetage de certaines candidatures.
Mondafrique : N’est-il pas trop tard ?
E.S. : Il n’est jamais trop tard pour bien faire. D’autant plus qu’il ne s’agirait pas d’une réforme unilatéralement initiée par une partie de la classe politique pour sécuriser ses intérêts, mais d’une entreprise collective, favorable au retour à un cadre collégial d’élaboration des normes électorales, en vue de renforcer l’ouverture et la légitimité du processus dans son intégralité.
L’enjeu de la capacité des élections prévues à ramener la sérénité au sein de la classe politique et un climat apaisé dans le pays mérite d’être sérieusement examiné et pris en compte, par tous les acteurs impliqués dans le processus ainsi que les partenaires extérieurs du pays. Le Niger a, comme vous le savez, déjà connu trois interruptions du processus démocratique, notamment en 1996, 1999 et 2010, à cause de crises politiques auxquelles on n’a pas su apporter de solutions politiques et constitutionnelles.
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Mondafrique : Quelles sont les causes et les conséquences de la polarisation extrême du jeu politique nigérien?
E.S. : La polarisation extrême du paysage politique nigérien n’est pas étrangère à l’exigence de la majorité absolue pour le sacre aux élections présidentielles. Cette exigence oblige les partis politiques à contracter des alliances en vue de gagner les élections. Et d’une certaine manière, les élections au Niger se sont toujours jouées entre les trois principales forces politiques du pays, les deux premières arrivées en tête se retrouvant face à face au second tour, avec l’arbitrage de la troisième force qui acquiert ainsi le statut de faiseur du roi.
En 2013, au beau milieu du premier mandat du Président Mahamadou Issoufou, une rupture est intervenue entre le faiseur du roi, qui était le MODEN-FA, et le reste des partis de la majorité présidentielle. Ayant perdu son allié principal, le parti au pouvoir s’est retrouvé confronté à la question de la force d’appoint à l’approche des élections de 2016. Certains stratèges ont donc encouragé des scissions au sein des partis politiques dans le but de pouvoir constituer la troisième force qui permettrait au Président sortant de remporter les élections de 2016. Cela a beaucoup contribué à exacerber les frictions au sein des partis politiques et entre les partis politiques de l’opposition et de la majorité.
Mondafrique : Quelles prédictions pouvez-vous faire sur les résultats des scrutins à venir ?
E.S. : Le problème, c’est que les derniers résultats fiables remontent à 2011 et, depuis lors, beaucoup de choses se sont passées. Les élections locales seront un véritable baromètre pour mesurer à la fois le niveau de préparation de la CENI, mais aussi le degré de fiabilité et la transparence des résultats, ce qui permettra d’analyser l’évolution des forces politiques. A condition que les élections locales soient libres et transparentes et que les résultats soient connus à temps, c’est-à-dire avant l’organisation du premier tour de l’élection présidentielle.
Mondafrique : Dans un pays où la moitié de la population a moins de 15 ans, l’électorat se renouvelle énormément. Que dites-vous sur l’enjeu de la participation des femmes et des jeunes ?
E.S. : Les femmes et les jeunes constituent la majorité de la population nigérienne et ils pèsent d’un poids démographique important dans le fichier électoral de 2020-2021. Et cela, beaucoup de partis politiques l’ont compris. On voit qu’ils essayent d’associer davantage les jeunes et les femmes dans la mobilisation. Cela pourrait aider à réduire le taux d’abstention qui caractérise le processus électoral du Niger, dans la mesure où les femmes et les jeunes font partie des couches de la société qui s’abstiennent le plus. Sur les 19 scrutins dont les résultats avaient été acceptés par tous les partis ayant pris part à la compétition, trois seulement -les référendums de 1992 et 2010 et le premier tour de la présidentielle de 2011- ont connu un taux de participation supérieur à 50%. En outre, une participation massive des femmes et des jeunes, aussi bien dans le processus de mobilisation que dans les opérations électorales, pourrait leur permettre de faire entendre leur voix mais aussi d’être mieux représentés dans les structures décisionnelles du pays. C’est l’un des enjeux des scrutins en préparation.
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