« Moi Capitaine », un film salvateur sur les migrants

La sortie de Moi Capitaine, de Matteo Garrone tombe à pic à l’heure où les gouvernements européens, celui de Giorgia Meloni en Italie comme celui d’Emmanuel Macron en France avec sa toute nouvelle et xénophobe loi sur l’immigration, laissent entendre que les migrants envahissent en masse l’Europe pour de plus ou moins bonnes raisons, et menaceraient son identité culturelle, sa paix et sa prospérité économique.

Une chronique de Sandra Joxe

La sortie du film de Matteo Garrone tombe à pic à l’heure où les lois xénophobes se multiplient en Europe et très récemment en France.

Seydou et Moussa, deux copains-cousins, deux gamins gorgés de rêves de gloire, comme tant d’autre, abandonnent leur village du Sénégal en quête d’une vie meilleure. Ils ont accumulé secrètement un petit pécule qu’ils vont bientôt se faire systématiquement racketter: faux passeport, flics véreux, traversée du désert nigérien dans des conditions effroyables.

Tous les obstacles sont au rendez-vous dans ce parcours initiatique qui finit par entamer la naïveté des deux gosses. Mais pas leur énergie ! Ils frôlent la mort dans le Sud libyen sans pouvoir porter secours aux plus faibles qui meurent d’épuisement, il sont emprisonnés dans un centre de détention libyen, battus, torturés, blessés par balle ou esclavagisés par des passeurs mafieux – avant d’arriver miraculeusement jusqu’à Tripoli et finalement affronter cette fameuse traversée de la Méditerranée… qui finalement ne se passe pas si mal. C’est ce qui fait l’originalité et l’impact de ce film – en lice pour représenter l’Italie aux oscars. 

Le tournage a bénéficié de moyens importants (belle image, scène de foule, variété des décors et des paysages) et surtout de deux acteurs magnifiques (mention spéciale pour le jeune Seydou Sarr… craquant, débordant d’ingénuité, d’humanité mais aussi d’élan vital) grâce auxquels le réalisateur lève le voile sur une partie moins connue pour ne pas dire méconnue du calvaire enduré par les migrants : la traversée du désert Libyen infestée de racailles en tous genres. 

En effet, les deux premiers tiers du film évoquent cette odyssée infernale qui se déroule avant l’arrivée au port de Tripoli, avant l’embarquement sur ces fameux rafiots pourris qui souvent, font naufrage et font de la Méditerranée une mer-cimetière. Seydou finit par se voir confier  (ou plutôt imposer malgré lui) le pilotage du bateau qui doit faire la traversée, alors qu’il ne sait ni naviguer ni même nager. 

migrants africains traversants le désert libyen en plein soleil
Tous les comédiens du film ont vécu l’enfer de la traversée du désert

«Derrière le décompte habituel des vies et des morts, il y a des personnes qui ont des désirs et des rêves»

Pour réaliser ce qu’il considère être un «document utile pour montrer la complexité»  de la question migratoire – «le drame de notre siècle» -, Matteo Garrone s’est inspiré de plusieurs témoignages convergents de jeunes migrants, pour écrire un scénario dérangeant qui révèle non seulement, bien sûr, les conditions terribles de la traversée en mer jusqu’à l’Europe, mais  aussi, mais surtout leur parcours du combattant avant d’embarquer.

Interviewé par Libération, Matteo Garrone déclare avec une certaine humilité : « J’ai voulu donner une forme visuelle à une partie du voyage qu’on ne voit pas habituellement. Je dis souvent que ce film ne dit rien de nouveau : les dirigeants savent que des gens meurent dans le désert, en Libye ou en mer. Derrière le décompte habituel des vies et des morts, il y a des personnes qui ont des désirs et des rêves. J’ai voulu montrer leur quotidien : la vie avant le départ, le désir, le rapport de Seydou, le personnage principal, avec sa mère…L’idée était de raconter leur histoire de manière subjective, de créer une expérience émotionnelle et de donner une voix à ceux qui n’en ont pas. Moi, je n’ai été qu’un intermédiaire, j’ai mis mon regard de réalisateur au service de leurs histoires. »

L’histoire de Seydou et Moussa, est universelle et c’est cela qui fait la force du film… C’est celle  de Mamadou Kouassi (qui a été consultant sur le scénario) : après avoir fui la Côte d’Ivoire et parcouru le désert du Sahara à pied, il a été emprisonné et vendu comme esclave en Libye, avant de pouvoir traverser la Méditerranée. 

