Quand le Quai d’Orsay se penche sur l’épidémie en Afrique

Le Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie du Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères a publié une note d’évaluation des effets de l’épidémie de coronavirus sur les relations franco-africaines sous le titre: « L’effet pangolin » : la tempête qui vient en Afrique ?« 

En voici le résumé.

La crise du Covid-19 peut être le révélateur des limites de capacité
des Etats, incapables de protéger leur population. En Afrique
notamment, ce pourrait être « la crise de trop » qui déstabilise
durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou
en bout de course (Afrique centrale). Vu d’Afrique, le Covid-19 se
présente sous la forme d’un chronogramme politique qui va amplifier
les facteurs de crise des sociétés et des Etats. Face au discrédit des
élites politiques, il convient de trouver d’autres interlocuteurs
africains pour affronter cette crise aux conséquences politiques.

  1. La crise de trop sur les appareils d’Etats ?
    L’onde de choc à venir du Covid-19 en Afrique pourrait être le
    coup de trop porté aux appareils d’Etat. Le taux de
    médicalisation est quasi-nul et les systèmes de santé nationaux
    peuvent être considérés comme saturés d’office. L’Etat va faire
    massivement la preuve de son incapacité à protéger ses
    populations. Cette crise pourrait être le dernier étage du procès
    populaire contre l’Etat, qui n’avait déjà pas su répondre aux crises
    économiques, politiques et sécuritaires.
    Manuel LAFONT RAPNOUIL – 37 QUAI D’ORSAY, Paris, Paris – manuel.lafontrapnouil@diplomatie.gouv.fr
    Les déclencheurs de la crise politique pourraient prendre
    plusieurs formes : un nombre trop élevé de décès ; l’effet de
    comparaison défavorables à certains Etats – notamment
    francophones – fragiles ou dont les politiques publiques sont
    défaillantes (Sahel, Afrique centrale) au miroir d’autres Etats
    africains aux institutions plus solides qui incarnent l’autorité (à
    l’image du Rwanda ou du Sénégal) ; ou encore le « mort politique
    zéro » – c’est-à-dire la personnalité dont la mort cristalliserait la
    contestation, qu’il appartienne au système en place ou à l’opposition.
    Le risque d’infection d’un dirigeant âgé et souffrant d’autres
    pathologies pourrait avoir de lourdes conséquences et obligerait à se
    positionner clairement et rapidement sur la fin d’un système
    et sur une transition.
    De manière plus structurelle, le Covid-19 a deux dimensions
    économiques spécifiques sur le continent. En Afrique de l’Ouest, les
    mesures de confinement saperont l’équilibre fragile de
    l’informel, économie de survie quotidienne essentielle au maintien
    du contrat social. En Afrique centrale, le choc pourrait précipiter la
    crise finale de la rente pétrolière au Cameroun, au Gabon et au
    Congo-Brazzaville (effondrement d’un prix du baril déjà en crise avec
    la demandé, aggravé par un ralentissement de la production, et
    risque d’accélération de la réflexion d’opérateurs pétroliers – Total au
    premier chef – de quitter ces pays), là aussi au cœur des équilibres
    sociaux. Dans les deux cas, cela pourrait constituer le facteur
    économique déclencheur des processus de transition politique.
  2. Un virus politique
    Les villes sont les potentiels épicentres de crises. Au bout de
    quelques semaines – certainement assez rapidement – la question du
    ravitaillement des quartiers va se poser sous trois formes : l’eau, la
    nourriture et l’électricité. Des phénomènes de panique urbaine
    pourraient apparaître : elles sont le terreau sur lequel se construisent
    les manipulations des émotions populaires. Cette recette fait le
    lit d’entreprises politiques populistes. Ce sont les classes moyennes
    en cours de déclassement qui seront les premières fragilisées, car
    leur quotidien risque de s’effondrer. La question de la sélection
    Manuel LAFONT RAPNOUIL – 37 QUAI D’ORSAY, Paris, Paris – manuel.lafontrapnouil@diplomatie.gouv.fr
    ne portera pas sur les personnes à sauver médicalement (faute de
    capacités d’accueil), mais sur les besoins de premières
