Dans « la révolution antiterroriste » (éditions Temps présent), François Thuillier, longtemps fonctionnaire au sein des services anti terroristes français, met en garde contre le glissement de la classe politique et journalistique française vers une hypothétique « guerre au terrorisme » devenu le nouvel opium du peuple.
Une chronique de Frédéric Ocqueteau, directeur de recherches au CNR
Il y a vingt ans, avant les attentats du 11 septembre, François Thuillier, chargé d’études à l’IHESI (au ministère de l’Intérieur), avait publié à la Documentation française une enquête pionnière sur l’organisation des services de renseignement français, comparée à ses homologues européens[1]. La même année, un universitaire spécialisé, Bertrand Warusfel dressait un inventaire juridique complet de l’organisation de notre système de renseignement[2].
Ces deux ouvrages fondateurs en firent des spécialistes reconnus, tant l’objet restait à cette époque sous-étudié, ni noble, ni encore particulièrement ‘préoccupant’. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, quelques historiens et politologues de grande valeur ont réussi toutefois, à imposer dans le champ français de la connaissance des politiques publiques, la nécessité de décrypter les mécanismes d’adaptation des services antiterroristes aux menaces, et notamment à celle de l’islamisme néo-djihadiste radical.
Le rapport du citoyen au terrorisme radical
Sébastien Yves Laurent, prof à l’IEP de Bordeaux, est devenu l’un de nos meilleurs universitaires sur le sujet, grâce à une habilitation secret-défense obtenue de haute lutte. Il sut rendre hommage aux travaux pionniers de François Thuillier, dans sa contribution aux dimensions géopolitiques de son propre Atlas du renseignement (Presses de science po., 2014).
Nous étions impatients de prendre connaissance de La révolution antiterroriste, d’autant que depuis lors, François Thuillier était resté silencieux. Au sein de divers services ultérieurs, dont l’UCLAT notamment, ou bien chef de cabinet du DGPN Claude Balland, sous le quinquennat de François Hollande, on pouvait bien deviner que son expertise avait fait de lui un connaisseur particulièrement avisé des « services secrets » vécus de l’Intérieur. Dans la mesure où il est devenu aujourd’hui chercheur associé à un mystérieux think tank, le Centre d’Etudes sur les Conflits-Sécurité Liberté, le lecteur alléché, connaisseur minimal du sujet ou simplement désireux de le mieux connaitre, pouvait à bon droit espérer de ce nouveau livre matière à réorienter ses éventuels préjugés sur la question, à tout le moins d’approfondir ou d’affiner ses connaissances. Hélas, il faut bien avouer que de tels espoirs ne sont pas au rendez-vous. Si l’on comprend fort bien les intentions légitimes de l’auteur, la déception et la frustration sont néanmoins amères.
Rendons d’abord hommage aux belles qualités de l’ouvrage, car ses mérites en sont indéniables. En premier lieu, saluons l’élégance et la maîtrise de l’écriture de l’auteur, d’une lecture très agréable, une rareté sur un sujet aussi austère. Admirons surtout la profondeur de sa culture philosophique et littéraire habilement mobilisée au service de sa réflexion. Rendons surtout hommage à l’entreprise elle-même, qui n’est en rien banale chez un agent des services secrets désireux d’imprimer un rythme particulier à son essai en nous faisant part de ses propres itinérances voire de ses incertitudes.
François Thuillier tente de démystifier, dans une perspective militante assumée, notre rapport particulier de citoyens français à l’égard du terrorisme islamiste radical. Il s’efforce surtout de relativiser la prétendue nouvelle menace qu’il constituerait en la proportionnant au très faible nombre des victimes qu’elle aurait produit sur notre sol. Et il en impute la cause à la solidité d’un dispositif de renseignement qui, à ses yeux, avait toujours apporté les preuves de sa capacité à parer à ce type de danger, en sachant toujours doser l’impact des conséquences républicaines de ses lois de circonstance, auraient-elles été tristement « scélérates » par le passé.
