En fouillant dans une boîte de bobines de films non identifiées en 2017, Dino Everett, archiviste de l’Université de Californie du Sud, ne s’attendait pas à dérouler un film montrant un couple de Noirs vêtus de costumes typiques des spectacles de ménestrels, dans une étreinte romantique. Everett avait redécouvert un moment perdu de l’histoire du cinéma : le court-métrage Something Good-Negro Kiss de William N. Selig (1898), la première représentation connue d’un moment d’intimité entre deux Noirs à l’écran, avec les acteurs Gertie Brown et Saint Suttle.
Repenser l’histoire du cinéma
En 1898, Gertie Brown et Saint Suttle étaient surtout connus comme artistes de vaudeville et leur apparition dans ce court métrage muet est rapidement devenue un symbole de ce que les Noirs pouvaient faire à l’écran, en rupture avec les caricatures et les stéréotypes racistes qui sévissaient dans le cinéma de l’époque. Au XIXe siècle, les spectacles de ménestrels racistes, avec des Blancs déguisés en Noirs, étaient monnaie courante. Something Good a inversé ce récit – et incite aujourd’hui les chercheurs et les conservateurs à repenser les débuts du cinéma.
Il s’agit de 29 secondes d’affection authentique – ils s’embrassent, s’étreignent, se jaugent, s’embrassent à nouveau – filmées à une époque où le cinéma regorgeait de caricatures et de stéréotypes racistes.
Dino Everett contacta Allyson Nadia Field, professeur associé au département d’études cinématographiques et médiatiques de l’université de Chicago. Ensemble, ils identifient et datent le film, « en utilisant une combinaison de preuves matérielles provenant de la pellicule elle-même, des trous de perforation, des trous d’impression, ainsi que de son expertise en tant qu’archiviste et de mon travail d’historienne », a déclaré Allyson. « Cela a donc pris un certain temps ».
Le film est devenu viral. La vidéo est entrée dans l’histoire plus d’un siècle après avoir été filmée. Allyson note : « D’une part, les gens, en particulier beaucoup d’Afro-Américains, ont vu une image qu’ils pensaient ne pas exister. C’est comme combler un vide dans une culture visuelle. Alors qu’une grande partie de ce que nous connaissons du cinéma muet dépeint les Afro-Américains de manière incroyablement déshumanisante, ce film, je pense, sert de contre-image. »
Un commentaire sur Twitter a notamment exprimé l’idée suivante : « La nation aurait pu avoir ce baiser depuis le début, mais au lieu de cela, elle est maudite à cause du film raciste Naissance d’une nation« .
Le travail d’Allyson se concentre sur les intersections entre les archives et l’histoire du cinéma afro-américain. Après être devenue une Academy Film Scholar en 2019, elle travaille sur un livre qui repense « l’émergence du cinéma américain. » Le livre est une plongée en profondeur dans Something Good. « Il s’agit de reconsidérer ces objets familiers, mais aussi de prendre en compte des films nouvellement redécouverts », ajoute Allyson.
Une version alternative de Something Good-Negro Kiss découverte en Norvège
Trouver une bobine d’un couple noir affichant son intimité à l’écran dans les années 1900 était déjà une surprise. Mais celle-ci a été décuplée peu de temps après l’identification du film, lorsqu’une autre version a été découverte à Leksvik, en Norvège. Cette bobine est deux fois plus longue que la première et contient une image miroir. Les chercheurs de la Bibliothèque nationale de Norvège ont depuis conclu que ce Something Good est arrivé dans le pays scandinave en 1898 par l’intermédiaire d’un homme nommé Hans Killingberg, qui rentrait d’un voyage aux États-Unis. il est vraiment fascinant de voir que ces films circulaient dans le monde entier à cette époque.
Le film était stocké dans une grange en Norvège
Au début des années 1990, la bibliothèque avait reçu une bobine de Leksvik, une petite municipalité du centre de la Norvège. Elle avait été stockée dans une grange jusqu’à ce que les pompiers estiment qu’elle présentait un trop grand risque d’incendie. Elle a été envoyée à Oslo, où les chercheurs n’ont pas pu l’identifier, mais l’ont enregistrée comme un film Lumière en raison de ses perforations.
« Habituellement, il y a quatre trous de chaque côté d’une image, mais sur les films Lumière, il y en a deux, un de chaque côté », explique Bent Bang-Hansen, bibliothécaire de recherche à la Bibliothèque nationale de Norvège. « Cette bobine a ces étranges perforations qui ont été inventées par les frères Lumière en France. Je ne savais pas du tout qu’elles étaient utilisées aux États-Unis. Nous pensions que le contenu avait l’air américain, mais ces perforations nous ont conduits vers la France et l’Europe. Donc, cela a toujours été une énigme pour nous ».
Peu de temps après l’identification de Something Good à l’USC, le collègue de Bent Bang-Hansen, Tone Føreland, a reconnu les acteurs. Il s’est avéré que la bobine Leksvik contenait une version similaire de ce film de Selig, ainsi qu’un autre film intitulé The Tramp and the Dog, le premier film de Selig, que l’on pensait initialement perdu. « C’est vraiment fortuit que tant d’éléments se soient réunis », déclare Randy Haberkamp, vice-président principal des programmes de préservation et de fondation de l’Académie.
