La contribution décisive de Rached Ghannouchi en faveur d’une démocratie musulmane

« On Muslim Democracy » est un ouvrage signé par Rached Ghannouchi, le chef historique des islamistes tunisiens qui fut l’acteur majeur de la transition démocratique en Tunisie qui a eu lieu dans les années 2011-2019 après le départ forcé du pouvoir de l’ex président Ben Ali. Ce livre de référence s’inscrit dans le sillage des révolutions arabes, où la quête d’un ordre politique renouvelé a conduit à repenser la place de l’islam dans la vie publique. Rappelons que sous le rêgne de l’actuel Président, Kaïs Saïed, qui a imposé à la Tunisie une dictature médiocre, la plupart des figures importantes de la vie publique tunisienne, dont Ghannouchi, ont été incarcérés.

Le livre explore comment, à partir d’une tradition islamique marquée par la théologie du califat et la souveraineté divine, se dessine une conception de la démocratie qui conjugue liberté, pluralisme et éthique religieuse. Dès l’introduction, les auteurs posent la problématique de la conciliation entre la tradition islamique et les exigences d’un système démocratique moderne, en soulignant les mutations profondes du paysage politique tunisien post‑révolution.

Mondafrique livre une synthèse détaillée de cet ouvrage important signé par Rached Ghannouchi et Andrew F.March qui devrait faire l’objet d’un colloque ce mardi à Rabat dans un pays, le Maroc, qui a toujours su traiter de façon sophistiquée la question de l’Islam politique. 

 

La pensée de Ghannouchi, façonnée par de multiples expériences – emprisonnements, exil et retour dans son pays – se présente comme le fil conducteur de l’ouvrage. Son parcours personnel, oscillant entre militantisme islamiste et engagement en faveur d’une démocratie participative, illustre la tension entre un idéal théologique et la réalité politique. L’évolution de sa pensée témoigne de la nécessité de dépasser le dogme pour adopter une approche plus pragmatique, capable de répondre aux défis d’un monde en mutation rapide, sans renoncer aux valeurs fondamentales de l’islam.

Le contexte tunisien, marqué par la révolution de 2011 et le succès d’un processus de rédaction constitutionnelle, offre le cadre dans lequel s’exprime la transformation de l’islam politique. Les négociations et compromis aboutis lors de la rédaction de la Constitution de 2014 illustrent à la fois la fragilité d’un ordre post‑révolutionnaire et la capacité des acteurs politiques à forger un consensus. Ce processus, bien que parsemé de tensions idéologiques, constitue une expérience inédite de démocratie négociée, dans laquelle l’aspiration à une régulation par le droit et la délibération collective est mise à l’épreuve.

La démocratie islamique idéale

 

Avant le tournant pragmatique, Ghannouchi élabore une théorie de la démocratie islamique idéale, présentée notamment dans « Public Freedoms in the Islamic State ». Ce modèle propose de concilier la souveraineté divine avec l’idée que le peuple est source de légitimité. L’idéologie idéale met en avant une vision unifiée du corps politique, dans laquelle la loi islamique, interprétée à partir des textes sacrés, sert de cadre normatif pour la réalisation du bien commun. L’enjeu théorique est de démontrer que l’islam peut offrir une base morale solide pour une gouvernance démocratique.

Au cœur de la pensée de Ghannouchi figure l’idée que le califat universel ne se réduit pas à une institution figée, mais constitue une métaphore de la délégation du pouvoir divin au peuple. Dans ce modèle, la souveraineté émane directement de Dieu, déléguée aux hommes par leur capacité à interpréter et appliquer la loi divine. Cette conception permet de justifier un pouvoir populaire absolu, tout en maintenant une dimension transcendante qui oriente la vie politique. La tension entre autorité divine et autonomie humaine constitue ainsi l’un des fondements de la démocratie islamique idéale.

« L’autonomie éthique » 

Ghannouchi propose une vision nuancée de la liberté qui conjugue deux dimensions complémentaires. D’une part, la liberté positive s’exprime dans l’adhésion à une voie guidée par des valeurs morales et spirituelles – la soumission à Dieu étant vue comme source d’émancipation. D’autre part, la liberté négative, entendue comme la capacité d’agir sans contrainte arbitraire, est défendue comme une condition essentielle à l’épanouissement individuel. Ainsi, pour Ghannouchi, l’islam ne se contente pas de prescrire un ordre social ; il offre également une conception de l’autonomie qui trouve son écho dans la pratique démocratique.