L’idéologue américaine de « la guerre au terrorisme »
La première partie de l’ouvrage montre comment l’architecture des services de renseignements français, issue d’un modèle qualifié de latin, patiemment élaboré sous une Cinquième République démarquée d’autres modèles, aurait su démontrer son efficacité face à de multiples vagues et assauts terroristes, un peu comme si, en la matière, elle avait connu un âge d’or. Ce qui, bien entendu, resterait à démontrer.
Or, ce modèle vertueux, alors même qu’il serait devenu plus transparent et plus légitime avec le temps –ce qui resterait là encore à démontrer-, aurait commencé à s’affaiblir sous les assauts d’un terrorisme global apparu sur les sols occidentaux à la charnière du 21e siècle. L’abâtardissement de notre dispositif qui en aurait résulté s’expliquerait notamment par la persistance d’une erreur des plus gravissimes qu’il aurait mieux valu ne jamais commettre, celle d’avoir adopté sans réfléchir la pire des méthodes et de l’idéologie religieuse américaine de la « guerre au terrorisme ». Et cela, dans un cadre institutionnel régalien qui aurait dû garder pour vertu de rester laïc et non partisan, en dépit des stratégies et tactiques des ripostes à courte vue de ses pilotes politiques.
La seconde partie de l’ouvrage se montre beaucoup plus engagée dans sa critique offensive des autres erreurs politiques commises depuis vingt ans. Elle interroge le caractère inéluctable de la bascule de la France dans le détestable engrenage d’un régime de gouvernement antiterroriste ayant renoncé à faire prédominer dans ses actes, l’intelligence critique de son âme républicaine. La démonstration en est tenue à l’issue d’un assez juste diagnostic des changements de structures dans les organisations des services secrets français et dans une observation impitoyable des changements de pratiques à l’égard de la nouvelle menace jihadiste sous l’empire de la peur. Pour Thuillier, les bouleversements dans les référentiels d’action politique auraient fait perdre l’aptitude résiliente acquise par un Etat désormais accusé d’avoir trop aisément transigé sur le terrain du respect des libertés fondamentales.
Dans sa conclusion, digne d’un programme électoral proche de la France Insoumise, plutôt que de clore dialectiquement son essai, Thuillier ouvre une troisième piste sur les voies étroites à emprunter pour tenter de sortir de cette impasse. Il expose les conditions d’une politique antiterroriste alternative réformiste et non pas révolutionnaire, c’est-à-dire efficace et respectueuse des droits humains, ou plutôt efficace parce que respectueuse des droits humains[3].
Ce que le terrorisme a fait de nous
Pourquoi, en dépit de ses promesses et de ses indéniables qualités, cet essai de François Thuillier, nous a-t-il paru au final si irritant ? La raison principale en est simple. A la question de savoir ce que le terrorisme a fait de nous, Thuillier, -sans jamais se départir de ses états d’âme quasi existentiels [4]-, répond ceci : le terrorisme, c’est une collision entre l’intime et le public qui défie la politique.
Mais qui est donc ce nous à qui il s’adresse, sinon à lui-même ou à de probables initiés de quelque confrérie maçonnique humaniste sévissant dans les services où il officia naguère ? On ne peut s’empêcher de penser que, par l’effet de l’accumulation des traces de ses allusions philosophiques qui ne font jamais aucune place à une bibliographie universitaire élémentaire sur le sujet, il leur adresse des clins d’œil autosuffisants.
Le lecteur lambda ne saurait évidemment y trouver son compte. L’auteur lui laisse croire qu’il en sait beaucoup plus qu’il ne peut en dire, sans qu’on puisse jamais avoir aucune garantie sur les secrets qu’il détiendrait. Tout se passe comme s’il fallait croire au magistère moral du veilleur, du guetteur ou de l’espion moyen, dont nous n’avons pourtant aucune raison de douter de l’honnêteté et de la bonne foi. On aimerait que, de temps à autre, l’auteur « passe à la caisse » et pour le dire abruptement, qu’il prouve ses affirmations sur autre chose que des arguments d’autorité.
