L’énigmatique hangar numéro 12 du port de Beyrouth

Sept mois, jour pour jour, après la double explosion gigantesque qui avait ravagé le 4 août 2020 le Port et plusieurs quartiers de la capitale libanaise, les premières révélations mettaient en cause le Premier ministre démissionnaire Hassan Diab et trois anciens ministres des Travaux publics et du Transport, alignés politiquement sur l’axe Téhéran-Damas. 

Michel TOUMA

Cela fait sept mois que s’est produite, le 4 août dernier, la double explosion cataclysmique au port de Beyrouth (plus de 200 morts, 6500 blessés et des quartiers entiers dévastés) et malgré ce délai, l’enquête semble faire du surplace. Ou plutôt elle parait être retournée à la case départ. Et pour cause : le juge d’instruction qui avait été chargé de l’investigation, Fady Sawan, a été dessaisi au début de l’année du dossier qui a été confié à un autre magistrat, Tarek Bitar, sous le prétexte fallacieux que le domicile de Fady Sawan avait été endommagé lors de l’explosion et que par voie de conséquence des doutes planaient sur son impartialité.

En réalité, le juge Sawan avait atteint un stade délicat dans ses investigations, mettant en examen pour négligence dans l’exercice de leurs fonctions le Premier ministre démissionnaire Hassan Diab (qui continue à expédier les affaires courantes) et trois anciens ministres des Travaux publics et du Transport (dont deux députés), alignés politiquement sur l’axe Téhéran-Damas. Les quatre responsables ont refusé de comparaître devant le juge d’instruction et les deux députés, se prévalant de leur immunité parlementaire, ont présenté un recours contre M. Sawan devant l’autorité judiciaire compétente, laquelle a dessaisi le juge d’instruction du dossier. Cette décision a été vivement stigmatisé par l’opposition et par les parents des victimes de l’explosion qui l’ont perçue comme le fruit d’ingérences politiques, à un très haut niveau, dans l’enquête.

Les quelques éléments qui ont fuité dans la presse et différents médias ainsi que divers faits incontestables tendent à confirmer la dimension politique, voire stratégique au plan régional, de cette double explosion du 4 août dont le catalyseur a été une importante cargaison de nitrate d’ammonium entreposé dans le port de Beyrouth depuis … 2013 ( sic !) dans un hangar (le hangar numéro 12) qui était sous contrôle du Hezbollah libanais pro-iranien qui le considérait comme sa chasse gardée et auquel les autorités officielles n’avaient pas accès.

Les informations rapportées depuis le 4 août par plusieurs sources concordantes ont permis d’établir, de façon officieuse, les faits suivants : en 2013, une cargaison de 2750 tonnes de nitrates d’ammonium a été achetée à une usine en Georgie et transportée à bord d’un navire russe, Rhosus, qui devait la livrer, officiellement, à une compagnie au Mozambique. Le navire fera escale au port de Beyrouth et prétextera une panne de moteur pour informer les autorités libanaises qu’il ne pouvait pas poursuivre sa route. La cargaison de 2750 tonnes est alors débarquée, en 2013, dans le hangar numéro 12 où le nitrate d’ammonium restera entreposé, en dehors de tout contrôle étatique, jusqu’au 4 août dernier. Sauf que plusieurs experts en explosifs ont affirmé que la gigantesque explosion qui s’est produite à cette date a été provoquée par uniquement 500 à 600 tonnes de nitrate d’ammonium qui restaient dans le hangar le jour du drame.

Les questions qui fâchent

La mise à l’écart du juge Sawan est intervenue alors que nombre de questions particulièrement sensibles étaient soulevées et que le juge d’instruction tentait d’élucider : qui a financé l’achat en Georgie et le transport à bord du navire russe de la cargaison de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium ? ; qui était le véritable destinataire de ce nitrate d’ammonium (qui sert dans la fabrication d’explosifs puissants) ? ; pourquoi le navire a-t-il transité par Beyrouth ? ; pourquoi les autorités libanaises ont-elles accepté que cette cargaison soit débarquée et entreposée au port de Beyrouth en dépit du danger extrême qu’elle représentait ? ; pour quelle raison cette cargaison est-elle restée au port de Beyrouth de 2013 au 4 août 2020 sans aucun contrôle étatique, en dépit du danger ? ; quelle partie a tiré profit de ce nitrate d’ammonium durant toute cette période ? ; pour quelles raisons les différents ministres du Transport (dont relève le Port) et les autres hauts responsables officiels, politiques et sécuritaires, n’ont-ils pas réagi et pris les mesures qui s’imposaient face au danger qui planait sur le Port et les quartiers résidentiels voisins ? ; sachant que l’explosion cataclysmique a été provoquée par 500 à 600 tonnes de nitrate, où sont passées les 2200 ou 2100 tonnes restantes ?

