Dans une vaste cour extérieure donnant sur la grande avenue Jamal Abdel Nasser, en face de l’hôpital central de Nouakchott, Harouna, 45 ans, vient récupérer le kit alimentaire distribué par la Croix Rouge. Il est porteur du virus du SIDA, comme près de 20 000 mauritaniens.
D’un air déterminé, Harouna pointe du doigt vers le hangar où sont entreposés les centaines de sacs contenant des denrées. « Moi ça fait longtemps que je viens ici, je ne me cache pas. Mais beaucoup de personnes craignent d’être reconnues par un proche. Alors, soit ils se présentent le visage couvert, soit ils ne viennent pas du tout. Le Sida en Mauritanie on préfère ne pas en parler ». Ce tabou, lui l’a dépassé depuis longtemps. Avec assurance, il raconte. « Il y a huit ans, je travaillais comme calligraphe à Nouakchott. Un jour, j’ai eu une très forte fièvre. J’ai d’abord cru que c’était le paludisme. J’ai fermé l’atelier quelques jours, pour me reposer. Mais mon état s’est dégradé et des abcès ont commencé à apparaître sur mon corps. J’ai fait des analyses dont j’ai porté les résultats à mon oncle qui travaillait à l’hôpital. Lorsqu’il a ouvert l’enveloppe, il s’est mis à pleurer. Au centre de traitement ambulatoire, on a commencé par soigner mes infections puis on m’a prescrit des anti rétroviraux (ARV). Après 6 mois, je me sentais mieux et j’ai repris du poids. Alors que mon état s’améliorait, mon oncle est décédé d’un coup alors que tout le monde pensait que c’était moi qui allais mourir. Là, j’ai compris qu’entre le SIDA et la mort, il existe une grande différence. »
Contrairement à Harouna, Mohamed, ancien employé de la SNIM, la grande société minière du pays, puis chauffeur de taxi, a du chercher son traitement en dehors de la Mauritanie. « Fin 2002 pendant le mois de Ramadan, j’ai commencé à avoir des vomissements et des maux de tête, de la rupture du jeûne jusqu’à l’aube. Après une longue série d’analyses, on m’a annoncé que j’avais le VIH/SIDA et qu’on ne pouvait pas me soigner en Mauritanie. A l’époque, il n’existait aucun programme de lutte contre la maladie. A travers une association, j’ai pu me rendre au Sénégal avec trois autres malades, où nous avons reçu les ARV. Depuis, je me suis engagé dans la lutte contre le SIDA. Aujourd’hui, Mohamed, travaille pour le SENLS, l’organe national chargé de la gestion des fonds pour la lutte contre le SIDA. En 2008, il s’est marié et a eu un enfant.
Un taux de prévalence bas mais 10% des malades suivis
En Mauritanie, le taux de prévalence officiel du VIH/SIDA est estimé à 0,7%. Une tendance relativement basse pour le continent mais actuellement en hausse, explique Emmanuelle Huchon, chef de délégation pour la Croix Rouge française à Nouakchott. « Cela s’explique par un manque de sensibilisation de la population en général et des populations à risque en particulier ».
De l’autre côté de l’avenue Nasser, quelques personnes viennent chercher leurs médicaments à l’entrée du centre de traitement ambulatoire (CTA).
Créée en décembre 2004, cette unité gérée par le ministère de la santé fut la première autorisée à prendre en charge les malades du VIH/SIDA et à délivrer des ARV. « Lorsque nous avons ouvert le CTA la première année, nous accueillions 139 patients, aujourd’hui, ils sont 4700 inscrits », explique le docteur Barikalla qui dirige le centre. « Le service comprend 10 permanents dont quatre médecins, trois infirmières, une assistante sociale, un psychologue et un nutritionniste. Tous ont été formés aux spécificités du VIH/SIDA. Les soins et les médicaments sont gratuits, pris en charge en grande partie par le Fonds Mondial. » A travers plusieurs activités, le centre travaille également sur les aspects psycho-sociaux de la maladie. Trois fois par semaines, des repas communautaires et des groupes de parole sont organisés pour que les gens puissent progressivement partager leurs expériences. Un volet encore balbutiant. « Un psy et une assistante sociale pour tout le pays… le calcul est vite fait ! » ironise un patient à l’extérieur.
En moyenne, 45 nouveaux cas par mois sont dépistés depuis la création du CTA. Sur les 4700 patients inscrits aujourd’hui, environ 2000 sont suivis régulièrement. Il reste donc du pain sur la planche, d’autant que la Croix Rouge estime qu’entre 20 et 22 000 personnes au total seraient porteuses du virus dans le pays. « C’est une situation paradoxale où à peine 10% des malades seraient suivis alors même que les traitements sont gratuits ! » souligne E. Huchon.
Une gratuité qui aurait d’ailleurs pu passer à la trappe en 2009 lorsque le Fonds Mondial avait suspendu sa subvention à la lutte contre le SIDA suite à une affaire de détournement massif de fonds. Sur 11 millions d’euros d’aide allouée à l’époque pour cinq ans, 1,6 million avaient été détournés. A cela s’ajoutent plus de deux autres millions dépensés sans les justificatifs nécessaires. Le dépistage, la prévention et l’accompagnement des malades avaient alors pris du plomb dans l’aile. La levée de la suspension a finalement été accordée en 2011, suite au remboursement des sommes dues et à une série d’actions en justice et d’arrestations.
