Le 26 juillet 2023, c’est un coup d’Etat sans coup de feu qui fait tomber le Président Mohamed Bazoum, chose inédite dans le monde et même au Niger. Celui qui s’empare du Président est l’homme chargé de sa sécurité, le général Abdourahamane Tiani, qui commande la Garde Présidentielle. En ce matin de saison des pluies, nul ne peut encore imaginer les conséquences considérables à venir pour le Niger et pour l’ensemble de la région du Sahel. En cinq épisodes, Mondafrique vous raconte comment une révolution de Palais a redessiné les rapports de force au Sahel.
Ce deuxième volet est consacré à la crise majeure qui a pulvérisé la relation franco-nigérienne en quelques semaines.
Le 27 juillet, le ralliement de l’Etat-major nigérien à la junte est officiel. Dans un communiqué, le chef d’Etat-major, le général Abdou Sidikou Issa, informe les citoyens nigériens que cette décision du commandement militaire est motivée «par le souci de préserver l’intégrité physique du Président de la République et de sa famille, d’éviter une confrontation meurtrière entre les différences forces et de préserver la cohésion au sein des forces de défense et de sécurité.»
Le même communiqué prévient que «toute intervention militaire extérieure, de quelque provenance que ce soit, risquerait d’avoir des conséquences désastreuses et incontrôlables pour nos populations et (de produire) le chaos pour notre pays.»
Une foule en liesse sous une pluie battante
Au lendemain du coup d’Etat, si la France n’est pas nommée, c’est bien elle qui fait l’objet de cet avertissement. Tandis que la population de la capitale, en liesse, sort exprimer son soutien à l’armée sous une pluie battante, les nouveaux maîtres du pays ont entre les mains les lettres autorisant les frappes françaises sur le palais. Le projet d’intervention avorté de la veille est connu d’eux. Et les principaux acteurs interpellés.
Emmanuel Macron et son entourage ont-ils correctement analysé la situation? Ils croient encore pouvoir tirer avantage d’une brèche au sein des forces armées. La ministre française des Affaires étrangères, Catherine Colonna, et plusieurs dignitaires du régime renversé vont répéter pendant des jours que le coup n’est pas «définitif».
Une communication agressive s’organise à partir de la capitale française et tourne en continu sur les téléphones et les télévisions des Nigériens. Pour ces derniers, il est clair que Paris est l’allié principal du Président déchu, après avoir été le soutien indéfectible de son prédécesseur Mahamadou Issoufou, longtemps présenté comme un exemple de démocratie et d’habileté politique.
Sanctionner et châtier
Par la voix d’Emmanuel Macron, la France appelle à la libération de Mohamed Bazoum, à sa réinstallation au pouvoir et à la reddition des putschistes. Pour cela, elle s’appuie sur les institutions régionales ouest-africaines, largement financées par l’Occident, où elle compte des alliés sûrs. C’est ainsi qu’un nouvel axe de pression sur le Conseil national pour la Sauvegarde de la Patrie se dessine. Le 28 juillet, le Président français dit s’être entretenu avec ses homologues du Nigéria et du Bénin et affirme soutenir la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dans de futures « sanctions à l’égard des putschistes».
Le lendemain, la France suspend sa coopération, y compris militaire, avec effet immédiat. Les opérations antiterroristes françaises confiées aux 1500 soldats déployés à Niamey et dans plusieurs positions à l’Ouest et au Nord du Niger sont arrêtées. Le même jour, dans la soirée, les autorités militaires dénoncent par avance la réunion de la CEDEAO prévue le lendemain et affirment, dans un communiqué, qu’elle a pour objectif « la validation d’un plan d’agression contre le Niger », à travers une « intervention militaire imminente à Niamey en collaboration avec les pays africains non membres de l’organisation et certains pays occidentaux ». La France n’est toujours pas citée mais bien visée.
Le dimanche 30 vers 08h00, chauffés à blanc, les habitants de Niamey sortent en masse pour interpeller la CEDEAO, réaffirmer leur rejet du régime déchu, des immixtions françaises et surtout, d’une intervention militaire extérieure. Le climat est extrêmement tendu. On voit arriver, au pas de course, des Nigériens des quartiers périphériques décidés à faire entendre leur colère. La foule est telle que le meeting prévu est annulé. Dans la confusion, un homme appelle à marcher sur l’ambassade de France.
L’attaque surprise de l’ambassade de France
Dans son audition devant la Commission de la Défense nationale et des forces armées, le 29 novembre suivant, Sylvain Itté affirme que les événements étaient prémédités et avaient pour but de verser le sang. «Le dispositif était celui de l’assaut de l’ambassade des USA à Téhéran en 1979 et la volonté était la même. (…) Nous sommes passés à deux doigts d’une catastrophe puisque nous avions tiré toutes nos munitions non létales et que je venais de donner au chef de la sécurité l’autorisation de tirer. Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que signifie de donner cette autorisation parce que la vie de 70 à 80 personnes dans l’ambassade était menacée.» Toujours pour Sylvain Itté, si les émeutiers sont finalement dispersés par le général Modi, comme en attestent les vidéos amateur tournées ce jour-là, c’est encore le fruit d’un complot, contraire au précédent. On s’y perd !