Ce livre est en effet un OENI, un objet éditorial non identifié, qui postule que le cœur de l’Etat secret français serait peuplé ds fonctionnaires loyaux, humanistes, aguerris et déontologiquement impeccables quant à leur amour de l’intérêt général désintéressé. A ce titre, la transparence minimale que chaque citoyen serait en droit d’attendre de tout fonctionnaire d’autorité, puisque l’un d’eux a décidé d’en témoigner, devrait être au rendez-vous. Et ce n’est jamais le cas. Nous comprenons bien que nos agents de renseignement n’aiment pas trop voir le quotidien prosaïque de leur travail étalé sous les sunlights, surtout quand leurs missions sont périlleuses dans les « services spéciaux » notamment. Mais on ne peut tout de même pas leur faire aveuglément confiance. Au centre des choses et de l’Etat où se tient F. Thuillier et les siens, ils seraient en somme les seuls agents à savoir pointer la toxicité des erreurs, faiblesses et aveuglements des autres sources de pouvoir intoxiqués et intoxicants ? Parce qu’ils agiraient pour le bien de tous au gouvernail de la barque commune, parmi des écueils de plus en plus menaçants ?…
Un adversaire minuscule érigé en ennemi de première grandeur.
Les flèches de l’auteur sont d’autant plus cruelles qu’elles sont écrites à la manière ironique et acerbe d’un Saint-Simon en faisant mine de n’y pas toucher, sans jamais sombrer dans le style vulgaire d’un pamphlétaire rangé des voitures réglant ses comptes avec sa maison, tel par exemple un lanceur d’alerte vengeur qui aurait en vain prêché dans le désert. Elles se déploient surtout à l’égard des politiques aux manettes, de droite comme de gauche, accusés de sur-réagir à un adversaire minuscule (Daesch) érigé en ennemi légitime de première grandeur. Nos médiocres élites politiques bombant le torse, émancipées de la prétendue « culture de l’excuse » des universitaires à l’égard des terroristes, auraient ainsi été contaminées par la lèpre autoritariste des identitaires (le terme de lepénisation des esprits n’est pas écrit, c’est pourtant la démonstration à laquelle le texte aboutit).
D’autres charges virulentes se déploient à l’encontre d’un journalisme débridé en boucle devenu amoral, vendu à d’autres catégories des acteurs cyniques de la révolution antiterroriste : les marchands de la peur, des industries des matériels de protection et des experts prestidigitateurs ayant su prédire et expliquer, au nom du mantra d’une criminologie ayant réponse à tout, que la République, à juste titre apeurée, allait pouvoir bientôt pouvoir, grâce à leurs conseils, éradiquer rapidement la menace des néo-radicalisés du jihad.
Ces charges épargnent toutefois une autre « science », celle de quelques chercheurs universitaires inaudibles, dont les enseignements alternatifs à bas bruit, mériteraient d’après l’auteur, de faire l’objet d’une écoute plus respectueuse parmi des élites politiques devenues paresseuses et incultes avant de s’engouffrer dans le régime d’exception d’un état d’urgence pérennisé sous la période 2015 à 2107 notamment. Cette séquence traumatisante aurait assurément fait perdre leur « latin » à nos élites républicaines, qui n’auraient pas eu d’autres moyens à leur portée que de faire passer dans une opinion anesthésiée par des attentats spectaculaires, l’idée qu’une autre politique alternative à celle de la guerre ne serait qu’une vaste plaisanterie, au lieu d’écouter ces scientifiques. Mais desquels, au juste ?… N’y-a-t-il pas une nouvelle source de naïveté chez l’auteur à imaginer la neutralité et l’homogénéité de leurs travaux, quand on voudrait à tout prix les faire passer pour d’avisés conseillers des princes ?
