Dans leur livre « l’Exception tunisienne » publiée en 2014 par Le Seuil, Dominique Lagarde et Nicolas Beau racontent comment « le Quartet », qui vient d’être récompensé par le prix Nobel de la Paix, sauve la transition démocratique tunisienne dans une éclatant revanche de la société civile sur les élites politiques de ce pays.
L’été 2013 est celui de tous les périls. Jamais les tensions n’ont été aussi vives entre les partisans des islamistes et ceux qui les rejettent. L’exemple de l’Égypte, où l’armée a déposé le président Mohamed Morsi et chassé les Frères Musulmans du pouvoir après y voir été appelée par les manifestants du mouvement anti-islamiste Tamarrod, est dans tous les esprits. Cantonnée dans ses casernes depuis l’indépendance, l’armée tunisienne n’a aucune tradition putschiste. Mais dans un climat caractérisé par une polarisation extrême, tout, en ce mois d’août torride, paraît possible. Le scénario égyptien va servir, dans les deux camps, de repoussoir. Les islamistes redoutent un dénouement sanglant qui les exclurait du jeu. Les modernistes rejettent, dans leur immense majorité, l’idée d’un pouvoir militaire. De part et d’autre, on prend peu à peu conscience qu’il faut à tout prix trouver une sortie de crise, et que celle-ci passe nécessairement par la négociation.
Cette prise de conscience, c’est la société civile qui va lui permettre d’émerger. À l’origine, en octobre 2012, d’une première tentative, avortée, de dialogue national- ni le Congrès pour la République de Moncef Marzouki, ni surtout Ennahda n’avait accepté d’y participer – l’UGTT avait relancé à la mi-mai 2013 son offre de médiation. À ce moment-là, il s’agissait surtout de trouver un accord sur le texte de la nouvelle constitution, à propos duquel les modernistes ne cachaient pas leur inquiétude. Le 30 juillet, cinq jours après l’assassinat de Mohamed Brahimi, alors que des milliers d’opposants campent devant les grilles du palais du Bardo, exigeant la dissolution de l’assemblé constituante, la centrale syndicale, qui se considère comme l’héritière de la construction de l’État tunisien, réitère sa proposition en mettant sur la table les éléments d’un compromis : dissolution du gouvernement, remplacé par un cabinet « de compétences » avec à sa tête un nouveau Premier ministre, mais maintien de l’Assemblée nationale constituante, à charge pour elle, dans un délai cette fois contraignant, de finaliser la constitution et de mettre en place l’institution chargée d’organiser le prochain scrutin. L’UGTT reçoit le soutien de trois autres organisations de la société civile : la Ligue tunisienne de défense des droits de l’homme et l’Ordre national des avocats, deux associations qui jouissent d’une incontestable autorité morale du fait de leurs prises de position pendant les années Ben Ali, et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), c’est-à-dire le syndicat patronal, emmené par sa présidente Wided Bouchamaoui. « Il faut, martèle[1] cette dernière, un gouvernement de technocrates, compétents, sans agenda politique, et aptes à gérer les dossiers techniques. L’intérêt du pays doit primer. » Ainsi naît le « quartet », qui va piloter jusqu’en janvier 2014, et même au-delà, le « dialogue national ».
Ennahda, après quelques hésitations, accepte finalement le carton d’invitation du quartet, le 22 août. Une semaine plus tôt, le 14 août, au plus fort de la crise, Rached Ghannouchi, le chef suprême du parti islamiste, s’est rendu à Paris afin d’y rencontrer Béji Caïd Essebsi, le fondateur et patron de Nidaa Tounès. Deux hommes d’affaires sont à l’origine de cet entretien décisif : Nabil Karoui, le patron de Nessma TV, et Slim Raihi. Ce dernier met son jet privé à la disposition du Cheikh afin de lui permettre de se rendre dans la capitale française, où se trouve Béji Caïd Essebsi. L’entretien a lieu à l’hôtel Bristol. Il s’agit d’une longue explication qui se prolonge pendant 3 heures et demie, le temps pour l’un et l’autre de développer ses arguments et de dire ses craintes. Rached Ghannouchi évoque la légitimité des urnes et la loi de la majorité qui fondent le droit d’Ennahda à décider. Béji Caïd Essebsi reproche à son interlocuteur de vouloir imposer la charia à une société qui n’en veut pas. Il parle de la Tunisie plurielle, met en avant la nécessité, y compris pour le parti arrivé en tête aux élections, de tenir compte de ce pluralisme. Il souligne aussi qu’Ennahda est à ses yeux un élément incontournable du paysage politique tunisien, un point important pour le chef islamiste. Convaincu que la famille islamo-conservatrice a été privée de la place qui aurait du être la sienne à l’indépendance, celui-ci redoute de faire les frais d’un éventuel retour aux affaires des destouriens.
