Sahel, l’Etat islamique installe son califat

Dans le Sahel central, l’Etat islamique taille son califat aux frontières du Mali, du Niger et du Burkina Faso. L’organisation djihadiste contrôle désormais de vastes espaces, parfois vidés de leurs habitants. Elle combat dans la terreur sur deux fronts : au Mali et au Burkina Faso, sa rivale d’Al Qaida et au Niger, l’armée nationale appuyée par la France.

Une chronique de Nathalie Prevost

 

Nous sommes dans le Liptako Gourma, la région des trois frontières, 370 000 km2 à la lisière du désert. Il n’existe pas de témoin occidental de cette guerre des confins, qui se dispute dans les dunes et les broussailles du Sahel, ni journaliste, ni humanitaire.

Les échos qui parviennent jusqu’à nous sont des photos prises par les vainqueurs sur les champs de bataille, avec des téléphones portables. On y voit des djihadistes de toutes les couleurs de peau, rarement équipés de treillis et de rangers, le plus souvent chaussés de sandales et vêtus de djellabas colorées, un chèche souvent déroulé par le combat, le visage parfois souriant dans la mort, parfois déchiqueté par un projectile.

Côté malien, l’Etat islamique s’est emparé d’un grand califat après des mois de combats victorieux contre son principal rival : la filiale malienne d’Al Qaida, le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM).

De ce côté de la frontière, Iyad Ag Ghaly, le chef du GSIM, a manqué de ressources humaines et financières suffisantes, lui dont les hommes sont déjà accaparés sur deux fronts par les forces armées maliennes: dans le delta central et dans l’extrême nord du Mali, son sanctuaire du désert qu’il partage avec les mouvements touareg indépendantistes à la frontière sud de l’Algérie, dans l’attente d’une offensive possible de Bamako.

Dans cette région pastorale peuplée et disputée, Iyad Ag Ghaly et les mouvements armés touareg, surtout les groupes loyalistes qui y sont bien implantés, n’ont pas réussi à repousser l’Etat islamique au Sahel.

 

Désormais, toute la région de Menaka est sous le contrôle de l’impitoyable organisation, à l’exception de la capitale régionale, bientôt vidée de ses casques bleus, entièrement encerclée. La région de Gao est menacée elle-aussi. C’est la plus peuplée du nord du Mali, dans les replis fertiles de la boucle du Niger. La commune de naissance du Premier ministre Choguel Maïga, Tabango, dans le cercle d’Ansango, fait partie des territoires soumis.

 L’Etat islamique a mené de nombreuses attaques contre les civils de la région, qui ont fui leurs villages

Les civils durement frappés

En dehors des combats entre hommes armés, dont on estime le bilan à plusieurs centaines de morts depuis mars 2022, l’Etat islamique a mené de nombreuses attaques contre les civils de la région, qui ont fui leurs villages et campements par dizaines de milliers pour se réfugier dans les grandes villes ou dans les brousses plus au nord.

L’ONG Human Rights Watch (HRW) vient de publier un rapport qui décrit des civils victimes de «meurtres à grande échelle, de viols et de pillages dans les villages du nord-est du Mali.»

HRW estime que plusieurs centaines de civils ont péri dans ces événements, surtout des hommes. Des ultimatums sont parfois lancés aux habitants sommés de vider les lieux sous peine de mort. Il s’agit souvent de représailles contre des communautés soupçonnées de collaborer avec les autorités ou s’étant opposées à des éléments du groupe.

Quand l’Etat islamique ne vide pas les villages, il impose sa loi, exige le paiement de l’impôt et l’adhésion à des codes vestimentaires stricts, violant les femmes à son goût après des simulacres de mariage religieux. En guise de butin de guerre, le bétail et les provisions de céréales sont emportés.

L’ONG a documenté huit attaques entre janvier et juin, 6 dans la région de Gao et deux dans celle de Menaka, perpétrées par des combattants parlant les langues locales. Dans la région de Menaka, les assaillants ciblent surtout les Dawsahak, accusés de collaborer avec le GSIM après avoir été les alliés des armées nationales et française dans les années 2018. Selon Human Rights Watch, 90 000 civils daussak se seraient réfugiés dans la ville de Menaka depuis mars 2022.