Tenu, à l’évidence, par le secret de l’enquête, le juge Sawan n’a laissé filtrer aucune indication apportant des éléments de réponse à ces différentes interrogations. La seule mesure rendue publique aura été la mise en examen, pour négligence, de l’actuel Premier ministre démissionnaire et de trois ministres du Transport, appartenant au camp syro-iranien. Les milieux de l’opposition croient savoir dans ce cadre que le juge d’instruction avait avancé dans son investigation, parvenant à certaines conclusions sensibles en rapport avec le conflit syrien, le comportement du Hezbollah et le laxisme des autorités libanaises dans cette affaire.

Une piste syrienne

En l’absence d’informations officielles entourant ce dossier, la presse et les médias de Beyrouth ont rapporté au cours de ces sept mois qui se sont écoulés depuis l’explosion un flot d’indications et de faits reflétant la dimension politique et stratégique, au niveau régional et du conflit syrien, de la tragédie du 4 août. Un journaliste libanais d’investigation a ainsi révélé le 12 janvier dernier, documents à l’appui, au cours d’une émission retransmise par une chaine locale, que deux richissimes hommes d’affaires syriens, établis à Moscou et très proches du président Bachar el-Assad, avaient financé l’achat et le transport du nitrate d’ammonium en camouflant l’opération grâce à plusieurs sociétés-écrans enregistrées à Londres.

Le 15 janvier 2021, l’intellectuel et opposant chiite libanais anti-Hezbollah, Lokman Slim, confirmait la piste syrienne dans une interview à la chaîne arabophone el-Hadath, établissant un lien entre l’achat de la cargaison de nitrate d’ammonium, son entreposage au port de Beyrouth et la signature le 14 octobre 2013 par le président Assad, sous la pression américaine et russe, du traité sur la non-prolifération des armes chimiques. Assad avait été contraint d’adhérer à ce traité à la suite de l’utilisation par le régime syrien de l’arme chimique contre la population civile, ce qui avait poussé le président américain Barak Obama à exiger en août 2013, en coordination avec la Russie, que la Syrie remette ses armes chimiques à une instance internationale. Lokman Slim indiquait que le 23 novembre 2013 le navire russe transportant le nitrate d’ammonium faisait escale au large de la capitale libanaise. L’opposant chiite soulignait sur ce plan qu’après l’entreposage du nitrate au port de Beyrouth, les bombardements des villages syriens au moyen de barils d’explosifs (utilisant le nitrate d’ammonium) ont connu à partir de 2014 une recrudescence spectaculaire, passant de 10 raids en moyenne par semaine contre 20 pour toute la période 2012-2013. Et Lokman Slim d’affirmer que le nitrate entreposé au port de Beyrouth était acheminé progressivement en Syrie par le Hezbollah pour la fabrication des barils d’explosifs utilisés contre la population. Moins de trois semaines après cette interview, l’opposant chiite était assassiné, le 4 février 2021, au Liban-Sud, dans une zone contrôlée par le Hezbollah.

Des mises en garde successives

Durant toutes ces années entre 2014 et 2020, des officiers supérieurs des services de sécurité et de hauts responsables en charge du service des Douanes au port de Beyrouth ont adressé des notes officielles aux responsables gouvernementaux, mettant en garde contre le grave danger de l’entreposage du nitrate d’ammonium au Port, à proximité immédiate de quartiers résidentiels et de secteurs commerçants.

En mai 2020, un officier de l’un des services de sécurité étatiques était chargé d’effectuer des interrogatoires auprès de certains responsables sur la présence du nitrate d’ammonium et les risques qui en découlaient. L’officier en question a adressé ses conclusions à la plus haute instance judiciaire libanaise qui décida, le 1er juin 2020, de clore le dossier. Informé de cette affaire, le Premier ministre décidera le 3 juin d’effectuer, le lendemain, une visite d’inspection au Port. Il chargera son conseiller pour les affaires de sécurité de se rendre dans l’enceinte portuaire pour préparer sa tournée d’inspection. Le soir du 3 juin, il décide toutefois d’annuler la visite après avoir reçu un mystérieux appel téléphonique.

Le 20 juillet, soit deux semaines avant l’explosion, le président de la République et le Premier ministre reçoivent des notes officielles d’un service de sécurité étatique mettant en garde également contre le danger du maintien du nitrate d’ammonium au Port. Mais là aussi, aucune réaction de la part de ces hautes sphères du pouvoir. Ce laxisme constitue, à n’en point douter, une preuve de l’existence sur le terrain d’une faction qui avait visiblement une autorité de facto plus forte que celle de l’appareil étatique et qui considérait le hangar numéro 12 comme une ligne rouge infranchissable, ce qui mena ainsi à la tragédie du 4 août 2020.