Le « dialogue national » est enfin sur les rails. Tous les sujets de désaccord sont abordés : le processus constitutionnel, la mise en place d’une nouvelle instance indépendante chargée de superviser les élections, le choix du futur gouvernement. Les réunions se tiennent, à raison d’une par semaine dans cette première phase, dans une grande salle du ministère des droits de l’homme et de la justice transitionnelle. Ils sont au total une cinquantaine autour de la table : deux représentants de chacune des vingt-deux formations politiques qui y participent – toutes celles qui sont représentées à l’assemblée y sont cette fois – et deux représentants de chacune des quatre organisations médiatrices, ces dernières n’ayant bien sûr par le droit de vote. La plupart du temps, les chefs de partis participent en personne aux débats. Seule exception : le parti Ettakatol dont le secrétaire général, Mustafa Ben Jaafar, préside l’Assemblée nationale constituante. Mais tous les autres sont fidèles au rendez-vous, y compris Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi. Le secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abassi dirige personnellement les échanges. « Il distribuait la parole. Il imposait parfois ses décisions. Il pouvait même obliger les représentants des partis politiques à rester dans la salle après la fin de la séance si aucune décision n’était prise » raconte l’un des participants »[2]. À ses côtés, le secrétaire général adjoint de l’UGTT, Bouali Barki, joue également un rôle clé. Plus rond qu’Houcine Abassi, ce syndicaliste de Sidi Bouzid est un bon négociateur. C’est lui, notamment, qui est chargé de faire la liaison entre le « dialogue national » et l’Assemblée nationale constituante. Autre personnalité très impliquée, la patronne des patrons, Wided Bouchamaoui. Pour les entrepreneurs, la sortie de crise est un préalable à toute relance économique. D’autant que les principaux bailleurs de fonds du pays exercent de fortes pressions. La plupart d’entre eux, à commencer par les institutions financières internationales, ont gelé leurs prêts. Officiellement dans l’attente de réformes économiques, en réalité pour obtenir un accord politique. Des crédits qui seront débloqués en janvier 2014… après l’approbation de la constitution et la mise en place du nouveau gouvernement. Aux pressions des bailleurs de fonds s’ajoutent celles des chancelleries. Si la France fait plutôt profil bas, les Etats-Unis, l’Allemagne ou l’Algérie s’impliquent à fonds, plaidant pour que les uns et les autres fassent les concessions nécessaires à un accord. À deux reprises, les 10 et 11 septembre, puis les 14 et 17 novembre, le président algérien Abdelaziz Bouteflika reçoit, séparément, Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi. Pour les sommer de s’entendre.
Pour les facilitateurs du quartet, le 5 octobre 2013 est à marquer d’une pierre blanche. Vingt et un partis tunisiens, dont Ennahda, paraphent ce jour-là une « feuille de route » de sortie de crise qui prévoit le remplacement du gouvernement par une équipe de technocrates. La seule formation qui refuse de signer est le Parti pour la République de Moncef Marzouki, qui ne veut pas s’engager sur son départ du gouvernement. Les médiateurs de l’UGTT seront fermes : s’il ne signe pas, il s’exclut du « dialogue national », et ne pourra pas participer aux prochaines séances. À partir de ce jour-là il n’y aura donc plus que vingt et un partis autour de la table.
Les islamistes ont, eux, accepté de quitter le pouvoir. Non sans mal. Ghannouchi a en effet exigé que le départ d’Ennahda du gouvernement n’intervienne qu’une fois la constitution signée. « Chaque fois qu’il y avait un blocage, nous levions la séance, soit pour quelques heures, soit pour quelques jours, et nous nous entretenions en tête à tête avec la formation qui posait problème afin de tenter de contourner les obstacles » raconte Bouali Barki[3]. Là, il faudra des heures de discussions entre les représentants des quatre organisations membres du « quartet » et le chef islamiste pour qu’une solution de compromis soit finalement trouvée. Un calendrier précis est alors établi. Le gouvernement présentera sa démission avant la signature de la constitution, mais c’est bien le Premier ministre sortant, Ali Layaredh, qui apposera sa signature, aux côtés de celles de Moncef Marzouki et de Mustafa Ben Jaafar, au bas de la nouvelle loi fondamentale. Ennahda tenait à ce symbole.