«Les gens sont partis se réfugier plus au nord, avec leurs troupeaux. Ceux qui se sont déplacés en ville, à Gao et Kidal, sont ceux qui n’ont plus d’animaux», raconte Abdelkarim Ag Matafa, leader local de Tessit et membre du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). Pour lui, l’Etat islamique vide carrément les populations touareg de la zone, «au service de l’ordre mondial qui veut éliminer les Touareg de la région.» 

«L’Etat islamique, c’est le désordre, la chasse aux communautés», résume Ag Matafa. «Au Niger, il n’aime pas les Zarmas et au Mali, ce sont les Touareg qu’il n’aime pas.» Pour lui,  l’Etat islamique ne cherche que le chaos et la prédation.

Les milliers de têtes de bétail volées aux éleveurs sont revendues sur les marchés de bétail du Niger et du Nigeria et le bénéfice permet de recruter des troupes fraîches.

Plus connu sous le nom de Yéro, Islam, Djaffar Malam est décrit par les services de sécurité burkinabè comme étant brutal et sans charisme. Se sachant activement recherché, Jafar Dicko multiplie les trajets entre le centre du Mali et le nord du Burkina Faso, plus particulièrement dans la zone de Djibo.

Côté burkinabé de la frontière, Al Qaida vient tout juste de reprendre l’avantage, sous la houlette du chef d’Ansaroul Islam, Djaffar Malam Dicko, le frère du fondateur de l’organisation djihadiste burkinabé affiliée au GSIM. A l’occasion d’une attaque coordonnée contre plusieurs bases ennemies, Dicko aurait exécuté plusieurs chefs de l’Etat islamique et enrôlé tous les combattants au sein de son groupe, renforcé pour l’occasion par la katiba Serma et des éléments de la région de Kidal.

Niger, la carotte et le bâton

Au Niger, les deux franchises djihadistes ne s’affrontent quasiment pas. L’Etat islamique est, de loin, l’organisation la plus présente sur la frontière ouest du pays, jusque dans la région de Tahoua, fief de l’ancien Président Mahamadou Issoufou et de son parti socialiste au pouvoir. Mohamed Bazoum, son successeur, joue de la carotte et du bâton avec une subtilité qui lui a porté chance pour le moment, faisant apparaître le Niger comme la digue ultime, soutenue militairement par l’ensemble du camp occidental.

Le Président nigérien Bazoum gagne du temps pour consolider son armée avant de repartir à l’attaque

Des accords locaux conclus avec l’Etat islamique ont permis une certaine accalmie sur le sol nigérien, moyennant un droit de passage dont l’organisation a largement profité pour se renforcer depuis deux ans à partir du Nigeria et de la Libye.

Les observateurs pensent que le Président nigérien gagne du temps pour consolider son armée avant de repartir à l’attaque.  Cet agenda semble validé par la France dont les soldats font la guerre aux côtés des Nigériens. Ces derniers jours, deux commandants de l’Etat islamique ont été faits prisonniers par la coalition militaire franco-nigérienne. Des arguments dans la guerre d’usure dans lequel le Niger semble s’être engagé. 

Les accords d’Alger conclus en 2015 pour sortir de la crise malienne prévoyaient l’intégration massive de combattants du nord dans l’armée. Issus du terrain et bien armés, peut-être auraient-ils pu gagner la guerre contre l’Etat islamique. Mais les accords n’ont jamais été appliqués et les rapports de force sur le terrain ont bien évolué depuis leur signature. Ag Matafa analyse la situation actuelle comme un calcul cynique de Bamako.  «Ils pensent que l’Etat islamique fera la peau au GSIM et à la Coalition des mouvements de l’Azawad (CMA).  L’ennemi principal du gouvernement, c’est la CMA et les groupes signataires.»

 

Aux racines du mal

Charles Grémont[1], historien spécialiste de la région, estime que l’origine de la guerre actuelle puise dans la rivalité historique des communautés locales – Peuls du Niger et Dawsahak maliens –  aggravée par la militarisation des acteurs à la faveur des rébellions. 

