Le Mont Liban chrétien, la ville sunnite de Tripoli ou encore les quartiers arméniens de Beyrouth: trois fiefs des plus puissantes communautés libanaises, trois circonscriptions où le Hezbollah, le puissant mouvement pro iranien, devrait progresser lors des législatives du 15 mai prochain.
Jusqu’à quel point? C’est toute la question de ce scrutin où se joue l’avenir du Liban et où les chiites, alliés au président de la République, Michel Aoun, semblent faire la course en tète.
Voici le premier volet de notre série sur les échéances électorales décisives que traverse le Liban: les législatives dimanche prochain et la présidentielle cet automne.
Malgré une terrible guerre civile et des occupations successives des Syriens et des Israéliens, le Liban d’hier était parvenu, notamment durant les années Hariri, à devenir un havre de prospérité dans un Moyen Orient instable. L’alliance des bourgeoisies chrétienne et sunnite, avec l’appui de quelques potentats chiites, avaient construit un paradis fiscal prospère pour toutes les couches de la société et imprégné par une culture démocratique. Sous réserve de quelques sérieuse entorses à la transparence financière et aux équilibres communautaires qui avaient largement marginalisé une grande majorité des chiites..
Balayé par un tsunami financier déclenché voici deux ans, ce fragile édifice risque, demain, de s’effondrer. La montée en puissance du Hezbollah, le mouvement chiite radical, pourrait faire du Liban une province de la République iranienne. Or les partisans du très redoutable Cheikh Nasrallah sont en train de prendre l’avantage sur les autres forces politiques du pays, y compris ces indépendants et adeptes d’un « dégagisme » général, mais dont les nombreuses listes présentes aux élections ont du mal à percer..
Le Hezbollah à la conquête du Mont Liban
En s’éloignant de Beyrouth par cette route en lacets qui gagne les montagnes enneigées, le voyageur pénètre au coeur du sanctuaire chrétien. Le Mont Liban abrite à la fois le Patriarcat maronite, né voici quatorze siècles et le seul casino du Moyen Orient. Les villages sont accrochés au flanc de la montagne, les terrasses cultivées comme autant de jardins suspendus, les rixes habituelles et les églises très fréquentées. À la façon des Corses! Sauf que l’identité du Mont Liban est marquée par un fort communautarisme, mais aussi par l’ouverture au vaste monde où vit une diaspora nombreuse, active et solidaire avec la mère patrie.
À l’entrée du village de Kartaba, le docteur Farès Souhaid accueille au seuil de sa vielle demeure familiale les amis et voisins venus apporter leur soutien à la liste qu’il conduira le 15 mai prochain: huit sièges à pourvoir, sept chrétiens et un chiite, en raison de la présence d’une minorité musulmane.
Petit fils d’un médecin apothicaire formé à Paris en 1909, Farès Souhaid est connu pour son combat contre l’occupation syrienne en 2005 et pour son engagement adésormais contre les milices armées chiites. Les voitures balisées des militants du Hezbollah rodent parfois, comme ces jours ci, jusque dans le village chrétien, une menace discrète mais réelle envoyée par un mouvement capable d’assassinats ciblés contre ses opposants.
« Nous nous battons au Mont Liban sur le front culturel pour défendre notre mode de vie occidental, les plages, l’alcool ou le festival international de Byblos ». Et d’ajouter: « Pour la première fois dans l’histoire de notre région, prévient-il inquiet, le Hezbollah devrait remporter un des huit sièges en jeu. Leur candidat qui réside en banlieue sud de Beyrouth n’a rien à voir avec sa région d’origine « . « Tout était en notre faveur au Liban, nous possédions un joyau, explique une de ses soeurs présentes ce dimanche, mais cela s’est effondré ».
Dans les villages du Mont Liban, le sentiment d’encerclement par les forces hostiles est palpable. Des routes sont construites qui traversent désormais la montagne chrétienne pour relier la région de la Bekaa, fief du Hezbollah, à la mer. Ce que certains fantasment comme la volonté de Téhéran d’ouvrir, via ses alliés libanais, des couloirs jusqu’à la Méditerranée.
Autre sujet d’inquiétude pour les populations chrétiennes, le cadastre, créé sous le Protectorat français en 1926, a laissé un tiers des terres sans bornage, à l’exception des ruisseaux et autres arbres fruitiers qui créent un réel sentiment d’insécurité. D’où des conflits permanents entre chrétiens et musulmans. La bataille cadastrale, comme l’appelle le docteur Farès, est devenue prioritaire dans sa campagne. « L’heure de la Reconquista a sonné pour les chiites, explique le candidat, leur tour est venu puisque les chrétiens auraient été favorisés par le Patriarcat ». Et de dénoncer « ces deux cent millions de mètres carrés qui auraient été volés dans les villages d’Oura, Akqa ou Lassa ». « La stabilité cadastrale, insiste-t-il, est aussi essentielle que la stabilité financière ».
Le Hezbollah prend pied à Tripoli
Poursuivons notre carnet de route par Tripoli, capitale du sunnisme libanais et deuxième ville du pays, où onze listes sont en concurrence le 15 mai prochain. Tripoli a toujours été la chasse gardée de la Syrie avant leur départ voici une quinzaine d’années et de l’Arabie Séoudite. L’ambassadeur séoudien est venu encore en avril dernier partager sur place une rupture du jeune, même si le Royaume wahabite, déçu par le recul des sunnites libanais, est désormais très en retrait sur la scène politique libanaise.
