Visages africains de la répudiation francophone

Est-il possible de repenser l’universalité du français à travers la diversité des littératures francophones ? Entre la francophonie africaine, agent de développement, et la francophonie maghrébine, vouée à laisser la première place à l’arabe, cinq visages d’écrivains de l’époque post-coloniale, témoins et militants de l’Afrique noire et du Maghreb.

Une chronique de Philippe Pichon

De même qu’il existe des littératures de langue anglaise et d’expression espagnole autonomes, de même se sont imposées à la fin du XXe siècle des littératures de langue française indépendantes de l’Hexagone. Cette évolution est liée à la décolonisation. Elle tient aussi à la différenciation des situations sociolinguistiques. Quoi de commun entre la francophonie du Nord européen (Belgique, Suisse), survivance du conflit des nationalités, et francophonie québécoise, fer de lance de la revendication politique ? Entre la francophonie africaine, agent de développement, et la francophonie maghrébine, vouée à laisser la première place à l’arabe ?

Certes, de nombreux écrivains originaires de la francophonie, comme de pays non francophones, cherchent avant tout à se faire « adopter » par la littérature française -parisienne- proprement dite. En revanche, d’autres s’affirment les porte-parole de leur communauté, et fondent ainsi des littératures nationales d’expression française, non sans d’ailleurs écrire parfois et simultanément dans telle ou telle autre langue pratiquée chez eux.

La thématique de ces littératures « indépendantes » est évidemment en rapport avec leur situation historique. Les changements sociaux de l’Afrique, son avenir problématique servent de trame aux romans de Sembène Ousmane et de Mongo Beti. La génération des « nouveaux romanciers » : Alloum Fantouré[1], Tierno Monénembo[2], Sony Labou Tansi[3], Henri Lopes[4], se montre encore plus désespérée et désigne les responsabilités du personnel politique dans cette tragédie sans fin qu’est la faillite du continent noir.

L’univers des prisons est exploré par Ibrahima Ly[5]. V.Y. Mudimbé fait le procès de la corruption généralisée[6]. Le « héros » africain de ces romans sans horizon est un errant, un être abandonné qui recherche vainement dans l’autoanalyse ou les recettes magiques une issue à son désarroi[7]. Dans cette prospection intime qui pousse l’écrivain noir (le poète, comme le romancier) à repenser les formes esthétiques, se révèle une forte tendance à renouer avec les mythes (multi)séculaires et l’onirisme fantastique.

Une littérature féminine

De beaux succès de librairie marquent l’irruption d’écrivaines femmes: Awa Thiam[8], Aminata Sow Fall[9], Mariama Bà[10] donnent des textes réalistes, dépouillés, sincères, solides, qui touchent l’opinion dans ses préoccupations immédiates.

La littérature noire ne sombre pas pour autant dans la détresse. L’humour y est parfois l’antidote du désespoir, ainsi qu’on peut en juger à la lecture de la trilogie de Massa Makan Diabaté[11]

Parmi ces témoins et militants de l’époque post-coloniale, pour l’Afrique noire, trois figurent se dégagent nettement : Sembène Ousmane (1923-2007), Amadou Kourouma (1927-2003) et Mongo Beti (1932-2001).

Ousmane Sembène, né le 1ᵉʳ janvier 1923 à Ziguinchor, Afrique-Occidentale française et mort le 9 juin 2007 à Dakar, est un écrivain, réalisateur et scénariste sénégalais, personnalité majeure de l’Afrique contemporaine, connu pour ses partis pris militants sur les questions politiques et sociales.

Ousmane est un écrivain sénégalais, né en Casamance.