Le défi de la décentralisation
Longtemps, le CTA est resté la seule structure de prise en charge des personnes atteintes du virus du SIDA dans ce pays grand comme deux fois la France. Pour palier les insuffisances, trois autres unités ont été mises place dans les villes de Nouâdhibou, au nord, à Kifa, et Kaédi au sud. En 2014, une autre unité devrait voir le jour à Rosso près de la frontière sénégalaise et dans d’autres villes du pays. E. Hoche pointe en particulier le cas de Nouâdhibou, capitale économique du pays à la frontière avec le Maroc. « Il devenait urgent d’y développer la prise en charge car la ville cumule les facteurs de risque. Les nombreux travailleurs du secteur minier et de la pêche dans la région sont souvent des célibataires géographiques. Ils peuvent avoir des pratiques qui favorisent la transmission du virus. La prostitution y est importante et c’est également une plateforme pour les migrants d’Afrique de l’Ouest qui souhaitent se rendre en Europe ».
C’est sans compter la présence de nombreux militaires, groupe chez qui on trouve un taux de prévalence parmis les plus élevés. La décentralisation de la prise en charge des malades reste donc le plus grand défi de la lutte contre le VIH/SIDA au niveau national. « Entre 300 et 400 patients seulement sont inscrits dans les nouvelles unités. 95% des malades sont encore traités ici, à Nouakchott », regrette le docteur Barikalla.
Dans les locaux du CTA, des salles de consultation, un laboratoire, une pharmacie sont placés en enfilade le long d’un couloir. Tout au bout, deux personnes somnolent dans un petit espace doté de lits. Dehors, Harouna soupire. « Il n’y a que 6 ou 7 lits au CTA et les malades ne peuvent y rester que le jour. Ensuite, ils sont transférés à l’hôpital où la plupart du temps, le personnel médical ne sait même pas ce qu’est le SIDA. Ils refusent parfois même de toucher les patients ! »
Stigmatisations et pauvreté
Bien souvent, face à ce type de stigmatisations, les malades se tournent vers les associations de personnes vivant avec le VIH/SIDA (PVVIH). Dans les locaux l’Association de conscience et de la Lutte contre le SIDA (ACLS), son président Moktar Salem Lehbibe, accueille les personnes rejetées par leurs familles, à la recherche d’un endroit pour dormir, d’une aide pour les démarches médicales ou simplement d’une oreille attentive. « Ici, on propose gratuitement des chambres aux malades qui ne peuvent plus se loger, parce qu’ils ont été rejetés par leurs familles ou parce qu’ils n’ont plus les moyens de payer un loyer. Certaines personnes sont en grande détresse. On reçoit notamment des homosexuels sénégalais qui ont fui leur pays où on les persécute. La Mauritanie est une République islamique, certes, et ce sujet est très tabou. Mais les homosexuels sont mille fois moins stigmatisés ici qu’au Sénégal ! C’est ce qui les pousse à passer la frontière. » Pour M. S. Lehbibe, les programmes officiels de lutte contre le virus doivent davantage intégrer des personnes vivant avec le VIH en tant qu’intermédiaires avec les malades. « Ca ne peut pas fonctionner autrement ! » affirme-t-il, catégorique. « Quand on parle du SIDA, toutes sortes d’images terribles viennent à l’esprit des gens. Moi au départ, quand je disais que j’étais séropositif, personne ne me croyait. Surtout pas quand je portais mon costume ! » plaisante-t-il. « Maintenant les gens comprennent. C’est cette image qu’il faut montrer, surtout aux patients qui viennent de découvrir qu’ils sont porteurs du virus. »
Préjugés, stigmatisations, mais aussi paupérisation. Le stylo pointé sur une feuille blanche, E. Huchon répète la démonstration qu’elle connaît par cœur. « Une personne qui vit au centre du pays se sent malade. Elle va voir le médecin traditionnel. Elle paye. Le médecin renvoie au centre de santé le plus proche. Elle paye à nouveau, la consultation et le transport. Elle s’endette auprès de sa famille, de ses amis. Elle arrête de travailler et parfois vend son outil de travail en pensant tout reprendre une fois guérie. Mais elle ne guérit pas. Un médecin finit par l’envoyer à Nouakchott pour des examens complémentaires. Elle paye encore, jusqu’à ce qu’elle arrive au CTA où on lui diagnostique le VIH/SIDA. Elle va donc devoir payer des allers-retours à Nouakchott tous les trois mois pour récupérer ses médicaments. Elle prétexte un diabète auprès de sa famille pour justifier ses déplacements. Elle finit pauvre, malade, et isolée. Voilà, c’est Zola » conclut-elle en posant le stylo.
Une étude retraçant le parcours des personnes dépistées en Mauritanie indique que 80% d’entre elles sont indigentes. « Ce n’est pas que le SIDA touche les pauvres. C’est que le SIDA rend pauvre. »
Reste le cas des transmissions de la mère à l’enfant, un problème loin d’être réglé dans le pays. Pourtant, si les risques de transmissions atteignent 40% en cas d’absence totale de prise en charge, les traitements permettent aujourd’hui de faire baisser ce taux en dessous de 2%. « Lorsqu’un enfant naît avec le SIDA, c’est beaucoup plus difficile de lui proposer des médicaments adéquats. Les formules pédiatriques sont sujettes aux ruptures de stock et coûtent entre 10 et 100 fois plus cher que les trithérapies pour adultes qu’on trouve aujourd’hui en générique. » C’est donc avant la naissance que tout se joue. Aujourd’hui on peut vivre avec le SIDA, mais naitre avec, c’est trop. »