L’armée français présente au Sahel qui s’insurge contre les campagnes de propagande dont elle est victime sur les réseaux sociaux ne se prive pas d’utiliser des méthodes comparables pour conditionner la population locale, comme le montrent les tracts balancés par centaines dans tout le Mali et que Mondafrique a pu recueillir.
Une enquête de David Poteaux
« Choisis la vie avec ta famille. Ne choisis pas la mort », un tract de l’armée française
Régulièrement, la France crie à la « guerre informationnelle » venue d’ailleurs (de Russie, de Chine, de Turquie…) dès lors que son action est critiquée au Sahel. Ce fut le cas après la « bavure » de Bounti, lorsqu’une frappe aérienne avait, le 3 janvier dernier, tué 22 hommes, dont au moins 19 civils selon l’ONU, qui participaient à une cérémonie de mariage à proximité de ce petit village du Gourma, dans le centre du Mali. Le gouvernement et l’état-major avaient nié l’évidence et avaient contre-attaqué en disant être la cible d’une « attaque informationnelle » sans en apporter le moindre début de preuve.
Il est vrai que les critiques à l’égard l’armée française se sont multipliées ces derniers mois, et que certains des militants et des médias qui appellent à la fin de l’opération Barkhane (et pour certains à son remplacement par les forces militaires russes) semblent être liés – de plus ou moins près – à Moscou. Il est vrai aussi que la Russie a des ambitions dans ce que l’on appelle encore le « pré-carré » français en Afrique. En décembre dernier, Facebook avait annoncé avoir supprimé des dizaines de faux comptes qui relayaient des campagnes de désinformations en République centrafricaine. Certains de ces comptes étaient directement reliés à des sociétés appartenant à l’homme d’affaires russe Evgueni Prigogine, un proche de Poutine et le fondateur du groupe militaire privé Wagner. Mais d’autres, avait alors affirmé Facebook, étaient « associés à l’armée française ».
Ainsi en matière de propagande, la France n’est pas en reste. Surtout dans le Sahel, concernant l’opération Barkhane. Il y a ce que l’on voit : les articles et les vidéos ou les clips produits par les communicants du ministère des Armées, tout à la gloire des soldats français ; les reportages des journalistes « embarqués », qui s’apparentent bien souvent à des communiqués de presse améliorés ; et donc les posts, les tweets et les retweets sur les réseaux sociaux. Et il y a ce qui est moins visible, sauf pour les principaux concernés – les populations qui vivent dans les zones où interviennent les militaires français : des messages régulièrement envoyés via des hauts-parleurs ou des tracts donnés de la main à la main ou plus souvent largués depuis le ciel.
Ces « psy ops » qui conditionnent la population
Cette propagande a un nom : les « psy-ops ». Selon l’officier de l’armée de Terre Emmanuel Durville, qui a publié un article sur cette pratique dans la Revue internationale d’intelligence économique en 2009, « les opérations psychologiques – que les Français préfèrent appeler opérations militaires d’influence – se définissent comme un ensemble d’activités destinées à modifier le comportement et les attitudes d’individus ou de groupes humains hostiles, neutres ou amicaux, en vue de contribuer à l’atteinte d’objectifs politiques ou militaires ». En d’autres termes, il s’agit d’influencer les habitants des théâtres de guerre, voire de les conditionner, afin d’en faire des alliés – ou a minima de ne pas en faire des ennemis.
Longtemps minimisée, cette pratique est désormais assumée par l’état-major. En 2020, le général Lecointe, alors chef d’état-major des Armées, admettait dans Le Monde que « les armées mènent la guerre informationnelle sur les théâtres extérieurs ». Pour cela, la France dispose de deux outils : un centre consacré à la cybersécurité basé à Rennes, et le Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE) situé à Lyon. C’est celui-là qui nous intéresse ici. Le CIAE envoie des militaires sur les théâtres d’opérations dont le but est de disséminer les messages de propagande. « Notre quotidien, c’est de faire comprendre à la population les raisons des actions de la Force. Cela contribue grandement à leur acceptation », expliquait le capitaine Christine, envoyée par le CIAO à Gao, dans un article publié par le ministère des Armées en 2020.