François Thuillier, conscient du caractère un peu court de sa thèse, propose donc une alternative à la politique qui nous conduirait tout droit dans le mur. Il plaide pour une projet de refondation d’une république ayant toujours eu raison de se persuader qu’elle avait pour vocation à témoigner de plus grand qu’elle. En recherchant le rééquilibrage permanent des classes sociales plus égalitaires se surveillant les unes les autres afin de rendre la société plus stable et cohésive qu’elle ne l’est ; en dédramatisant le chiffre des victimes des violences sociales et non militaires que sont les actes criminels perpétrés par quelques créatures radicalisées sur notre sol ; en sondant mieux le potentiel de violence que porte tout citoyen en lui et de la manière dont on doit tout faire pour le dissuader de l’exercer ou l’aider à l’évacuer ou à le canaliser… voilà les clés principales pour savoir raison garder et ne jamais céder à la panique.
A quand l’envers du décor?
Si la « sécurité » est science des flux, elle devrait consister, d’après ses artisans pilotes postés dans les dispositifs dédiés, à maîtriser, barrer ou canaliser les tensions sociales au lieu de les exciter. De savoir retrouver, en somme, le juste équilibre entre les pouvoirs judiciaire, policier et militaire. Mais qui diable aurait la mauvaise idée de vouloir résister à pareille intelligence programmatique ?… Certainement pas nous !
Mais François Thuillier, n’ayant pas écrit le journal de l’envers du décor des services de renseignement tel qu’il aurait pu et qu’il dût le vivre, la plus-value de son essai n’est là : on en resta au vœu pieux. Il a certes jeté les bases citoyennes d’une indéniable compétence de l’intellectuel organique policier sur la matière. Il lui reste maintenant à passer de l’idéal à la réalité. D’écrire le livre et de publier ce journal de bord que le monde frustré de ses lecteurs attend de lui désormais. Dans la veine par exemple des souvenirs d’un Yves Bertrand, des Carnets d’un général Rondot ou des confidences d’un président Hollande. On se souvient que le premier n’avait pas pu tout dire ce qu’il voulait dans un premier temps, et que le troisième n’aurait pas dû tout dire non plus, ce qu’il fit néanmoins à ses risques et périls[5].
Il est grand temps que les témoins et acteurs des services secrets fassent confiance à la maturité de leurs concitoyens. D’autant plus quand ils font chorus de leurs voix aux progrès liés aux travaux de la Délégation Parlementaire au Renseignement, ou dès lors qu’ils se montrent imaginatifs dans leur volonté de fonder une « enceinte de recherche » élargie et indépendante. Il pourrait y être débattu, selon les règles de l’art pacifiques de la disputatio, de l’avenir de nos services de renseignement en prise avec les menaces de tous les terrorismes.
[1] L’Europe du secret, mythes et réalités du renseignement politique, 2000.
[2] Contre-espionnage et protection du secret, histoire, droit et organisation de la sécurité nationale, Lavauzelle, 2000.
[3] …pour reprendre les termes exacts de son préfacier, Marc Sageman, un ancien des services secrets américains, consultant en psychologie terroriste (p. 19).
[4] Significative, cette remarque en réponse à son préfacier : l’ouvrage d’un français très moyen s’exprimant du centre du pays, et non pas d’un Français qui aurait volontiers cultivé l’orgueil de l’universalité. (p. 40)
[5] Pour les non-initiés…, voir par ex., Yves Bertrand, RG, ce que je n’ai pas dit dans mes Carnets (2009) ; ou les notes saisies et déclassifiées des carnets du maître-espion de la sécurité extérieure, le Général Philippe Rondot (Libération, 2007) ; ou bien encore, les confidences du président Hollande aux journalistes G. Davet et F. Lhomme : « Un président de devrait pas dire ça… » (2017).
Cette chronique est signée Frédéric Ocqueteau, Directeur de recherche au CNRS (CESDIP)*
Auteur de : « Guerre au terrorisme : une croisade morale sous le regard critiques des sciences sociales », Revue Française d’Administration Publique, novembre 2019, n° 170, p. 475-492.