Homme du peuple, il a exercé des métiers manuels avant de se consacrer à la littérature. Militant, syndicaliste, adhérent du Parti communiste française, il écrit pour témoigner. De son premier roman, Le Docker noir (1956) à Xala de Dieu (1960), il ne se départit pas de sa vocation profonde : son chef d’œuvre, Les Bouts de bois (1960) publié aux éditions Présence Africaine, montre jusqu’à quelle ampleur épique peut prétendre une évocation sociale. Il est aussi l’auteur de deux nouvelles remarquées dans les milieux littéraires parisiens, Vehi Ciosane (1965) et Le Mandat (1966)[12], que, cinéaste de talent, il adapte sur grand écran.
Ahmadou Kourouma est né de parents guinéens d’éthnie malinké, une ethnie présente dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Son nom signifie « guerrier2 » en langue malinké. Son père est un marchand de noix de kola.

Amadou Kourouma, né en Côte d’Ivoire et réfugié à Yaoundé (Cameroun).

Sa pièce de théâtre, Tonguantigui (ou le diseur de vérités) a été jugée subversive dans son pays de naissance. Son roman Les Soleils des Indépendances (1968) représente l’exemple achevé du roman postcolonial du désenchantement. Sous forme de satire, l’auteur y fait le procès de la polygamie. Ce texte relate l’existence de Fama, authentique prince Malinke, réduit à la pauvreté et à un incessant ressassement de ses misères : en effet, aucune sinécure n’est venue le récompenser de son action politique contre la colonisation, et il en veut aux potentats du nouveau régime. À cela s’ajoutent ses malheurs conjugaux : n’a-t-il pas épousé une femme stérile, Salimata ? –et ses déboires familiaux? N’est-il pas appelé à succéder à un chef dans la plus déshéritée des tributs ?…

Suspect d’activités déviantes, Fama est condamné à plusieurs années de réclusion, puis libéré et couvert d’or par le président, qui se repent de son injustice. Kourouma a été distingué du Prix Renaudot 2000 pour son quatrième roman, Allah n’est pas obligé, qui raconte l’histoire d’un enfant orphelin parti rejoindre sa tante au Liberia, et y devenant enfant soldat.

Mongo Beti a publié des récits où il pourfend l’arrivisme et la sottise des nouveaux maîtres de l’Afrique

Alexandre Biyidi, dit Mongo Beti, est né au Cameroun.

Il vit exilé en France pendant trente-deux ans (il est agrégé de Lettres classiques en 1966 et enseigne dans un lycée rouannais). Son œuvre romanesque comprend de nombreux romans où il montre les ravages causés par l’introduction de la société occidentale dans la vie traditionnelle à l’époque de la colonisation[13]. Il a aussi publié des récits où il pourfend l’arrivisme et la sottise des nouveaux maîtres de l’Afrique[14].

Son chef d’œuvre, Le Roi miraculé (1958), présente dans une colonie un roitelet noir aux cent femmes, avec sa tribu qui se rassemble autour de lui, sa mort approchant. Converti au dernier moment par le Père Le Guen, le chef traditionnel guérira… Mais un grand affrontement opposera l’homme de la religion occidentale aux sages de la tribu, qui ont mobilisé toutes les forces magiques.

 

[1] Le Cercle des tropiques, 1972.

[2] Les Crapauds brousse, 1979.

[3] La Vie et demie, 1979.

[4] Tribaliques, 1971 ; Le Fleuve-rire, 1982.

[5] Toiles d’araignées, 1982.

[6] Le Bel Immonde, 1976.

[7] V.Y. Mudimbé, L’Ecart, 1979 ; Jean-Marie Adiaffi, La Carte d’identité, 1981.

[8] La Parole aux négresses, 1978.

[9] La Grève des battù, 1979.

[10] Une si longue lettre, 1979.

[11] Le Lieutenant de Kouta, 1979 ; Le Coiffeur de Kouta, 1979 ; Le Boucher de Kouta, 1982.

[12] Considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre et couronné par le Prix de la critique internationale au Festival de Venise.

[13] Ville cruelle, 1954 ; Le Pauvre Christ de Bomba, 1956 ; Mission terminée, 1957.

[14] Remenber Ruben, 1974 ; La Ruine du cocasse presque polichinelle, 1979.