Il faut dire que la décision de Rached Ghannouchi divise le parti islamiste, qui s’accrochait jusqu’ici à sa légitimité électorale. Comment expliquer qu’il ait néanmoins fait ce choix ? L’éviction des Frères Musulmans en Égypte par un coup d’état militaire a incontestablement pesé. Ennahda a montré sa capacité de compromis en grande partie pour écarter un scénario à l’égyptienne. Mais il s’agit aussi d’une décision stratégique, afin de mieux rebondir. Le chef d’Ennahda sait que la popularité de son mouvement a été plus qu’écornée par les erreurs de gestion, l’absence de vraies réformes et la dégradation continue de la situation économique et sociale. Fin 2013, les jacqueries se sont multipliées dans la Tunisie de l’intérieur, notamment à Tala ou Kasserine, ainsi que les attaques, dans de nombreuses régions, contre les symboles de l’autorité, y compris les locaux d’Ennahda. Plus la nouvelle équipe sera impuissante face à la situation sociale et sécuritaire, plus l’opinion publique révisera son appréciation du bilan des deux années du gouvernement de la troïka… En prenant du champ jusqu’au prochain scrutin, le parti espère à la fois redorer son blason, remobiliser sa base et reconquérir son électorat. Surtout s’il tient compte des erreurs passées en adoptant un positionnement plus centriste.
Pour autant, la démission d’Ali Larayedh, même acquise dans son principe, n’ira pas de soi. Encore faut-il, avant qu’elle ne devienne effective, lever les obstacles qui empêchent l’adoption de la nouvelle constitution ainsi que la création de la future instance chargée d’organiser les prochains scrutins. Il faudra près de deux mois de tractations pour y parvenir. Bouali Barki fait alors, plusieurs fois par semaines, la navette entre le bureau de Mustafa Ben Jaafar, le président de l’Assemblée nationale constituante, et la grande salle du « dialogue national ». « J’allais voir Ben Jaafar, je lui demandais quels étaient les points d’achoppement, puis nous en discutions, en séance, avec les représentants des partis. Quand il y avait un accord, je retournais voir Ben Jaafar avec une feuille sur laquelle j’avais apposé ma signature, indiquant la teneur du compromis. » [4]La procédure sera la même pour la désignation des membres de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Chaque parti cherchant à imposer ses candidats, il faudra de nouveau des heures de discussions, et de nombreux aller-retour du secrétaire général adjoint de l’UGTT entre la salle du « dialogue national » et le palais du Bardo.
La désignation du futur Premier ministre va s’avérer plus compliquée encore. À ce stade, les réunions au ministère des droits de l’homme ont lieu pratiquement tous les deux jours. Au départ, la vingtaine de partis présents autour de la table sont invités à proposer des noms, cinq par formation politique au maximum. Les propositions fusent. Les octogénaires, dont l’expérience ministérielle remonte aux années Bourguiba, ont la cote : Ahmed Ben Salah, 89 ans, vieux routier de la vie politique tunisienne, limogé en 1969 par le « combattant suprême » de son poste de Premier ministre après l’échec de sa politique étatiste ; Ahmed Mestiri, 88 ans, ex-ministre de Bourguiba lui aussi, avant de faire revêtir le costume de chef de l’opposition ; Mohamed Ennaceur, 80 ans, plusieurs fois ministre des affaires sociale du fondateur de la République… Au départ, les médiateurs du « quartet » espèrent aboutir à un consensus. Ils vont vite réaliser que cela ne sera pas possible. En outre, il leur faut aussi tenir compte de la nécessité pour le Premier ministre d’obtenir la confiance de l’Assemblée nationale constituante, ce qui donne de facto un droit de veto à Ennahda et à ses alliés de la troïka.
