Dans les années 1940, Tantura fut un port de pêche arabe en Palestine, dont les habitants n’imaginaient pas un seul instant l’horreur qui les guettait. Cette horreur a pour nom « la brigade Alexandroni » qui, par une journée de mai 1948, dans la foulée de la fondation de l’État d’Israël, s’empara du village palestinien. Le sort tragique réservé aux habitants de Tantura est le sujet du documentaire qu’a consacré le cinéaste israélien Alon Schwarz à ce village martyrisé.
Un entretien de RFI.
RFI : Vous avez commencé votre carrière professionnelle dans l’informatique. Qu’est-ce qui vous a conduit au cinéma ?
Alon Schwarz : Après une longue carrière dans la hi-tech, je m’en suis un jour lassé. Je voulais faire des choses qui comptaient réellement. C’est pourquoi, lorsque j’ai eu la possibilité de travailler comme documentariste, je n’ai pas hésité. Depuis maintenant huit ans, je suis cinéaste, réalisateur de documentaires. J’ai tourné deux films jusqu’ici, dont Tantura. Avant de commencer à travailler sur ce film, j’étais en train de peaufiner un projet de documentaire sur le déclin de la démocratie en Israël. Or, un soir, en traînant sur Google, j’ai découvert par hasard l’histoire peu commune de Teddy Katz. Cet ancien étudiant en histoire avait fait plusieurs dizaines d’heures d’enregistrement avec des vétérans de la guerre de 1948 et sur la base des propos tenus par ses interlocuteurs, il a consacré une thèse sur le nettoyage ethnique qui a eu lieu dans ce village palestinien, répondant au nom de Tantura. Malheureusement, cette thèse a valu à Teddy un procès en diffamation, dont l’objectif était de le réduire au silence. Je l’ai appelé. Il s’est montré très chaleureux au téléphone et il m’a invité à passer le voir. C’est ce que j’ai fait. De fil en aiguille, je me suis retrouvé avec ses enregistrements qu’il avait préservés. J’étais tellement bouleversé par le contenu des cassettes que Teddy m’a confiées que je suis allé immédiatement voir mes producteurs pour leur dire que le sujet de mon documentaire suivant ne sera pas ce qui était prévu. Ils ont fini par donner leur feu vert et c’est comme ça que Tantura est né.
Que s’est-il passé exactement à Tantura en 1948 ?
Personne ne sait vraiment ce qui s’est exactement passé à Tantura. Ce que je peux dire, après le dépouillement des casettes de Teddy et la lecture de documents divers, c’est que Tantura fut autrefois un village palestinien, de quelque 1 600 âmes. C’était un village de pêcheurs, situé sur la route qui relie Tel-Aviv à Haïfa. Village important de la région, Tantura était aussi un gros port de pêche, stratégiquement positionné. Dans la semaine qui a suivi la création de l’Etat d’Israël le 14 mai 1948, une brigade de l’armée israélienne s’est emparée de Tantura. La conquête militaire achevée, le village fut vidé de ses habitants, la plupart déportés et beaucoup d’autres froidement assassinés.