Ces cinq tracts d’un gout douteux
Pour ce faire, des messages sont relayés par des hauts-parleurs lorsque des opérations sont menées dans des villages. Mais plus souvent, ce sont des tracts qui sont distribués. Mondafrique en a retrouvé cinq.
Le premier fascicule est d’un esthétisme très contestable, à mi-chemin entre le roman culte de George Orwell, « 1984 », et les films de science-fiction dans lesquels des extra-terrestres envahissent la Terre. Dans le ciel, deux yeux observent, tandis qu’un drone et un satellite dirigent des lasers rouges inquiétants vers le sol. Au pied d’une dune de sable, des soldats de la force Barkhane tiennent en joue des hommes enturbannés et armés. Il n’y a pas de texte, mais le message est très clair : « On vous observe ».
Le deuxième tract ne dit pas autre chose. Depuis un hélicoptère, un soldat observe le sol derrière une énorme mitrailleuse. Dans le ciel, ce texte, écrit en plusieurs langues selon les tracts (peul, tamachek, songhaï) : « Barkhane garde un œil sur vous ».
Dans un troisième tract, le message (en français ou en arabe) est similaire : « Barkhane vous voit, même caché », est-il écrit au-dessus d’un dessin montrant un drone dans le ciel orange du crépuscule.
Le quatrième tract est censé être moins menaçant. Au recto, sur fond de camions militaires avançant en convoi, il est écrit : « Barkhane vient chez vous, ne vous approchez pas des véhicules ». Au verso, un dessin en quatre vignettes accompagne le message suivant : « Je vois des terroristes… J’alerte !! ». Un numéro vert est même indiqué : 80.00.00.00.
Le cinquième fascicule retrouvé par Mondafrique illustre la vision binaire des militaires français. Le papier est coupé en deux. A gauche, en couleurs, sous un ciel bleu, des femmes, un enfant et un vieillard posent gentiment devant des cases.
À droite, en noir et blanc, des djihadistes paradent sur une moto et brandissent un drapeau noir tandis qu’un autre pointe le doigt en direction des villageois. Et ce texte : « Choisis la vie avec ta famille. Ne choisis pas la mort ».
Des milliers de documents de ce genre ont été distribués dans le nord et le centre du Mali ces dernières années. Certains préfèrent en rire, comme cet internaute qui, après avoir ramassé le deuxième tract dans son village en décembre 2020, a commenté sur Facebook : « Aujourd’hui Voici l’une des milliers de photos que Barkhane nous a balancé depuis le ciel. Les enfants couraient partout, on croyait qu’il pleuvait de l’argent et que la galère avait définitivement quitter notre village. Dja! C’était un juste des papiers avec ce message en Tamaschek : » BARKHANE DJAWANE INNIYATE » qui signifie littéralement : » Barkhane garde un œil sur vous ». »
Mais d’autres se disent choqués par ce procédé. Un étudiant qui a lu le premier tract lorsqu’il était de passage dans son village situé dans la région de Tombouctou (et qui a requis l’anonymat), estime que les messages sont trop ambigus. « Un « œil sur nous », ça veut dire quoi ? Qu’ils nous protègent ou qu’ils nous surveillent ? C’est inquiétant. Et ça démontre comment ils nous considèrent ». Un élu du Gourma, qui a lui aussi requis l’anonymat pour des raisons de sécurité, et qui est tombé sur le cinquième tract, n’a pas apprécié le message. « Les Français croient-ils vraiment qu’on a le choix ? Ici, personne n’a le choix. Tout le monde sait que si on coopère avec les Français, on est morts ». Dans cette zone, plusieurs personnes qui avaient été vues en train de parler à des soldats français ou maliens ont été menacées par les djihadistes. Certaines ont été tuées.
En Afghanistan, des centaines de milliers de fascicules de ce genre ont été largués par les Américains dans les années 2000. L’un d’eux montrait Oussama Ben Laden en costume-cravate, sans barbe mais avec une grosse moustache. Il s’agissait d’un photo-montage censé prouver que le chef djihadiste avait renoncé à son idéologie. De toute évidence, ça n’a pas eu beaucoup d’effet.
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