    nécessités : quel quartier ravitailler ? quelles autorités locales
    crédibles peuvent être les relais d’organisation de la distribution ?
    quels produits de première nécessité fournir dans une phase
    attendue de pénurie ? Dans ce contexte, des hausses de la
    délinquance sont attendues, mettant d’autant plus à l’épreuve
    l’autorité de l’Etat.
    Le discrédit qui frappe les paroles institutionnelles va en outre
    s’amplifier. L’information se recompose déjà par le bas, en marge
    des informations publiques via les réseaux sociaux. Le poids des
    réseaux sociaux va considérablement peser, a fortiori avec le
    confinement qui va couper littéralement les sociétés des institutions
    publiques. Faute de parole publique crédible, les thèses
    complotistes commencent déjà à fleurir et s’ajoutent aux simples
    fausses informations pour participer d’une perte de contrôle des
    opinions publiques. A cela s’ajoutent les dynamiques de rumeurs
    populaires, lesquelles sont tout autant susceptibles d’être
    instrumentalisées pour orienter des violences collectives.
  3. « Infodemic » : serment d’Hippocrate versus
    serments d’hypocrites
    Le répertoire de la morale publique va être mobilisé face à la
    faillite des gouvernants. L’immanquable détournement de biens
    publics (à commencer par des masques) et de l’aide sanitaire
    internationale à venir (déjà dénoncée sous le terme « Covidbusiness ») peut facilement cristalliser l’ultime perte de crédit des
    dirigeants.
    A ce stade, quatre catégories d’acteurs ont la capacité de
    mobiliser des foules, qui doivent donc d’ores et déjà constituer des
    interlocuteurs pour nos efforts de gestion de la crise en Afrique.
    ● Les premiers sont les autorités religieuses. Si des
    institutions ont accepté d’accompagner les premières
    consignes (Eglise catholique, certaines confréries
    musulmanes), d’autres pourraient vouloir défier l’ordre
    Manuel LAFONT RAPNOUIL – 37 QUAI D’ORSAY, Paris, Paris – manuel.lafontrapnouil@diplomatie.gouv.fr
    public pour imposer le leur dans ce moment de
    faiblesse de l’Etat, des entrepreneurs politico-religieux
    musulmans au Sahel avec un agenda socio-politique aux
    Eglises du Réveil sur la Côte avec un agenda plus
    eschatologique. Ils ont fondé leur succès sur la canalisation
    politique des émotions populaires.
    ● Les deuxièmes sont les diasporas : elles ont un devoir
    d’information civique. C’est d’Europe, depuis les relais
    d’information organisés par les diasporas, que sont
    considérées les informations fiables lues et diffusées sur le
    Covid à travers l’Afrique francophone.
    ● Les troisièmes sont les artistes populaires : ils restent – à
    quelques exceptions près – des autorités morales crédibles et
    façonnent les opinions publiques.
    ● Les quatrièmes sont les entrepreneurs économiques et les
    businessmen néo-libéraux. Riches et globalisés, ils se
    positionnent comme les philanthropes du continent : ils
    peuvent jouer un rôle s’ils décident d’engager leurs moyens ou
    de se poser en intermédiaires entre le système de
    gouvernance mondiale et l’Afrique, mais dans tous les cas, ils
    souligneront la faillite de l’Etat.
    Face à l’incapacité de l’Etat à protéger ses populations et face
    aux ambitions politico-opportunistes de certains, il convient en outre
    de soutenir des paroles publiques d’experts africains
    scientifiques et spécialistes de la santé. Il existe une
    communauté scientifique médicale africaine qui peut être mobilisée
    et soutenue. La crise du Covid-19 va repositionner la perception du
    bien public en dehors des mains des gouvernants, dans le discours
    mais surtout dans les rapports de force politique pour le contrôle de
    l’Etat, pendant et après la crise.
    Anticiper le discrédit des autorités politiques signifie
    accompagner en urgence l’émergence d’autres formes
    d’autorités africaines crédibles pour s’adresser aux peuples
    afin d’affronter les responsabilités de la crise politique qui va naître
    du choc provoqué par le Covid-19 en Afrique… et sans doute ailleurs.



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