Teddy Katz a été le premier à raconter cette histoire, mais il reste un personnage controversé, accusé d’attribuer aux vétérans qu’il avait interviewés des propos que ceux-ci n’auraient pas tenus …
Pour moi, si Teddy Katz est un homme controversé, c’est parce qu’il est à ce jour le seul à avoir mené des recherches dignes de ce nom sur Tantura. Il est controversé parce qu’il a eu le courage de raconter le drame du nettoyage ethnique et de la déportation que ce village, comme beaucoup d’autres localités palestiniennes, a connu à l’époque. La thèse de Teddy ne correspond pas au narratif officiel, largement édulcoré, des débuts de l’État israélien. Voyez-vous, moi-même, j’ai grandi en Israël, dans une famille profondément sioniste, qui avait, certes, le cœur à gauche, mais personne chez nous n’évoquait les événements survenus en 1948. Nous acceptions, sans la moindre critique, la version officielle selon laquelle à la fin des affrontements, les Palestiniens avaient fait le choix de s’enfuir et s’installer ailleurs, sans qu’ils soient poussés par les autorités à partir. Le courage de Teddy consistait à suivre son instinct de détective pour aller interroger d’anciens soldats israéliens qui avaient participé au massacre ainsi que d’autres acteurs témoins de ces événements. Il nous a livré un récit dramatique des faits qui se sont déroulés à Tantura en 1948. Dans l’Israël d’aujourd’hui, cette version n’a pas beaucoup de preneurs, car elle va à contre-courant de la version patriotique que l’Histoire officielle nous a fait avaler. C’est ce qui explique que Teddy soit devenu un personnage controversé dans son pays, d’autant qu’il a été attaqué en justice et condamné à se dédire en signant une lettre d’excuses aux vétérans. Le tribunal l’a fait passer pour un menteur. J’ai lu son mémoire qui fait plusieurs centaines de pages. J’y ai relevé deux ou trois citations inexactes, mais cela ne suffit pas pour invalider sa thèse. Dans mon film, j’ai utilisé les enregistrements effectués par Teddy. Les propos des vétérans sont confirmés par les soldats que j’ai réinterrogés à mon tour pour les besoins du film. Mon film ne raconte pas seulement les événements survenus à Tantura, ce que les Palestiniens dénomment « Al Nakba » ou la « catastrophe », mais son véritable sujet est peut-être les heurs et malheurs de cet historien qui a été écrasé par l’establishment israélien parce qu’il voulait dire la vérité sur les origines violentes de notre pays.
Votre film met en scène une galerie de personnages : des jeunes, des vieux, des Arabes, des Israéliens…
C’est Teddy Katz qui est le principal protagoniste de Tantura. Ce film donne la parole aussi aux anciens soldats israéliens auxquels j’ai moi-même parlé. Quand Teddy les a interrogés, ils étaient des septuagénaires. Ils ont vingt ans de plus aujourd’hui. En 1948, ils faisaient partie de la brigade Alexandroni de l’armée israélienne qui avait pour mission de s’emparer de Tantura. J’ai aussi parlé aux villageois palestiniens témoins et acteurs des événements. Enfin, j’ai interrogé des historiens des deux bords, ceux qui croient que des Palestiniens ont bien fait l’objet d’un assassinat de masse et ceux qui ne croient pas à cette thèse. Pour quelqu’un comme moi, qui ai dépouillé les enregistrements, il n’y a pas de doute sur la réalité du massacre. Mais quand j’ai eu les cassettes en main, je ne savais pas encore ce que j’allais y trouver. Je me suis dit comment savoir si Teddy a menti ou non. Or, quand j’ai ensuite écouté les enregistrements qui étaient en hébreu, tous mes doutes se sont dissipés. J’ai compris que ces vétérans que Teddy interrogeait parlaient bel et bien de l’organisation d’une tuerie de masse, et de comment se débarrasser des gens une fois les affrontements terminés. Pour moi, ce qui était choquant, ce n’était pas que ces massacres aient eu lieu, mais que l’État juif ait réussi à cacher la vérité pendant toutes ces années. J’ai fait ce film pour raconter les événements de 1948 à mes concitoyens qui ne connaissent pas leur propre histoire. C’est ce qui m’a réellement motivé tout au long du tournage de ce documentaire.
La réalité du massacre des Palestiniens est confirmée par les nouveaux historiens israéliens. Ilan Pappé, figure de proue de cette école, fait plusieurs apparitions dans votre film.
Ceux qu’on appelle les « nouveaux historiens » ont émergé dans les années 1980, à la suite de l’ouverture en 1978 des archives relatives à l’indépendance. Ils ont été les premiers à parler de façon critique de l’histoire d’Israël et à attirer l’attention des Israéliens et du monde entier sur les événements dramatiques qui ont accompagné l’indépendance d’Israël. Il n’y a certes pas de consensus parmi ces nouveaux historiens sur la réalité du massacre des Palestiniens, ils considèrent tous, toutefois, que la nakba dont parlent les Palestiniens est un moment historique et pas du folklore. Ilan Pappé fait partie de ces historiens.