«C’est une zone de contact de très longue date entre Peuls et Dawsahak[2]. Réputés comme de grands éleveurs et de grands connaisseurs du Coran, les Dawsahak n’étaient pas des guerriers», explique-t-il. Après les deux grandes sécheresses des décennies 70  et 80 qui ont décimé leur bétail, ils se sont exilés en Libye, comme beaucoup d’autres Touareg. «Ils apprennent le maniement des armes et participent à la révolte de 1990. C’est le début de leur émancipation. Mais à la fin de la rébellion, ils sont laissés pour compte par les leaders des autres groupes et en conçoivent du ressentiment. Le problème avec les Peuls se noue dans ces années-là. Avec leurs armes, ils commencent à piller le bétail des Peuls. Ils leur font subir ce qu’ils ont subi eux-mêmes de leurs suzerains touareg depuis la nuit des temps.» Un grand trafic de bétail s’installe alors avec la complicité de l’administration malienne et dans l’indifférence des autorités nigériennes.

Frustrés par l’inaction des Etats, les Peuls du Niger victimes de ces razzias finissent par s’organiser en milice d’autodéfense. Cette milice ralliera en 2012 le MUJAO, l’un des satellites d’Al Qaida, pour se défendre contre ses ennemis Dawsahak revenus en force à la faveur de la guerre.

Le camp Dawsahak, lui, éclate sous la pression des événements : certains rejoignent les rebelles ou la chefferie de Kidal mais d’autres, au sud de Menaka, rejoignent aussi le MUJAO. Ils deviendront plus tard le 2e cercle de l’Etat islamique autour d’un noyau dur sahraoui.

Un baptême sahraoui

L’Etat islamique est apparu en 2016 près de Talataye, une commune d’éleveurs prospères à l’est de la région de Gao. Longtemps piloté par Abou Walid Sahraoui, venu du Sahara occidental (dont les relations anciennes avec Al Qaida ont d’abord joué en faveur d’une bonne cohabitation avec cette dernière),  il est ensuite passé sous le contrôle de son lieutenant Abdoul Hakim Sahraoui, dit «le Boucher», affectueusement surnommé papy (bassambo) par les Peuls. Ce dernier s’organise avec une dizaine de lieutenants sahraoui, un groupe de Dawsahak et une troupe de combattants peuls dans la région de Menaka, où il impulse une nouvelle dynamique ultraviolente.

En 2018, les combattants du benjamin des mouvements touareg – le Dawsahak Moussa Ag Acharatoumane – font alliance avec le général el Hadj Gamou, qui dirige son propre groupe armé loyal aux autorités de Bamako (le Groupe autodéfense des Touareg Imrad et alliés, GATIA) lui aussi constitué d’anciens tributaires de la société touareg. Avec l’armée malienne, Barkhane et l’armée nigérienne, ils partent à l’assaut de l’Etat islamique. 

«Toutes ces forces étatiques avaient le même ennemi que nous. A la faveur d’une alliance de circonstance qui a duré quelques mois, nous avons fait des opérations ensemble et nous avons eu des résultats, puisque nous avons pratiquement défait cette organisation le long de la frontière. Mais les Etats ont trop vite crié victoire, pensant que cette organisation était anéantie et ils ont changé de priorités pour se concentrer sur d’autres zones. Cétait une grosse erreur. Quand ils ont vu que la force était partie, les terroristes se sont réorganisés et ils ont recommencé à massacrer les populations et à s’en prendre, justement, aux Dawsahak du MSA comme étant des alliés du Niger, du Mali, de la France», raconte Moussa Ag Acharatoumane[3], le leader du Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA).

Fahad Ag Almahoud[4], le secrétaire général du GATIA, a tiré les leçons de l’aventure. «On a nettoyé tout l’est du Mali. Ce n’est pas des opérations qu’on a menées seuls. On était peut-être ceux qui étaient les plus visibles, mais les forces spéciales françaises étaient dans nos véhicules. Il y avait les FAMA à côté, il y avait les forces nationales nigériennes. Après la campagne qui a suivi ces opérations, tout le monde est parti en nous laissant sur le terrain. On n’a vu ni le Mali, ni le Niger, ni la France. Les gens étaient tués, nos parents étaient tués et on n’avait même pas droit à des condoléances. On a compris que ce n’était pas la bonne décision : il faut une armée nationale pour combattre les terroristes, sinon les terroristes se vengent sur nos populations.»