C’est aussi celle de de Fofana Amara, un Guinéen de 15 ans jeté en prison en Sicile après avoir été forcé à naviguer sur une embarcation avec des centaines de migrants à bord depuis la Libye. Pour Mamadou Kouassi, ce film est surtout «une grande opportunité de porter une voix, pas seulement ma voix, mais celle de beaucoup de personnes que nous avons vu périr dans le désert, dans les prisons et pendant la traversée de la mer».

Le film fait mal, et alors ?

D’aucuns reprochent au réalisateur son pathos exacerbé : mais comment faire autrement ?  Difficile d’imaginer un film sur le calvaire de deux enfants dépouillés, torturés, esclavagisés, sans jouer sur  la corde sensible et solliciter des émotions fortes, voire les larmes, chez le spectateur occidental, bien calé dans son fauteuil de velours rouge. 

Oui, pendant deux heures et deux minutes, on en prend plein la gueule !Le film nous dérange, le film nous agresse, car la réalité est insupportable et c’est ce que met en scène cette fiction, honnête et fidèle à la réalité (plutôt en deçà de l’horreur, si l’on en croit les témoignages de ceux qui n’ont pas dû « subir ce spectacle » pendant deux heures et deux minutes, mais qui l’ont « vécu » pendant des semaines… des mois parfois.Difficile de faire un film sur ce sujet au prisme de la distanciation brechtienne. Effectivement on reçoit ce film comme un coup de poing, on est pris à la gorge par une sensation étrange, de révolte et de culpabilité. On est confronté à notre ignorance, aux déficits de l’information, à la médiatisation parcimonieuse des malheurs du monde.

Migrants africains assis à l'arrière d'un pickup
Les deux héros du film : deux gamins de 16 ans

Une tranche de vie sur la brèche

Les journalistes ont beaucoup insisté ces dernières années sur la tragédie des traversées de la Méditerranée, le scénario de Moi Capitaine nous révèle ce qui se passe avant cette ultime épreuve, une horreur dont les médias font moins état.

La traversée en mer qui occupe la dernière partie du film est curieusement la moins périlleuse et la moins spectaculaire : malgré les douleurs d’une femme enceinte, la fatigue l’anxiété et le début d’un mouvement de panique… le voyage se passe relativement bien, sans tempête ni panne de bateau, et tous ces voyageurs arriveront « à bon port », le film le laisse imaginer lorsqu’il se clôt sur une liesse général des migrants qui aperçoivent enfin les côtes de Sicile. 

Une liesse, certes, malgré le tournoiement inquiétants des hélicoptères des autorités italiennes qui laissent augurer que rien n’est encore gagné : le film évite de justesse l’écueil du happy end lénifiant.

Pas de « tout est bien qui finit bien », donc : juste une « tranche de vie » filmée du point de vue deux adolescent courageux, juste un film qui nous invite à refuser la toute puissance anonyme des chiffres et des statistiques, un film qui nous rappelle que derrière les méfaits des guerres, de l’impérialisme, des super-profits et magouilles en tous genre, il y a juste des individus, des idiosyncrasies, des personnalités en herbe qui ont des rêves, des désirs, des sentiments et ne demandent qu’à s’épanouir.