Votre film est organisé comme une tragédie grecque où l’action centrale est commentée tout au long par un chœur composé de quatre personnages et les événements dramatiques qui sont au cœur du film sont vécus comme une sorte d’hubris en action. Pour l’écriture de votre scénario, vous êtes-vous inspiré de la tragédie antique ?
Vous savez, quand vous travaillez sur un documentaire, vous filmez beaucoup de gens, puis vous vous construisez votre film, pour ainsi dire, dans la salle de montage. Ce n’est pas du tout comme dans un long métrage où tout est scénarisé à l’avance. Le chœur auquel vous faites référence est composé d’hommes et de femmes du kibboutz Nahsholim qui a été construit en partie sur les vestiges de l’ancien village arabe. Les quatre personnes qu’on voit à l’écran appartiennent à la génération de 1940, mais elles ont des opinions différentes sur ce qui s’est passé en Palestine au moment de l’indépendance. C’est vraiment à travers leurs propos que se dessinent une radiographie de l’opinion publique israélienne. Leurs souvenirs, à la fois contradictoires et complémentaires, ont une valeur sociologique. C’est pourquoi ils sont là dans le film.
Comment les spectateurs israéliens ont-ils réagi en voyant ce film ?
Tantura a fait l’ouverture du festival américain du film de Sundance, avant d’être projeté en Israël dans le cadre de DocAviv, qui est un festival de cinéma très réputé. Le grand public a pu ensuite le voir dans les salles de cinéma et à la télévision. La diffusion commerciale n’a pas été sans polémiques ni controverses, ce qui nous a tenus en haleine pendant sept mois, avec en moyenne un article chaque semaine dans la presse. Ceci a alimenté le débat autour des violences qui ont accompagné la naissance de l’État d’Israël. Je regrette seulement que ni Netflix ni autres services de streaming ne se soient intéressés à ce film. C’est sans doute parce que ces services de vidéo par internet craignent qu’un documentaire sur la nakba critiquant la politique d’Israël, ne soit pas populaire auprès de leurs abonnés.
Vous avez rappelé que vous êtes né dans une famille sioniste, mais vos idées ont évolué. Vous sentez-vous en paix avec vous-même, après avoir réalisé ce film sur les mensonges d’État qui condamnent les consciences au silence ?
J’étais extrêmement déprimé lorsque je tournais Tantura, pas seulement à cause des témoignages bouleversants que j’ai découverts, mais surtout parce que je me suis rendu compte que la vérité m’avait été cachée. J’aime toujours mon pays et je reste persuadé qu’Israël a le droit de continuer d’exister, parce que le peuple juif est indissociable à l’histoire de cette terre. Mais mon travail sur ce documentaire m’a aussi permis de comprendre que les Israéliens ne pourront jamais exister en paix sur ce territoire sans reconnaître la souffrance des Palestiniens. Pour parvenir à une solution viable, il nous faut deux choses au préalable : primo, prise de conscience de l’ampleur du mal causé au peuple palestinien en 1948 et compatir à sa douleur, secundo, pression internationale. Je suis persuadé que dans l’état actuel des relations entre Israël et le monde arabe, sans une pression substantielle de la part de la communauté internationale, il serait impossible de renouer le dialogue pour une paix durable. Nous ne pourrons pas y arriver seuls.
Que représente Tantura pour vous aujourd’hui ?
Dans mon adolescence, Tantura renvoyait à une belle station balnéaire. Je ne savais pas alors que ce site abritait autrefois un village palestinien. Aujourd’hui, lorsque je bourlingue au volant de ma voiture sur les routes d’Israël et je vois des débris et des roches éparpillées au bord des autoroutes, je suis triste car je sais qu’il existait dans le passé quelques 600 villages arabes sur ce territoire, désormais rayés de la carte. En tant que peuple, il ne nous suffit pas d’être triste. Il nous faut affronter nos propres démons afin de pouvoir imaginer un avenir meilleur. C’était ça mon objectif en réalisant Tantura. J’espère que le grand public ira voir ce film et qu’il essaiera de comprendre le sens de ma démarche.
*Source : RFI (Radio France Internationale)