 Un projet politique nébuleux

Si les deux communautés touareg impliquées dans les batailles de 2018 sont particulièrement ciblées par l’Etat islamique, les avis divergent sur le projet de l’organisation à moyen terme. «Leur projet est de convertir les gens et de régner en maîtres, de soumettre les populations. Pas forcément de les faire partir», estime Charles Grémont. Dans les espaces sous son contrôle, l’Etat islamique chasse tous les leaders. « Chefs de fractions, de tribus, enseignants, marabouts sont partis, sont morts ou se sont soumis», affirme l’historien. «L’Etat islamique contrôle les brousses et les routes. On ne reviendra jamais à la situation antérieure.»

Yvan Guichaoua, enseignant-chercheur en analyse des conflits à la Brussels School of International Studies (University of Kent), qui étudie les rebellions au Mali et au Niger, la montée des milices islamistes radicales et, plus largement, la gouvernance sécuritaire au Sahel

Yvan Guichaoua, un autre chercheur spécialiste de la région, a compilé il y a quelques mois avec le laboratoire de sciences sociales nigérien LASDEL[5] les témoignages de personnes déplacées au Niger ayant fui la tutelle de l’Etat islamique. «Pour ces agriculteurs et commerçants zarma et pour les leaders touareg, l’Etat islamique expulse simplement les populations et vise en priorité les zones où l’eau est abondante et où une résistance s’organise contre lui. Adoptant une lecture purement ethnique du conflit, ces témoins estiment qu’il s’agit d’un plan des pasteurs peuls pour évincer leurs compétiteurs dans l’économie locale au profit d’un Etat pastoral Peul au Mali, au Niger et au Burkina Faso.»

Pour Yvan Guichaoua, «cette lecture coincide avec la phase d’éviction des populations que nous racontent les témoins de l’étude.» «La terreur est un moyen tactique qui permet d’avoir des gens complètement soumis dès lors qu’ils décident de rester ou plus tard, s’ils décident de revenir.» Mais peut-être qu’une phase plus conciliante succède à cette phase de choc. L’avenir le dira.

La brutalité est légitimée en termes religieux, explique-t-il. C’est ainsi que l’enlèvement du bétail est perçu, de l’extérieur, comme de l’extorsion «mais de leur point de vue, c’est une action d’appropriation légitime contre des gens qui ont refusé de faire allégeance ou de payer la zakat.»

La région des trois frontières est aussi une terre de conquête djihadiste en raison du profil social des belligérants. Dans cette zone pastorale reculée, des pratiques féodales se sont perpétuées au préjudice de groupes communautaires subalternes, chez les Touareg comme chez les Peuls, qui voient dans le djihadisme une opportunité pour renverser la table.

En outre, l’Etat islamique récompense généreusement les combattants les plus audacieux par le butin de guerre. Désormais encadrés et disciplinés, les anciens bandits, coupeurs de route et voleurs de bétail accèdent ainsi à une dignité sociale nouvelle, anoblis par leur appartenance à une organisation en guerre contre des gouvernements au nom d’un ordre religieux radical. 

La victoire politique sur les organisations terroristes qui prospèrent dans la région dépendra de la capacité du Mali, du Niger et du Burkina Faso à abolir les discriminations sociales héritées des âges anciens et à mettre fin aux injustices.

Ce chantier reste intact, plus de dix ans après le déclenchement de la guerre.

Malgré leur supériorité en armement et leur maîtrise du ciel, les capacités militaires de ces pays, même renforcées par les partenaires étrangers et les milices locales, ne suffiront pas à reconquérir l’espace ni à tarir le recrutement des deux franchises djihadistes, qui n’ont jamais été aussi puissan

[1] Charles Grémont,«Dans le piège des offres de violence, concurrences, protections et représailles dans la région de Ménaka (Nord-Mali» 2000-2018), Hérodote,La Découverte, 2019

[2] Considérés par les observateurs extérieurs comme un sous-groupe touareg, les Dawsahak ont à coeur aujourd’hui de se distinguer, notamment parce que leur langue emprunte au tamachek et au sonraï. Ils ne sont donc pas des «Kel Tamachek»w, ceux de la langue tamachek.

[3] Propos recueillis dans le cadre du tournage du film «Mali, la guerre perdue contre le terrorisme». https://www.france.tv/documentaires/politique/4911646-mali-la-guerre-perdue-contre-le-terrorisme.html

[4] Propos recueillis dans le cadre du tournage du film «Mali, la guerre perdue contre le terrorisme».

[5] Guichaoua, Yvan and Bouhlel, Ferdaous (2023) Interactions between civilians

and jihadists in Mali and Niger. University of Kent