La quête d’une perfection morale occupe une place centrale dans la théorie ghannouchienne. Selon lui, l’idéal politique réside dans la capacité du peuple à se conformer aux préceptes divins, ce qui permet de dépasser l’état de soumission pour atteindre une véritable autonomie éthique. Cette vision perfectionniste implique que l’exercice du pouvoir doit être constamment orienté vers l’amélioration collective, à travers une délibération éclairée et une responsabilité partagée. L’aspiration à la vertu se présente ainsi comme un moteur de la transformation sociale, à condition que la foi soit mobilisée pour servir l’intérêt commun.

La critique des modèles démocratiques occidentaux

Ghannouchi se distingue également par une critique acerbe des modèles démocratiques occidentaux, qu’il juge trop individualistes et fragmentaires. Il reproche notamment la séparation rigide des pouvoirs, qu’il considère incompatible avec une vision de la démocratie fondée sur la coopération et l’unité. Pour lui, le modèle occidental, centré sur la lutte contre la tyrannie majoritaire, néglige l’aspect communautaire et moral de l’action politique. En valorisant la délibération collective et le consensus, il propose une alternative qui intègre la dimension spirituelle dans la construction d’un ordre démocratique, où la cohésion sociale prime sur l’affrontement institutionnel.

Le processus de rédaction de la Constitution tunisienne illustre la nécessité du compromis dans un environnement profondément divisé. Face aux tensions entre partisans d’une interprétation stricte de l’islam et forces réformistes, l’Ennahda a consenti à d’importantes concessions. Ces choix, tout en fragilisant certains aspects de la vision initiale de la démocratie islamique idéale, ont permis d’ériger un cadre juridique garantissant à la fois la protection des libertés individuelles et l’inclusion de valeurs religieuses. Ce compromis constitutionnel représente ainsi un passage obligé vers une approche pragmatique de la démocratie, qui se veut adaptable aux réalités d’un système politique en mutation.

La Tunisie post Ben Ali

La période post‑2011 marque un tournant décisif dans l’évolution de la pensée de Ghannouchi. Confronté aux exigences d’un ordre démocratique effectif, il se détourne progressivement d’une vision idéaliste pour adopter une approche plus pragmatique et pluraliste. Les écrits et interventions de cette période témoignent d’une volonté de concilier les idéaux religieux avec les nécessités de la gouvernance moderne. Cette évolution ne constitue pas un reniement de ses convictions fondamentales, mais plutôt une adaptation stratégique aux contraintes du pouvoir et aux défis du dialogue politique dans une société diversifiée.

En 2016, l’Ennahda opère un virage symbolique en se déclarant « Muslim Democratic Party », marquant ainsi la rupture avec l’étiquette « political Islam ».
Ce changement d’appellation du mouvement ex islamistereflète une volonté de dépasser les stéréotypes et de s’inscrire dans une démarche de démocratisation concrète. La transformation en démocratie musulmane se traduit par l’adoption de positions plus nuancées, reconnaissant la pluralité des opinions et l’importance du dialogue inter‑religieux et inter‑idéologique. Ce rebranding permet de mettre en avant une gouvernance fondée sur le respect des libertés fondamentales et sur la recherche d’un consensus partagé, tout en restant fidèle à une identité islamique profondément ancrée.

La construction d’un ordre démocratique, selon Ghannouchi, repose en grande partie sur l’établissement d’un consensus entre les élites politiques, couplé à une délibération publique authentique. Plutôt que de se fonder sur des mécanismes de séparation stricte des pouvoirs, il privilégie la coopération et l’entente entre acteurs de la vie politique. Ce modèle valorise la consultation mutuelle et la recherche de compromis comme gages de stabilité et d’efficacité, tout en garantissant la participation citoyenne. Le consensus élitaire apparaît ainsi comme une réponse aux dérives autoritaires, offrant une alternative fondée sur l’unité et le dialogue, même en présence de divergences profondes.


La place de la religion dans l’espace public

L’ouvrage interroge la coexistence de la sphère religieuse et du pouvoir politique dans une démocratie moderne. Pour Ghannouchi, l’islam ne doit pas être cantonné à une dimension privée, mais il peut éclairer la vie publique en apportant des repères éthiques solides. La religion, loin d’être un facteur de division, se présente comme un élément fédérateur capable de contribuer à la construction d’un consensus moral. Toutefois, cette intégration nécessite une adaptation des pratiques traditionnelles aux exigences du pluralisme et du respect des libertés individuelles, afin d’éviter toute dérive sectaire et de garantir l’inclusivité de la vie démocratique.

