L’enquête conduite par l’Inspection Générale des Armées sur les marchés publics du ministère de la Défense du Niger a livré en 53 pages des conclusions passionnantes, qui révèlent un système organisé de surfacturation ayant opéré depuis 2014, à quelques variantes près selon les années.
A en croire le « Rapport sur le contrôle à posteriori des marchés publics au ministère de la Défense », daté du 17 février, 12 sociétés (dont plusieurs fictives) auraient surfacturé ou non livré un montant total de 76 milliards de francs CFA (111,330 millions d’euros) de 2014 à 2018, au préjudice du ministère de la Défense.
A l’exception de Renault Trucks et Toyota, les 10 sociétés épinglées, aux noms aussi énigmatiques qu’exotiques, cachent des opérateurs économiques du pays bien connus, tous proches du régime, voire de la famille du Président.
Au premier rang de ces entrepreneurs, par le volume financier concerné, figure le célèbre Hima Aboubacar, plus connu sous le sobriquet de Petit Boubé. Plusieurs sociétés lui appartenant sont citées dans le rapport, autour de la principale, enregistrée au Nigeria sous le nom de BRID A DEFCON, qui a encaissé, de 2015 à 2018, un montant total de 88 milliards de francs CFA, dont près du tiers surfacturé et non livré (18,3 et 11,2 milliards de francs CFA). Selon le rapport, « cette société est attributaire de plus de 75% des marchés du ministère de la Défense nationale. »
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Le deuxième fournisseur le plus gros, toujours en volume financier, est Aboubacar Charfo, qui, de 2014 à 2018, a capté près de 58 milliards de francs CFA de marchés, dont 14,5 milliards surfacturés et près de 4 milliards non livrés (pièces détachées).
Camions, grillage, bâtiments, aéronefs
Renault Trucks arrive en troisième place, avec 25 milliards de francs CFA de contrats en 2017, dont 2,5 milliards non livrés (pièces de rechange non livrées et paiements non contractuels), et Toyota Land Cruiser en quatrième position, avec 17 milliards de francs CFA de contrats encaissés de 2017 à 2019, dont 4,3 milliards surfacturés, selon les inspecteurs des Armées. A noter, les noms de ces deux entreprises ont été vraisemblablement usurpés par des sociétés nigériennes se faisant passer pour leurs représentantes à la signature des contrats.
Issa Baba Ahmed, un grand opérateur économique du pays, actif dans le transport, l’agro-alimentaire et la finance, a encaissé, à travers sa société Equip Mat, 7,2 milliards de contrats en 2018, dont 3,6 surfacturés et 207 millions non livrés. Les 207 millions non livrés correspondent à « l’achat d’AK47 rénovés », dit le rapport pudiquement, s’agissant d’armes usagées dont l’utilisation a connu des ratés.
Vient ensuite le tapissier Zakou Djibo, décédé le mois dernier, qui s’était rendu célèbre dans les années 2000 et a su se rétablir en faisant allégeance au nouveau régime. A travers sa société Poly Technologies, il a encaissé en 2015 6, 1 milliards de francs CFA de contrats, dont près de 5 non livrés, par avenant.
Trois fournisseurs ont encaissé plus de 5 milliards de contrats chacun, essentiellement en 2018 : il s’agit de Mamane Nagari et de sa société Yencheng Gothye, qui a surfacturé 1,5 milliards sur les 5,1 perçus ; de Moutari Issa, dont la société Etablissements MIM a surfacturé 3,6 milliards et non livré 2 camions grue d’une valeur de 400 millions de francs CFA ; et d’Ibrahim Salao Idi, surnommé joliment Idi Masta et Idi Exo, qui, sur les 5,7 milliards de francs CFA de marché gagnés en 2018 à travers sa société Etablissements IBS, en a surfacturés 2,3 milliards et non livré un camion d’une valeur de 93 millions.
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Des sociétés fictives qui gardent leur mystère
Mais les enquêteurs n’ont pas réussi à découvrir qui se cachait derrière Aerodynes, une société fictive en zone franche, souvent associée avec celles de Petit Boubé, qui a perçu un milliard en 2016, sans aucune livraison en contrepartie. Ils ont aussi échoué à débusquer le vrai propriétaire d’ANSE, qui a fait de même, en 2017 sur un montant de 880 millions. Est-Ukraine, société fictive en zone franche, a également conservé son mystère exotique, en encaissant sans aucune contrepartie 2,5 milliards de francs CFA de contrats en 2017.
Ces fournisseurs ont « eu recours à la concurrence fictive et déloyale pour obtenir ces contrats, en simulant la concurrence entre leurs propres sociétés. » Une galaxie de noms de sociétés s’ensuit, organisées dans des tableaux par opérateur.
Les principaux marchés truqués ont concerné l’achat de véhicules (camions, véhicules de l’avant blindés et pièces détachées), l’achat d’aéronefs (le rapport retourne en 2012 pour deux avions de chasse SU-25), la construction de hangars pour avions et hélicoptères et de bâtiments militaires (y compris des clôtures grillagées payées mais toujours pas livrées plusieurs mois après l’expiration du délai), l’acquisition de matériel de balisage de piste et d’éclairage de parkings à Diffa et Zinder ainsi que la maintenance des hélicoptères d’attaque MI-35.
La maintenance coûteuse de 2 hélicoptères de combat
Sur ce dernier sujet, les inspecteurs ont découvert que le contrat de maintenance de révision de 2 hélicoptères des forces armées nigériennes avait été officiellement conclu au nom de Russian Helicopters, une holding russe spécialisée, qui ignorait tout de l’existence du contrat (de 11, 6 millions d’euros) signé en son nom par la société nigérienne TSI (l’une des sociétés de la galaxie Petit Boubé). La même société TSI représente parallèlement le client, c’est-à-dire le ministère de la Défense du Niger. Manifestement soufflés, les enquêteurs en concluent que « cela met à découvert, si besoin est, le degré de conflit d’intérêt résidant dans ce dossier. »
Si la maintenance a bien été effectuée par la société russe, c’est un intermédiaire tchèque d’une autre société de la galaxie Petit Boubé qui a négocié le vrai contrat avec Russian Helicopters. Cependant, « faute de paiement des 70% restants du contrat», la société russe n’a pas rendu les appareils, malgré l’expiration du délai en août 2019. Le voyage à Moscou du ministre de la Défense fin janvier dernier a permis par la suite de régler le litige. Le ministère s’est acquitté du solde en plus des 3,2 milliards de francs CFA de surfacturation.
Deux lacunes restent béantes, à notre grand regret :
- les financements extra-budgétaires, concernant les fonds OPEX (opérations extérieures), les fonds miniers et les financements des partenaires, qui n’ont pas fait l’objet de procédures de marchés publics, ni donc d’investigation des inspecteurs ;
- la délivrance des certificats de end-users (destinataires finaux), prérogative exclusive du ministre de la Défense, qui semble avoir été gérée de façon anarchique. « Cela présente un risque énorme » car « du matériel pourrait être livré à d’autres destinataires en dehors de l’Etat du Niger », s’inquiètent les inspecteurs. Ils citent deux certificats précis pour l’acquisition de matériel d’armement lourd qui « n’est jamais rentré au Niger. »