C’est dans l’atelier attenant à sa maison de Venice Beach à Los Angeles que se trouve actuellement concentrée la plus grande partie des œuvres d’Huguette Caland, une formidable artiste libanaise, en même temps que la partie la plus importante de l’activité de gestion et de conservation de son patrimoine. Entretien avec Brigitte Caland, la fille de l’artiste.
Peux-tu nous raconter l’histoire de la collection?
Ma mère était très généreuse, donc à chaque occasion, mariage, anniversaire, visite, elle offrait ses œuvres. Nous n’avions aucune documentation, mais nous avons eu beaucoup de chance, les gens sont venus spontanément vers nous pour nous dire « j’ai cette œuvre d’Huguette, elle me l’a donnée parce que je suis passé la voir, parce que je me suis marié, parce que c’était mon anniversaire etc. », ce qui nous a permis d’avoir une idée de ce qui constituait cette œuvre.
De quoi cette collection est-elle composée?
D’abord il y a les robes que nous, nous considérons comme étant des œuvres, 160 robes en tout. Ces robes sont elles-mêmes divisées en plusieurs catégories: les robes que nous appelons les « robes d’art », qu’elle a réalisées à Beyrouth entre 1970 et 1975. Ce sont des robes sur lesquelles elle a tracé des dessins puis elle les a données à un brodeur à Basta, en lui demandant d’exécuter pour elle certains points de broderie. Ce brodeur ne savait pas toujours où cela allait, jusqu’au résultat final.
Donc cela a commencé par des robes plus ou moins simples avec des cercles et puis à un moment donné elle a fait Miroir, qui a fait apparaître les contours du corps féminin. Maman en a fait 7. Après Miroir, il y eut Tendresse, La foule et puis l’époque d’Inaash, avec un patchwork de 13 petits carrés. Et quand on compare le travail des femmes de Inaash à la fin des années 68 à ce qu’elles font aujourd’hui, la différence est énorme. L’organisation leur a appris à travailler, à être plus sophistiquées, à être plus raffinées dans leur manière de travailler, à dépasser le folklore pour faire des choses plus « design ». Cette évolution en soi est assez fascinante. Donc il y a ces robes-là qu’elle a dessinées, au départ, pour les porter. Ce sont des « abayas » qu’elle a fermées, et puis il y a les smock qui sont ses tabliers de travail sur lesquels elle essuyait des brosses, elle peignait, elle écrivait tout ce qui lui passait par la tête, un rendez-vous qu’elle prenait au téléphone, par exemple, et qu’elle va noter sur sa poche.
Puis il y a les robes qui sont beaucoup plus sophistiquées, puis les robes de Cardin, collection dont on a récupéré quatre qu’elle avait gardées. Et Cardin, chose incompréhensible, n’a aucune archive concernant ces robes. Nous avions effectué des recherches pour la Tate lors de l’exposition de St Ives, mais il a été impossible d’en retrouver la trace. À côté des robes, il y a toute une série de peintures qui vont de Bribes de corps des années 70 aux peintures qu’elle a faites les dernières années sur toutes sortes de dimensions, énormes comme Visages sans bouches qui fait 10m sur 2m, et celles, minuscules, sur de toutes petites toiles. Puis il y a les dessins, toutes sortes de dessins qu’elle a exécutés à travers sa carrière, et les sculptures, 32 ou 33, d’abord en terracotta, et puis 4 en bronze, et ensuite celles qu’on a faites, quand elle nous l’a demandé en 2014, pour l’exposition de Beyrouth. Il y a les Rossinantes, la série de dessins, peintures et sculptures hyper fragiles, magnifiques par leur fragilité, aériennes. Puis les papiers machés. Il y a plein de séries qui vont encore par décennies mais aussi à l’intérieur de ces séries il y a des variantes, donc c’est très long à nommer, comme Silent Letters, Christine, Homage to Pubic Hair, Mes jeunes années, Ed, etc. Tout cela constitue la base de la collection. Et tout cela va se retrouver en ligne assez rapidement.
Êtes-vous en train de préparer un catalogue raisonné?
Oui, c’est un travail considérable et excitant en même temps, et très lent. On le fait de manière à favoriser la recherche, la faciliter aux personnes qui seraient intéressées. Pour cela, on est en train d’y mettre le maximum de détails. Nous y travaillons depuis cinq ans, nous avons fait beaucoup de recherches, nous sommes à plus de 2700 pièces et, à mon avis, nous ne serons pas loin des trois milles avant la mise en ligne. Nous sommes encore en train de faire entrer des données dans le programme. On y trouve l’historique de chaque pièce, si elle a été exposée, si elle a fait l’objet d’une publication dans un journal, sur la couverture d’un livre comme cela a été souvent le cas ces dernières années. C’est un travail très rigoureux qu’on est encore en train de faire. Si je suis optimiste je dirais que, d’ici la fin de l’année, le gros du travail sera fait et il sera possible de le mettre en ligne. Et si on veut attendre qu’il y ait un maximum d’éléments, cela prendra quelques mois de plus, mais on est à ce point-là de de l’inventaire.