De réunions en tractations, une première liste de vingt noms est établie. Puis une short list avec les noms de huit candidats : Ahmed Mestiri, Mohamed Ennaceur, Jelloul Ayed, qui fût le grand argentier du gouvernement de transition de Béji Caïd Essebsi, Mustafa Kamel Nabli, ex-gouverneur de la banque centrale, Mansour Moalla, un autre ancien ministre de Bourguiba, l’ancien bâtonnier Chaki Tabib, Kaïs Saïed, un professeur de droit constitutionnel habitué des plateaux de télévision et Radhi Meddeb, ingénieur polytechnicien et homme d’affaires. Ensuite, on procède par élimination. À chaque tour, ceux qui obtiennent moins de cinq voix sortent. Celui qui longtemps tient la corde, c’est Ahmed Mestiri. Outre le soutien des islamistes, qui ne veulent à ce stade entendre parler de personne d’autres, il a naturellement l’appui de Mustafa Ben Jaafar, mais aussi, de façon plus surprenante, celui de Nejib Chebbi. Ce dernier, qui a déjà en ligne de mire la prochaine élection présidentielle, espère sans doute un renvoi d’ascenseur de la part des islamistes s’il vote pour leur candidat. Et puis, son épouse est une nièce de Mestiri… Les autres partis modernistes, Nidaa Tounès en tête, ne veulent, eux à aucun prix de Mestiri à la tête du gouvernement, convaincu qu’il fera jeu des islamistes où qu’à tout le moins, il ne sera pas en mesure de leur résister. N’a-t-il pas publiquement annoncé qu’il ne remettrait pas en cause, s’il devenait chef du gouvernement, les nominations partisanes de ses prédécesseurs ? Les partis d’opposition bloquent donc systématiquement, à chaque tour de scrutin, son élection. Pour tenter de sortir de l’impasse, le nom de Mustafa Filali est mis sur la table. C’est un vieux monsieur de 92 ans, ex-syndicaliste et ex-ministre de l’agriculture de Bourguiba. Il est pressenti, tôt dans la matinée du 13 décembre. À huit heures, il est d’accord. Et jusqu’à neuf heures, tout le monde pense que le problème est réglé. Mais ses filles et ses petits enfants réussissent à le convaincre qu’il est plus raisonnable, compte tenu de son âge, de décliner l’offre qui lui est faite… Une autre idée émerge alors, celle d’un tandem composé d’Ahmed Mestiri, dans le poste de Premier ministre, et de Jelloul Ayed, comme numéro deux du gouvernement. Mais pour Nidaa Tounès c’est toujours niet. Pas de Mestiri, même flanqué de Jelloul Ayed. Exit donc l’hypothèse Mestiri.
Du coup, les médiateurs décident de s’affranchir de la règle initiale selon laquelle aucun membre du gouvernement sortant d’Ali Larayedh ne devait figurer parmi les candidats. Cela ouvre la liste des candidats potentiels. C’est la patronne des patrons, Wided Bouchamaoui, qui aurait la première suggéré le nom de Mehdi Jomaa, dont la candidature est, formellement, présentée par le représentant de l’un des petits partis autour de la table. Elle et Jomaa parlent le même langage. Ministre de l’industrie dans le gouvernement d’Ali Larayedh, ce quinquagénaire sans étiquette partisane dirigeait en effet jusqu’au début de l’année 2013 la division Hutchinson d’Aérospace, filiale du groupe Total. La proposition est aussitôt appuyée par le secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abassi. « Nous avions eu l’occasion de négocier avec lui, nous savions qu’il serait à la hauteur » confie Bouali Barki.[5] En coulisses, les chancelleries occidentales, qui ont eu l’occasion d’apprécier l’efficacité et le sérieux du ministre de l’industrie, s’activent de leur côté en faveur de cette solution. Jens Plötner, l’ambassadeur d’Allemagne publie même sur son compte Facebook une photo le montrant en train de déjeuner avec le ministre de l’industrie. L’Algérie pousse dans le même sens. D’autant plus que Medhi Jomaa est le neveu de Mohamed Masmoudi, ancien ministre des affaires étrangères de Bourguiba – il fût en 1973 l’homme d’une très éphémère union tuniso-libyenne – et proche, de longue date, d’Abdelaziz Bouteflika.