Un des enjeux majeurs de l’ouvrage réside dans la réinterprétation des sources scripturaires à la lumière des réalités contemporaines. Ghannouchi insiste sur le fait que le Coran et la Sunna doivent être lus dans un esprit de dialogue et d’adaptation, afin de répondre aux défis du monde moderne. La référence au modèle du Sahifa de Médine, par exemple, symbolise une approche où les textes sacrés servent de guide à une délibération collective plutôt qu’à une imposition autoritaire. Cette relecture permet de concilier tradition et modernité, en offrant aux croyants les outils pour imaginer une gouvernance à la fois fidèle à l’héritage islamique et ouverte aux exigences démocratiques.

Droits fondamentaux et libertés individuelles

Dans l’optique ghannouchienne, la garantie des droits fondamentaux constitue le socle indispensable d’une société libre et juste. L’ouvrage développe l’idée que les libertés individuelles – qu’elles soient de pensée, d’expression ou de participation – doivent être protégées pour permettre l’épanouissement de la communauté. En associant ces libertés à une vision collective de la justice, Ghannouchi défend une approche où le respect de la dignité humaine s’inscrit dans le cadre d’une éthique religieuse. Ce faisant, il propose un modèle dans lequel la protection des droits ne s’oppose pas aux valeurs de l’islam, mais en est l’expression la plus authentique.

L’un des défis récurrents abordés dans l’ouvrage est la tension entre la recherche d’une unité morale et la reconnaissance du pluralisme inhérent à toute société.
Pour Ghannouchi, l’idéal d’unité se heurte à la réalité d’un monde composé de multiples visions et aspirations. La démocratie musulmane, telle qu’envisagée par l’auteur, doit alors trouver un équilibre entre l’homogénéité éthique et la diversité des opinions. Ce compromis se traduit par une dialectique permanente où l’unité n’est pas imposée de manière autoritaire, mais négociée au sein d’un processus délibératif, garantissant ainsi une cohésion sociale sans étouffer la liberté d’expression.

L’ouvrage s’enrichit de nombreux dialogues et échanges qui illustrent la complexité des débats autour de la démocratie musulmane. Ces discussions, réunissant penseurs, militants et experts, témoignent de la vitalité intellectuelle du mouvement et de sa capacité à se remettre en question. Les débats portent tant sur la légitimité théologique que sur les modalités pratiques de gouvernance, révélant ainsi les tensions entre idéalisme et pragmatisme. Ce dialogue constant entre tradition et innovation permet d’appréhender la démocratie musulmane non pas comme un dogme figé, mais comme un projet en perpétuelle évolution, capable de s’adapter aux défis du temps présent.

Les défis contemporains de la démocratie musulmane

Face aux mutations globales – géopolitiques, économiques et culturelles – la démocratie musulmane se trouve confrontée à de nombreux défis. L’ouvrage aborde la montée des populismes, la complexification des rapports de pouvoir et les tensions entre modernité et tradition. Ces enjeux exigent une réflexion approfondie sur la capacité d’un modèle hybride à répondre aux aspirations d’une société en mutation. Pour Ghannouchi, la démocratie musulmane doit faire preuve d’une grande flexibilité, en intégrant les critiques et en renouvelant constamment ses pratiques, afin de préserver sa légitimité dans un monde globalisé où les repères traditionnels sont sans cesse remis en cause.

Un fil conducteur de l’ouvrage est la recherche d’un terrain d’entente entre les valeurs intrinsèques de l’islam et les principes universels de la démocratie. Les auteurs soulignent que, malgré des divergences apparentes, il existe de nombreux points de convergence – notamment en matière de justice, de solidarité et de respect de la dignité humaine. Cette convergence n’est pas automatique, mais résulte d’un travail d’interprétation et de réactualisation des textes sacrés, ainsi que d’un dialogue constant entre tradition et modernité. La synthèse proposée ouvre la voie à une vision renouvelée de la gouvernance, fondée sur un équilibre entre les exigences spirituelles et les impératifs démocratiques.
La synthèse de l’ouvrage aboutit à une réflexion sur l’héritage et l’avenir de la démocratie musulmane. En dépassant les clivages entre islamisme et démocratie libérale, Ghannouchi et March proposent un modèle qui, bien que confronté à des tensions internes et à des défis externes, offre des pistes prometteuses pour une gouvernance authentiquement participative. La conclusion insiste sur la nécessité d’un dialogue permanent, d’une remise en question continue et d’une adaptation aux réalités changeantes du monde contemporain. L’héritage de cette pensée réside dans sa capacité à offrir une alternative crédible, où la foi et la liberté se rejoignent pour construire une société plus juste et solidaire.

L’arrestation de Ghannouchi, patron des islamistes tunisiens: une régression démocratique