Faites-vous beaucoup de prêts?
Oui, régulièrement. Le dernier prêt avait été fait pour Sam Bardaouil et Till Fellrath qui avaient emprunté 5 œuvres de la collection pour Beirut and the Golden Sixties.
Dans quelles grandes collections se trouve l’œuvre d’Huguette Caland?
Au Moyen-Orient, elle est la mieux représentée à Sharjah qui a un large éventail des œuvres qui va de la première période, donc des années 68 jusqu’à deux Rossinantes. Zaza et Philippe Jabre ont quelques très belles œuvres, Abraham Karabajakian aussi, puis individuellement, il y a beaucoup de gens qui ont des œuvres de maman. Ici à Los Angeles, il y a la fondation Weisman qui en a de très belles, le LACMA a une œuvre et Armand Hammer a une peinture et 2 robes avec leurs mannequins, puis le MoMA et le MET à New York, la Tate à Londres qui a 13 œuvres, une robe, 10 dessins, une robe avec mannequin et une peinture (une Bribe de corps), le British Museum en a 2 et le centre Georges Pompidou à Paris en a 3.
Quels sont les thématiques qui traversent la collection?
Les lignes depuis le début. C’est-à-dire que, quelle que soit la période, la ligne est importante. Que ce soit la ligne du dessin érotique, ou celle qui se promène ou qui permet à un funambule de marcher dessus dans des œuvres comme Granit ou Le Limousin ou celle de Silent Letters, la ligne est essentielle. Et puis des thématiques comme le corps, les lettres, l’écriture, le dit, le non-dit, les visages et les lieux, thème récurrent (Faces and places) qui a servi à intituler plusieurs séries, notamment une série de plus de 10 peaux de mouton pleine d’humour et plusieurs expositions à Beyrouth en 1994 et 1997. Il existe également 2 œuvres, un diptyque, qu’elle a aussi appelées Faces and Places, donc pour elle c’était important. Elle a toujours dit que son œuvre était constituée de gens qu’elle a aimés, qu’elle a vus, qu’elle a rencontrés et qu’elle a perdus.
Avez-vous des coups de cœur?
Oui, beaucoup. Pour la pureté des Bribes de corps et le mystère de Silent Letters, le mystère de ce que contiennent ces lettres silencieuses mais aussi le mystère de leur genèse, l’histoire qu’il y a derrière.
En quoi consiste le travail de gestion de la collection
Il consiste d’abord à faire l’inventaire et puis à voir les problèmes que chaque objet représente, la condition dans laquelle on l’a trouvé, le suivi, c’est-à-dire que quand une pièce est choisie pour une exposition, s’assurer qu’elle est dans les meilleures conditions possibles, qu’elle est bien encadrée, qu’elle est montrable, qu’elle est restaurée. En général, les œuvres des premières années ont eu de la restauration. C’est énorme comme travail parce qu’il y eu beaucoup d’expositions, donc beaucoup de va et vient, il faut envoyer et recevoir. Cela consiste donc à s’assurer que c’est en bon état au départ, mais que c’est aussi en bon état au retour. Cela consiste donc à vérifier très consciencieusement, dans les moindres détails, les choses quand elles rentrent, prendre le moins de risque possible, tout en exposant et montrant les œuvres. Ensuite, gérer la collection, cela consiste aussi à faire connaître l’œuvre, la placer dans les musées, les fondations, les collections, tout en protégeant les intérêts familiaux, ainsi qu’à aider les curateurs à préparer les expositions, qu’elles soient muséales ou en galeries.
Qui sont les personnes qui s’occupent de cette collection en dehors de toi?
Salima Babakhyi était l’assistante de maman dès 2005 et elle fait encore partie de l’équipe aujourd’hui avec Ric Flaata, Malado Baldwin, Ron Griffin, Karim Fazulzianov et Lana Maksoud (qui fait le lien avec Beyrouth où elle est basée). Ric est archiviste et connaît la collection par cœur, par numéro. Il est très précieux. Il est avec nous depuis presque dix ans. Malado est une artiste qui est avec nous depuis neuf ans et qui fait de la restauration « in house », nettoyage et retouches. Son background d’artiste lui permet aussi d’avoir un regard très important sur ce qu’on peut faire. Donc quand il y a des choix de conservation parfois, ou des choix artistiques, elle est là. Il y a Ron également qui est aussi artiste et qui construit pour nous tout ce qui relève de la protection. Il a fait le design du storage, il a conçu toutes les boites de protection. Karim, le plus jeune, a commencé il y a moins d’un an. C’est un artiste aussi, un designer, il est très débrouillard, il s’occupe de tout ce qui relève de la photo, il fait aussi plein de choses et il est toujours disponible. Il a l’énergie de ses 20 ans et il nous apporte beaucoup. Enfin il y a la table de chocolats qui est une pièce essentielle de notre fonctionnement.
Des projets d’avenir?
Une grande exposition qui aura lieu l’an prochain au Reina Sophia avec beaucoup d’œuvres. C’est une énorme rétrospective dont Hannah Feldman est la curatrice. Nous avons aussi des projets de publications en anglais et en français.