Encore leur faut-il convaincre les partis politiques. Pour forcer la décision, le « quartet » annonce qu’il se contentera d’un vote à la majorité simple des vingt et une formations qui participent au « dialogue national ». Plusieurs d’entre elles, dont Nidaa Tounès et le Front populaire, opposées au choix d’un membre du gouvernement sortant, décident de boycotter le scrutin, non sans avoir tenté d’imposer de nouveau la candidature de Mohamed Ennaceur, qui manque de peu de passer. Nejib Chebbi, qui refuse que Mestiri ne soit plus dans la course a, lui, déjà claqué la porte. Les médiateurs tiennent bon. La désignation de Mehdi Jomaa est finalement ratifiée par neuf des onze partis encore présents. Y compris Ennahda : le parti islamiste pouvait difficilement s’opposer à la nomination d’un ministre du gouvernement d’Ali Larayedh.
Trois semaines plus tard, le 9 janvier, Ali Larayedh remet au président Moncef Marzouki la démission de son gouvernement. Non sans quelque réticence : il a fallu une ultime démarche du « quartet » pour le convaincre de respecter la parole donnée ! Les conditions posées par Ennahda pour quitter l’exécutif sont remplies. Depuis quelques jours l’Assemblée nationale constituante a entamé le vote, article par article, de la nouvelle constitution. Auparavant, les députés ont adopté la loi mettant en place la nouvelle instance supérieure indépendante chargée d’organiser le prochain scrutin. Ils en ont confié la présidence à Chafik Sarsar, un juriste qui a obtenu 153 voix sur 208 votants.
Le « quartet » a cependant encore du pain sur la planche. Les négociateurs de la société civile vont suivre en temps réel les tractations qui conduiront à la constitution du gouvernement de Mehdi Jomaa – qu’ils rencontrent à plusieurs reprises- aplanissant là encore les difficultés. Par la suite, après le vote de la loi électorale, ce sont eux encore qui trouveront une solution pour trancher le débat entre ceux qui militent pour que les élections présidentielles aient lieu avant les législatives et ceux qui veulent que ce soit l’inverse. De guerre lasse, ils convoqueront tout le monde dans la grande salle du ministère des droits de l’homme et leur demanderont de voter pour l’une ou l’autre solution.
Mais nous n’en sommes pas encore là. Il faudra deux semaines au nouveau Premier ministre- le maximum du temps imparti- pour réussir à former son gouvernement en respectant les conditions de neutralité et d’indépendance imposées lors du « dialogue national ». Au ministère de l’intérieur, Ennahda a obtenu, de haute lutte, le maintien de Lotfi Ben Jeddou, qui occupait déjà le poste dans le gouvernement d’Ali Larayedh. Mais cette concession est contrebalancée par la nomination d’un ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la sécurité, Ridha Sfar Gandoura. Reste un ultime obstacle : Mehdi Jomaa exige la révision de « petite constitution », la loi relative à l’organisation provisoire des pouvoirs publics, encore en vigueur. Il veut que la majorité requise pour destituer un ministre soit portée au 3/5 ème. Ce n’est que tard dans la nuit du 25 au 26 janvier, que les députés lui accordent ce qu’il souhaitait.
Mehdi Jomaa peut enfin présenter la liste de son gouvernement au président Moncef Marzouki. Il le fait dans la soirée du 26 janvier, avant d’être investi par l’assemblée constituante le 29 janvier, au lendemain de l’adoption de la nouvelle loi fondamentale. Une investiture qu’il obtient avec une confortable majorité de 149 voix sur 193 votants, mais à l’issue d’un débat souvent houleux. Certains députés l’accusent d’avoir fait appel à des partisans de l’ancien régime, d’autres refusent de soutenir un gouvernement issu du « dialogue national », d’autres enfin épinglent la ministre du tourisme Amel Karboul, « coupable » d’avoir passé quelques heures en Israël huit ans plus tôt- elle présentera le lendemain sa démission, aussitôt refusée par Mehdi Jomaa. Dans son discours d’investiture le nouveau chef du gouvernement inscrit son action dans le cadre de la « feuille de route » du quartet. Il promet l’organisation d’élections transparentes, la révision des nominations effectuées par les précédentes équipes, la dissolution des Ligues de protection de la révolution- ce sera chose faite le 26 mai 2014- un programme de lutte contre la corruption. Il affiche surtout sa volonté de restaurer un climat propice à la relance de l’économie. Car sur ce plan-là, l’ardoise que lui ont laissé ses prédécesseurs est salée.
