On découvre dans le livre de l’historien Georges Bensoussan qu’entre la seconde moitié du XIXème siècle et la première moitié du XXème siècle, il est très peu question de « Palestine ». Mais bien avant la création de l’Etat d’Israel, le rejet par les Arabes d’une présence juive souveraine au Moyen Orient était déjà radical. Comme l’explique Georges Bensoussan à Mondafrique, « l’impasse actuelle a de très longs antécédents historiques ».
Propos recueillis par Yves Mamou
Pourquoi revenir sur les origines d’un conflit surmédiatisé ?
Les narratifs étant aujourd’hui largement dominés par la propagande comme le montrent d’ailleurs les réactions à la sortie de mon livre, et surtout aux entretiens que j’ai pu donner ici ou là ( cf. radio Qualita en décembre 2022 et Marianne.TV, entretien avec Natacha Polony, février 2023), il faut rappeler que les conflits ont des racines qui plongent profondément dans ce qu’on appelle tout simplement l’anthropologie culturelle.
Pourquoi le mot « Palestine » ne figure-t-il pas dans le titre ?
Dans la seconde moitié du XIXème siècle et jusqu’au milieu du XXème siècle, le mot Palestine est surtout le fait des Occidentaux. Les Arabes parlent de Syrie (ou de Syrie du Sud), les Juifs, eux, parlent d’Eretz Israël (la terre d’Israel). Le mot Palestine s’impose peu à peu avec l’entreprise sioniste dès les années 1910, et plus encore, et surtout, avec le mandat britannique mis en place en 1922.
« Les élites arabes comprennent assez tôt que ces immigrants juifs européens qui débarquent à Jaffa à partir de 1882 menacent leur indépendance »
Le refus arabe d’une présence juive souveraine au Moyen Orient est-il ancien?
Les élites arabes de la province, chrétiens et musulmans, comprennent assez tôt que ces immigrants juifs européens qui débarquent à Jaffa à partir de 1882 (ils ont été précédé par une vague d’immigration de Juifs yéménites en 1881, généralement absente de l’historiographie sioniste) représentent une menace sur leur indépendance. Ces élites se tiennent informées de l’évolution du mouvement sioniste, certains de leurs intellectuels, du moins la poignée qui a suivi une formation supérieure à l’étranger, se tiennent au courant des débats des congrès sionistes. Bien avant en 1914, elles savent que les Juifs nourrissent un projet national qui ne dit pas son nom.
L’ancien maire de Jérusalem né dans la ville en 1829, Yousouf Al Khalidi, écrit en 1899 au grand rabbin de France, Zadoc Kahn, une lettre à l’attention de Théodor Herzl : « Qui peut contester les droits des Juifs sur la Palestine ? écrit-il d’emblée. Mon Dieu, historiquement, c’est bien votre pays ! (…) mais il faut compter avec la réalité (et…) la réalité c’est que la Palestine fait maintenant partie intégrale de l’empire Ottoman et, ce qui est plus grave, elle est habitée par d’autres que des Israélites. » Il ajoute à la fin de sa missive : « Que l’on cherche un endroit pour la malheureuse nation juive, rien de plus juste et équitable. (…) Mais, au nom de Dieu, qu’on laisse tranquille la Palestine. »
Le conflit judéo-arabe est aussi un conflit d’ordre culturel entre deux visions du monde et deux systèmes de valeurs
Les cercles d’affiliation de la société arabe de Palestine, rurale à plus de 90 %, et massivement analphabète, sont la famille, le village et le clan (ou tribu, la hamoula). Et, au-delà, l’appartenance à la Oumma islamique. Un monde dans lequel les Juifs occupent la place du dhimmi, ce citoyen « protégé » qui achète sa protection par un surcroît d’impôts et l’assentiment à une position d’infériorité politique et social perpétuelle. C’est cet ordre immuable que les Juifs sionistes, après ceux de l’Alliance par le biais de l’instruction, viennent bousculer. Le « sioniste » apparaît ainsi comme le Juif qui se rebelle, prend les armes contre sa condition codifiée, rompt le pacte d’Omar et prétend échapper à son statut de citoyen de seconde zone. Pour une conscience arabo-musulmane du temps, c’est une situation proprement intolérable. Cette révolte, comme toute révolte d’opprimé, depuis l’esclave jusqu’à l’ouvrier prolétarisé, bouscule l’univers mental du maître, et le rend fou au sens premier du terme.
Vous faites apparaître une dimension économique au conflit israélo-arabe ?
Oui, en premier lieu par la question foncière et son extraordinaire complexité depuis 1858. Traditionnellement, l’agriculture était majoritairement collective (musha), la terre appartenait au village. En 1858, La Porte édicte un nouveau Code foncier qui privatise l’agriculture comme dans le système anglais des enclosures que l’on retrouve dans la France et le Royaume-Uni du XVIIIe siècle avec les rébellions paysannes à la clé. Ces parcelles, devenues propriétés individuelles, peuvent être vendues. C’est ainsi que se constituent, ou s’agrandissent de vates domaines arabes. Les Juifs profitent également de cette réforme foncière puisqu’ils peuvent acheter des terres. Il ne faut toutefois pas exagérer l’importance de ce trafic puisque 70 % des transactions foncières ont eu lieu de vendeur arabe (ou turc) à acheteur arabe.