Réalisme, humanisme et poésie

Le film est donc empreint de réalisme, d’une exactitude quasi documentaire (et parfois insoutenable visuellement) dans la façon de présenter la violence ; et si le jeu des comédiens sonne juste ce n’est pas un hasard  : « J’ai voulu que tous les figurants soient des personnes qui avaient véritablement effectué ce voyage » confie le réalisateur, « En travaillant pendant plusieurs mois avec eux, j’ai pu comprendre aussi que leur voyage avait été marqué par beaucoup d’horreurs, mais aussi par une grande humanité ». 
Réalisme, humanisme et même poésie : le réalisateur ne rechigne pas à quelques envolées lyriques, générées par les rêves ou les cauchemars du jeune héros, Seydou.

La musique aussi confère à l’ensemble une dimension esthétique, voire onirique et c’est justifié. Car au début du voyage, elle traduit avec assez de subtilité l’enthousiasme des deux jeunes adolescents, poètes et musiciens qui griffonnent leurs chansons sur des bouts de papiers, qui choisissent de quitter leur village natal, pour vivre leurs rêves de gloire et qui sont plein d’illusions ! Ils abandonnent certes une vie de pauvreté sans avenir mais ils ne sont chassés ni par la guerre ni par la famine ni par la déréliction et les premières scènes sont plutôt gaies avec une mère aimante, une ribambelle de petites sœurs et une communauté villageoise où l’on danse et où l’on va à l’école. Là encore pas de caricature. Et si la musique est entraînante au début du film c’est parce qu’elle épouse le point de vue de ses deux gamins enthousiastes et confiants qui rêvent  tout simplement de devenir des stars de la chanson dans l’eldorado européen.

Deux jeunes hommes noirs, debout fatigués, sont dans un marché.
Seydou et Moussa

Approbation des associations et des migrants

Pas facile pour un réalisateur européen de s’approprier un sujet aussi brûlant sans se poser la question de l’emprise, du néo-colonialisme qui fait que c’est encore et toujours un blanc, un européen qui s’empare du malheur des africains pour en faire un film : Matto Garrone, réalisateur à succès du très percutant Gomorra (sur la maffia napolitaine) mais aussi d’un beau Pinocchio (encore l’odyssée d’un enfant  qui se fait dépouiller et malmener) a  longtemps hésité puis a finalement  relevé le défi. 

Avec l’approbation de celles et ceux qui, sur le terrain, militent pour la défense des droits de l’homme : « C’est très très très fidèle. Et c’est malheureusement encore ce qu’on entend sur nos bateaux de sauvetage. Il y a deux mois, j’ai vu un homme, comme Moussa (un des protagonistes du film) qui avait pris une balle dans la jambe. J’ai vu sur les portables, quand ceux-ci n’ont pas été extorqués par les passeurs, les mêmes actes de torture. Ça fait des dizaines de milliers de fois qu’on entend les mêmes horreurs subies dans les prisons libyennes. C’est horrible, c’est insupportable. Et c’est terrible, car c’est inaudible. Quand on a commencé les actions de sauvetage en février 2016, on attendait que les gens nous racontent les horreurs de la traversée, mais on ne savait pas à quel point ils vivaient un enfer en Libye» confirme Sophie Beau directrice de SOS Méditerranée.

Avec l’approbation des migrants, apparemment : « Après tous les abus auxquels j’ai été confronté, je ne faisais plus confiance à personne. J’avais donné des interviews à quelques médias mais j’avais peur que mon histoire ne reflète pas la réalité, que mon discours soit modifié. La confiance avec Matteo est née tout naturellement. Il est une star mais ne se comporte jamais comme tel. Juste avant de voir le film pour la première fois, beaucoup de sentiments se sont mélangés : la joie, la tristesse, l’appréhension. Mais le rendu est impressionnant. » déclare Fofana Amara, le jeune… capitaine qui a inspiré le film.

Merci Matteo Garrone

Moi Capitaine
Un film de Matteo Garrone
Avec Seydou Sarr et Moustapha Fall
Sortie en France le 3 janvier