Une cellule d’experts présidée par l’économiste Mahmoud Ben Romdhane a planché, début 2014, pour le parti Nidaa Tounès, à partir de données obtenues au sein de l’administration, sur le bilan économique et social laissé par Ennahda et ses alliés. Et il est proprement catastrophique. Plombé par un tourisme en berne, une Libye en plein chaos et une production de phosphates en chute libre, le taux de croissance du pays s’est effondré. Il atteint à peine 1,5 % pour les années 2011-2013 alors qu’il était en moyenne de 5,2 % sur la période 1960-2010. En outre, cette faible croissance est principalement tirée par la consommation. En fait le taux de croissance réelle, hors salaires de la fonction publique, ne serait que de 0,5 %.
Car le coût de la fonction publique a considérablement augmenté. Plus de 100 000 nouvelles recrues, une politique salariale démagogique sur fonds de clientélisme : le dérapage est estimé à près de 10 milliards de dinars, en deux ans. Une partie de ces dépenses ont pour origine la réhabilitation de fonctionnaires proches du mouvement islamiste, emprisonnés ou limogés pendant l’ancien régime. Chaque fois, la réintégration s’accompagne d’une reconstitution de carrière, avec paiement des arriérés de salaire. Pour la petite histoire, on verra même le ministre de l’éducation supérieure Moncef Ben Salem signer lui-même le décret reconstituant une carrière d’universitaire qu’il avait à peine amorcée… Si l’on ajoute à cela les dépenses des caisses de compensation qui subventionnent les prix de certains produits – plus de 5 milliards de dinars[6] en 2013 soit une augmentation de 300 % par rapport à 2010- la facture est insupportable pour l’État. Les dépenses publiques prévues pour 2014 atteignaient 29 milliards de dinars, au lieu de 18 milliards en 2010. D’où un déficit budgétaire de plus de 10 % du PIB – 8 milliards de dinars- au lieu de 1 % en 2010. Quant au matelas de devises dont dispose la Tunisie, il n’excède pas deux ou trois mois de trésorerie. Résultat : le pays est condamné à gérer au quotidien la couverture nécessaire au paiement des salaires des fonctionnaires en usant de la « planche à billets »- des bons du trésor prêtés par la banque centrale aux banques- malgré les risques d’inflation. Le système bancaire est lui aussi au plus mal. Il faudrait 1,7 milliard de dollars pour sauver les principaux établissements publics d’une faillite annoncée. Mais les bailleurs de fonds renâclent et affichent leur scepticisme sur la sincérité des audits pratiqués par le système bancaire tunisien en 2013.
Si encore cet excédent de dépenses avait été ciblé en faveur des régions ou des couches défavorisées ! Il n’en est rien, bien au contraire. Le taux de décaissement des investissements publics régionaux était en 2013 d’un quart inférieur à ce qui était inscrit au budget. Au lieu du milliard de dinars, en moyenne, qui était consacré, chaque année, aux régions entre 2000 et 2010, la somme pour 2013 dépasse à peine 250 millions de dinars. Quant au chômage, il explose littéralement. Le pays comptait, selon les statistiques officielles, 630 000 chômeurs à la fin de 2013 contre 500 000 en 2010. Et 220 000 chômeurs diplômés au lieu de 140 000 en 2011. Beaucoup de jeunes préfèrent, dans ces conditions, s’expatrier, quitte à prendre la mer sur une embarcation de fortune pour rejoindre la cohorte des sans papiers, en Italie ou en France. Entre mai 2102 et mai 2013 quelque 90 000 jeunes auraient ainsi choisi de quitter le pays.
Le 3 mars 2014, quelques semaines après avoir pris possession de son bureau de Premier ministre à la Kasbah, Mehdi Jomaa, annonce à ses concitoyens, au cours d’une interview télévisée, qu’il lui manque douze milliards de dinars pour boucler l’exercice budgétaire de l’année en cours. En clair, les caisses de l’État sont vides.
[1] Jeune Afrique, 25 août 2013
[2] International Crisis Group, Update Briefing, 4 juin 2014
[3] Entretien avec l’auteure, juillet 2014, Paris.
[4] Entretien avec l’auteure, juillet 2014, Paris.
[5] Entretien avec l’auteure, juillet 2014, Paris.
[6] Un dinar équivaut à 0,435 euros