L’énigme de la version norvégienne
Alors quelle est la nature de cette version de Something Good? Et comment s’est-elle retrouvée à Leksvik en premier lieu? Selon Eirik Frisvold Hanssen, responsable des films au département de recherche de la bibliothèque, le Norvégien Hans Killingberg est rentré d’un voyage aux États-Unis en 1898, avec des films et les pièces nécessaires pour fabriquer un projecteur.
« Il a apparemment peint l’un des murs de sa grange en blanc et l’a utilisé comme écran pour projeter les films avec son propre projecteur », explique Eirik. C’était peu de temps après que le tout premier film ait été projeté dans la capitale du pays, et cela fait depuis partie du folklore de Leksvik. L’équipe d’Eirik en est venue à penser que cette version a été produite pour le marché international, ce qui explique pourquoi elle n’a peut-être pas été marquée comme une entrée distincte dans le catalogue Selig.
« Il y a plusieurs choses qui sont bizarres, et c’est pourquoi ce genre de choses est passionnant – parce que c’est comme un mystère. C’est un travail de détective », explique Allyson. L’équipe d’Eirik l’a d’abord contactée pour l’aider à rassembler les pièces du puzzle en 2019.
Elle note qu’habituellement, les films Selig étaient réalisés en versions alternatives, des bobines de 25 pieds et de 50 pieds qui apparaissaient dans le catalogue Sears sous ces longueurs différentes. Mais la version norvégienne est encore plus longue que la version de 50 pieds identifiée en 2018.
Ses recherches sont d’autant plus compliquées qu’à l’époque, les cas de piratage étaient nombreux. Les distributeurs, les exploitants et même les fabricants de films vendaient des films sous différents titres. « La copie norvégienne pourrait simplement être Something Good – Negro Kiss reconditionné », a déclaré Allyson. « J’essaie de démêler tous ces liens et de comprendre ce que sont ces artefacts. Le film sur la Norvège vient donc ajouter une nouvelle pierre à l’édifice. Il y en a davantage. »
Ce qui est le plus intéressant pour Allyson dans la version norvégienne, c’est qu’elle va au-delà de l’image d’un baiser sans fard et sans caricature. Elle montre des artistes professionnels au travail.
Les deux acteurs Saint Suttle et Gertie Brown
Saint Suttle et Gertie Brown étaient des artistes de vaudeville, faisant partie d’un groupe appelé les Ragtime Four. Comme l’explique Eirik, « Ce que je trouve intéressant dans la version californienne qui a été diffusée il y a quelques années, c’est qu’elle est très simple. Elle est très pure. Elle se concentre vraiment sur le baiser. Cette version norvégienne a un prélude plus long, où il fait des avances et où elle les rejette, puis ils s’embrassent à la fin. Le baiser lui-même est beaucoup plus une performance. »
« Leur style de jeu est plus comique », ajoute-t-il. Les deux versions pourraient même être considérées comme des genres différents, la version américaine étant une variante de The Kiss d’Edison (le film le plus populaire de 1896) et la version norvégienne étant davantage un numéro de vaudeville.
La restauration impossible du film
La cinémathèque norvégienne a scanné le film une deuxième fois afin de le préserver avant que son état ne se détériore. Mais, note Bent Bang-Hansen, aucune restauration ne pourra lui donner un aspect parfait. « Nous devons considérer qu’il n’a jamais été immaculé », dit-il. « Ils ont développé le matériau dans des seaux. Il n’y avait pas de filtrage de l’eau, donc beaucoup de ces petites taches pourraient avoir été présentes dès l’origine. »
Pour l’instant, la copie est stockée dans un bâtiment près du cercle polaire, à une centaine de kilomètres d’Oslo. Il n’en sort que pour de courtes périodes, pour l’examiner et le scanner, et malgré cela, le rouleau commence à se détériorer et le nitrate devient collant.
The Tramp and the Dog (1896)
The Tramp and the Dog (1896) est considéré comme la première production commerciale du cinéaste américain William Selig au Selig Polyscope. Il s’agit aussi probablement du premier film commercial narratif tourné à Chicago. Décrit comme une backyard comedy (« comédie d’arrière-cour », filmée dans le quartier de Rogers Park), dans le premier extrait, une boulangère sort dans sa cour et laisse une tarte refroidir sur une chaise. Un clochard saute la clôture de l’arrière-cour, attrape la tarte et cherche à sauter à nouveau par-dessus la clôture. Un bouledogue apparaît et attrape le derrière du clochard qui tente de s’échapper, ce qui entraîne diverses chutes et la réapparition de la femme avec un balai.
Le film est devenu très populaire et a été distribué en Amérique du Nord et en Europe. Il est à l’origine d’une tendance cinématographique connue sous le nom de Pants humor (humour du pantalon), où la perte ou la menace de perte du pantalon du personnage constitue le gag principal. I a incité nombre de cinéastes à mettre en scène des clochards et des vagabonds dans de courtes situations comiques.
Sources
Andrew A. Erish, William N. Selig, the Man Who Invented Hollywood, University of Texas Press, 2012.
Michael Smith & Adam Selzer, Flickering Empire: How Chicago Invented the U.S. Film Industry. Columbia University Press, 2015, p. 42–43.
A Piece of American Film History in Norway, A Frame, 25 février, 2021.
Line Sidonie Talla Mafotsing, How 20 Seconds of Film Changed Movie History, Atlas Obscura, 21 octobre 2022.
Paula Kiley, How a 20-Second Film of Black Performers Kissing in 1898 Was Rediscovered. And Why It Matters, Kcet, 22 september 2022.