C’est dans ce contexte de transformation économique du monde rural palestinien que les premières immigrations juives ont lieu. 70 000 immigrants juifs environ arrivent en Palestine entre 1881 et 1914. Ils achètent des terres ( surtout par le biais du Fonds national juif, KKL, à partir de 1901) et créent 53 implantations agricoles où les travailleurs arabes trouvent à s’employer. Mais au total, ces acquisitions foncières sont malgré tout dérisoires puisqu’elles concernent à peine 3 % du sol.
S’il n’y a pas de chômage, ou est le problème alors?
La deuxième vague d’immigration juive entre 1904 et 1914 change la donne. Cette fois, pour sortir du schéma colonial, les Juifs décident de mettre eux-mêmes cette terre en valeur. Ainsi naissent, de façon empirique et pragmatique, les premiers kibboutzim (Degania, 1913). Du coup, les métayers arabes perdent leur emploi et, en désespoir de cause, rejoignent le sous-prolétariat à la périphérie des villes. Leur sentiment de frustration et de dépossession est d’autant plus vif que la terre a été achetée par des Juifs, « les dernières des créatures », qu’ils voient comme responsable unique de leur malheur. Même si, en l’occurrence, il n’y a eu ni dépossession, ni expropriation.
Plus encore, les Juifs jouent un rôle mineur dans ces transactions foncières. A la veille de la partition du pays en 1947, les Juifs possède moins de 7 % des terres agricoles de Palestine. Dans son immense majorité, la population juive est citadine et Tel-Aviv, à elle seule, rassemble un tiers de la population du Yishouv.
Enfin, au problème économique des métayers arabes, se greffe une augmentation de la population liée à l’amélioration de l’hygiène, et même de la médecine, introduite par l’immigration juive. Les dispensaire mis en place par cette immigration, en particulier l’immigration allemande au cours des années 30, soignent tout le monde, Juifs et Arabes. De là que l’on constate, dans ces régions de Palestine où populations juives et populations arabes se côtoient, une chute drastique de la mortalité infantile dont on ne voit pas l’équivalent ni en Égypte ni en Syrie à la même époque. Revers de la médaille : les familles arabes, plus nombreuses désormais, ne parviennent plus à se nourrir de la terre. Elles vendent la parcelle qu’elles possèdent ou résilient leur bail. Et émigrent vers la ville.
Quel rôle joue l’islam dans les origines du conflit israélo-arabe ?
Entre 1918 et 1928, la société arabe tente de faire front contre le mandat anglais et le danger sioniste, elle organise sept congrès nationaux au cours des années 20, et tente de dépasser les clivages d’une société structurellement clanique où les grandes familles (on en compte au moins six en Palestine) défendent des intérêts qui leur sont spécifiques et leur semblent supérieurs à l’intérêt national qui passe au second plan.
Le mufti de Jérusalem « élu » en 1921, Amin al Husseini, va islamiser la colère arabe. Cet homme, encore très jeune, issu de l’une des familles les plus puissantes de Palestine dans la région de Jérusalem, a l’intelligence de comprendre que « l’intérêt national » au sens occidental du terme est ici une notion vide de sens. Seul l’islam fédère. De là qu’il cristallise la colère de la société arabe palestinienne (musulmane sunnite à 90 % il faut le préciser) en prônant le Jihad. Et c’est alors que les leaders arabes chrétiens se voient de plus en plus marginalisés comme on le constatera au cours de la grande rébellion de 1936 où moins de 2% des chefs de guerre sont des Arabes chrétiens. Alors que ces derniers avaient joué un rôle-clé dans l’émergence du nationalisme arabe dans la Palestine d’avant 1914.
Les Arabes vont-ils tenter de calmer le jeu pour élaborer un modus vivendi avec les Juifs?
Dans l’immense majorité des cas, les mains tendues étaient juives et n’ont pas été saisies sauf à l’occasion d’intérêts ponctuels comme lors de certaines grèves ouvrières dans la Palestine mandataire. Chaque révolte arabe a été l’occasion de véritables pogroms comme en 1921 et surtout en 1929, accompagnés d’actes de barbarie si atroces que la politique de la « main tendue » s’est peu à peu raréfiée. Dans une grande partie du Foyer national juif, y compris parmi les mieux disposés à négocier un compromis, on s’est demandé comment composer avec un adversaire qui ne pouvait envisager comme seule solution que votre disparition physique, par l’exil ou par le massacre. Telle est la question qui a travaillé, et douloureusement travaillé même, une grande partie des militants sionistes les plus ancrés à gauche. Comme vous le voyez, l’impasse actuelle a de très longs antécédents historiques.