« À ce moment, j’ai appelé l’ancien Président Issoufou, dont il était évident pour moi qu’il était dans le coup, pour lui dire d’agir sur les militaires pour arrêter le mouvement des 6 000 personnes qui nous attaquaient. Alors que je venais de raccrocher, le Président de la République m’a téléphoné pour me demander ce qu’il pouvait faire. Qu’il appelle à son tour Issoufou me semblait la clé de tout. (…) dix minutes plus tard, le général Modi, numéro 2 de la junte, était devant l’ambassade pour calmer les troupes, et dans les dix minutes suivantes tout le monde était parti.»
La France bunkérisée
Côté nigérien, au contraire, on explique que l’ancien chef d’Etat-major de l’armée nigérienne est intervenu de son propre chef pour éviter une riposte française qui aurait pu être prétexte à une escalade. Comme le raconte Sylvain Itté, il était moins une. La tension venait de monter d’un cran après des tirs de sommation contre les émeutiers ayant fait plusieurs blessés.
Il s’agissait d’un débordement et non d’un complot. Mais Sylvain Itté et Emmanuel Macron se vivent déjà assiégés, quasiment en guerre.
«L’évacuation des ressortissants français a été décidée le soir même», poursuit l’ambassadeur lors de la même audition parlementaire. Cette mesure très rare nourrira la crainte de l’imminence d’une intervention militaire française. Car sinon, pourquoi évacuer les Français en urgence ? Du 2 au 4 août, quatre avions militaires viennent chercher 577 Français et presque autant d’étrangers. Dix mois plus tard, en juin 2024, le représentant élu des Français du Niger, Stéphane Julien, étrille, dans une lettre, «l’orgueil et la folie déplacés» du Président français et de son ambassadeur», affirmant que «les Français du Niger n’étaient pas en danger, loin de là».
Ce même 30 juillet, dans la soirée, le communiqué final du sommet des chefs d’Etat de la CEDEAO confirme les craintes de Niamey. L’organisation reprend les éléments de langage français, fixe un ultimatum d’une semaine aux putschistes pour restaurer Mohamed Bazoum dans ses fonctions et annonce qu’elle recourra à «toutes les mesures nécessaires, y compris l’usage de la force». Elle ordonne immédiatement une batterie de mesures radicales plaçant le pays sous blocus.
Deux mois de surenchère dans la tension
Dès lors, la tension entre Paris et Niamey ne retombera pas. Au contraire, le Président français remet deux sous dans la machine. La France refuse de reconnaître les nouvelles autorités, qu’elle qualifie d’illégitimes. Continue d’échanger avec l’ambassadrice du Niger désavouée par Niamey. Offre une base arrière aux personnalités du gouvernement déchu, leur accorde hospitalité et soutien. Prive de visa d’études les nouveaux bacheliers du lycée français et retient leurs passeports pendant plusieurs semaines. Ferme le lycée français et le Centre culturel franco-nigérien, faisant la sourde oreille aux demandes du ministre de la Culture de rouvrir la bibliothèque. Bloque les visas des artistes.
Le Niger riposte à chaque fois, piqué au vif, au nom du principe de réciprocité. Le 3 août, France 24 et RFI sont suspendus et les 4 accords militaires passés avec la France dénoncés. Même si Paris le conteste, la coopération militaire suspendue côté français quelques jours plus tôt devient, dès lors, totalement illégitime. Les autorités nigériennes ne veulent plus d’une armée étrangère hostile sur leur sol.
Dans la nuit du 6 au 7 août, à l’expiration de l’ultimatum de la CEDEAO, toute la ville est dans la rue, se constituant en bouclier humain contre une éventuelle action militaire française. Les habitants de Niamey se promènent, mangent, boivent. L’ambiance est électrique et joyeuse. «Un dernier verre avant la guerre», s’exclame une habitante jointe par téléphone.
Le 7 août, Ali Lamine Zeine est nommé Premier ministre. Il cherche à vider l’abcès, sans comprendre qu’il perd son temps et sollicite Sylvain Itte pour un entretien officiel. Mais le diplomate boude le rendez-vous.
Partira, partira pas?
Tout à fait logiquement, en application de la Convention de Vienne qui règle la diplomatie internationale, il est, dès lors, déclaré persona non grata, avec obligation de quitter le territoire dans les 48 heures. Nous sommes le 25 août.
Contre toute rationalité, les autorités françaises affirment que le diplomate et les forces françaises resteront. Emmanuel Macron parle même d’un ambassadeur otage…
Le Président français parie-t-il sur un incident permettant à l’armée française d’intervenir en état de légitime défense ?
L’ambassade et les emprises militaires françaises sont dès lors placées sous blocus par les nouvelles autorités du pays. Devant l’Escadrille, la base de l’armée de l’Air où est installé le plus gros du contingent français, s’organise un sit-in permanent, avec prières, muezzin et concert de casseroles. Devant les camps d’Ayorou et de Ouallam, où sont toujours stationnés des combattants, notamment des forces spéciales, des femmes et des jeunes se relaient nuit et jour. Autour de l’ambassade, en revanche, seules les forces de sécurité nigériennes tiennent un cordon léger.
A Paris, en pleines vacances estivales, certains élus et hauts fonctionnaires commencent à s’émouvoir des risques auxquels le Président expose les personnels diplomatiques et militaires par son intransigeance absurde.
Les Nigériens, pourtant patients, commencent à se lasser du feuilleton. Puisque les Français se croient chez eux dans leurs emprises, ils leur coupent les approvisionnements : le pain de la meilleure boulangerie de la ville, les repas des grands hôtels, le carburant, sont progressivement empêchés d’entrer. Le 2 septembre, une manifestation monstre se tient à l’Escadrille. La tension est extrême, des deux côtés des grilles qui protègent le camp français.
La junte exige désormais le départ sans délai des soldats français, réclamé avec force par la population de Niamey, exaspérée par le comportement et les discours d’Emmanuel Macron et la punition collective qu’abattent sur le pays les chefs d’Etat des pays voisins.
Le 24 septembre, Emmanuel Macron jette l’éponge. Il annonce finalement le rapatriement de son ambassadeur et le retrait des forces.
La faute à la CEDEAO
Dans un article non signé du 5 octobre révélant les coulisses de la décision élyséenne, Jeune Afrique affirme qu’il a pris sa décision après une réunion en visioconférence avec ses pairs de la CEDEAO. Répétant sa disponibilité à «assister une opération (militaire) par de la logistique et des renseignements», le Président français aurait exigé une réponse claire de ses homologues sur leur volonté d’intervenir militairement au Niger. Selon la version élyséenne off record, «Alassane Ouattara et Patrice Talon ont répondu par l’affirmative. Macky Sall également, non sans avoir précisé qu’il attendait in fine la décision du Nigéria.» Et le journal de poursuivre : «Bola Tinubu a jeté un froid en signifiant qu’il n’était pas encore prêt. Sceptique, le Président français a alors prévenu qu’il allait annoncer le rapatriement de l’ambassadeur et le retrait graduel du détachement français. En ajoutant toutefois qu’au cas où la CEDEAO se déciderait à intervenir, l’armée française disposait de moyens susceptibles l’assister dans la région.»
Sylvain Itte s’envole donc pour la France le 26 septembre, alors que commence le retrait du contingent français, sans incident, par le Tchad. Le 22 décembre, il ne reste plus aucun soldat français au Niger.
Les raisons de cette vindicte ? On ne les connaît pas vraiment, au-delà de la langue de bois qui ne convainc plus personne. Emmanuel Macron a parlé de l’honneur de la France dans son soutien jusqu’au-boutiste au Président déchu, dont il était proche. Quant à l’ambassadeur de France, il dresse un portrait finalement peu flatteur de Mohamed Bazoum devant les députés : «un Président éclairé qui avait une vision pour son pays» mais «qui s’est progressivement coupé de la réalité». Alors? Selon les dires du diplomate, ce n’est pas pour défendre ses intérêts économiques que la France s’est ainsi cabrée. «Les intérêts économiques de la France dans la région et au Niger sont quasiment nuls.» Même l’uranium exploité par Orano n’est pas une bonne affaire au vu du coût de son extraction, affirme Sylvain Itté. «Nos intérêts stratégiques se comprenaient dans le cadre de la lutte contre le terrorisme», finit-il par résumer, elliptique.
Un immense gâchis
En effet, en perdant sa place de leader régional dans la lutte contre le terrorisme, prétexte de sa présence militaire, Paris perd l’un des leviers de son influence dans le jeu diplomatique occidental, à Bruxelles comme à l’OTAN. Pire, le sentiment antifrançais accélérant le recul occidental en Afrique de l’Ouest, la France devient désormais un boulet. Ce serait donc, avant tout, la vexation de l’affront qui expliquerait l’intransigeance d’Emmanuel Macron. Au Niger, l’obstination et l’arrogance du Président français ont indigné et surpris. La menace continue d’une intervention militaire a abouti à une rupture inédite et totale. Stéphane Jullien, le conseiller élu des Français du Niger, y voit «un immense gâchis, évitable et irresponsable.»
Dans un communiqué publié dans cette séquence décisive du bras de fer entre les deux pays, le Conseil national pour la sauvegarde de la Patrie a pourtant précisé que les « différends » avec la France « ne portent ni sur les rapports entre nos peuples, ni sur les individus.» Mais un an plus tard, il est quasiment impossible pour un Français d’entrer au Niger. Si la méfiance persiste, la France appartient au passé et son actualité n’intéresse plus personne. L’association Survie exhortait la France à accepter que l’histoire s’écrive désormais sans elle. Au Niger, c’est chose faite.