Or la surprise, la voici: Tripoli est désormais courtisé par le Hezbollah chiite. Et cela avec un certain succès !
La liste qui est créditée du plus grand nombre d’élus à Tripoli, entre trois et quatre sur onze, est parrainée à distance par le Hezbollah qui déverse des fonds humanitaires dans les banlieues de la ville. À la tète de ce rassemblement , se trouve l’homme d’affaires Fayçal Karamé, héritier d’une grande famille sunnite de la ville, tout comme l’actuel chef de gouvernement libanais et une des plus grandes fortunes du pays, Najib Mikati.
Fayçal Karamé jouit d’une solide réputation. Fils de l’ancien premier ministre Omar Karamé, il est l’ex ministre de la jeunesse et des sports d’un certain Mikati, déja chef du gouvernement en 2011. Un petit monde.
Sauf que Karamé désormais ratisse large pour imposer sa liste. Parmi ses colistiers pourtant figure toute une palette de responsables islamistes, plus ou moins recommandables. Ahmed Al Amine, salafiste notoire aux prêches enflammés, est l’un d’eux. Son propre fils a été accusé de faire partie des groupes armés de Daech (voir ci dessous son portrait et plus bas son enseignement coranique totalement rétrograde).
La surprise à Tripoli, la voici. Fayçal Karamé a noué, via cette liste improbable, une alliance assumée avec le Hezbollah et ses alliés isyriens et iraniens. C’est lui qui se rend dans la banlieue sud de Beyrouth, où se trouve le fief du Hezbollah, et qu’il rencontre régulièrement le chef du renseignement du Parti de Dieu, Wafiq Safa. Du moins quand il ne voyage pas à Damas pour prendre les consignes, comme à la belle époque où la sodatesque syrienne occupait le Liban.
Pourquoi un notable sunnite se livre, armes et bagages aux allaouites syriens et aux chiites du Hezbollah? Comment la capitale du sunnisme libanais en arrive-t-elle à préférer les alliés des chiites à la liste du général Achraf Rifi, l’ex patron des FSI (Forces de police intérieurs) à la retraite qui était récemment à Paris pour être consulté par les Français et les Séoudiens en raison de sa bonne réputation? Or ce gradé qui représente « le Courant du Futur », principale organisation sunnite, ne devrait obtenir tout au plus, d’après les experts de la géographie électorale locale, un seul élu.
Pour s’imposer à Tripoli, les chiites du Cheikh Narallah sont prêts à faire une alliance avec le diable islamiste, qu’ils ont toujours combattu. Et ils l’ont fait notamment grâce aux fonds dont le mouvement chiite dispose grâce à se liens avec l’Iran et grâce aux multiples trafics qu’il organise via son contrôle de la « Sureté Générale ». (Ports, frontières et Aéroports). « Pour comprendre une telle situation, il faut comprendre que la plupart des électeurs à Tripoli vivent une ituation économique dramatique. Le matin, tu rencontres quelqu’un qui vote pour un candidat et le soir d’est un autre. L’explication, c’est l’argent qui permet d’acheter les votes ». Et d’ajouter: « les élections son devenues un business, un vote vaut entre 100 et 500 dollars). Soit une fortune où le dollar s’échange contre 25000 livres libnaises contre 1500 voici trois ans encore.
Ces Arméniens acquis à Damas
Après le Mont Liban et la ville de Tripoli, Mondafrique a sondé les électeurs des quartiers arméniens de Beyrouth qui enverront six représentants dans un parlement de 128 élus. Ce qui n’est pas négligeable.
La Fédération arménienne révolutionnaire, plus communément baptisée de « Taachnag », implantée au Liban dès les années 1920 après l’arrivée massive d’Arméniens fuyant le génocide en Turquie, est aujourd’hui le parti arménien le plus influent sur la scène libanaise. Trois des six députés sortants sont affiliés à ce mouvement. Or depuis 2005, le Tachnag a rejoint le camp syro-iranien et conclu une alliance avec le Hezbollah et son allié, le Courant patriotique (CPL) libre du gendre du président Aoun, Gibran Bassil.
Seulement voila, ces trois élus ont été discrètement approchés par certains de leurs amis du camp opposé au Hezbollah. Des palabres ont eu lieu dans un restaurant huppé du centre de Beyrouth. L’Arabie Séoudite a envoyé des émissaires à Beyrouth pour les rencontrer. Ils ont fait valoir à leurs interlocuteurs que dans le conflit qui avait éclaté au Haut Karabach à l’automne dernier, le Prince héritier MBS avait, pour la première fois, soutenu l’Arménie contre l’Azerbaïdjan.
L’oukaze des Syriens
En janvier dernier, la volte face des trois élus arméniens était annoncée comme imminente. Le secrétaire général du parti Tachnag, Hagop Pakradounian, était prêt à rompre avec le « Courant patriotique libre » de Gibran Bassil, le gendre du Président Aoun, et donc avec ses alliés du Hezbollah. Du moins jusqu’à la convocation par le président Assad des dirigeants du parti arménien où on les somma de maintenir une alliance privilégiée avec le camp présidentiel. « Les clés étaient à Damas, explique un proche du Taachnag, la Syrie a mis fin à tout rapprochement avec les adversaires du Hezbollah ».
Les bras de fer entre « parrains » régionaux du Liban, qu’il s’agisse des Syriens et des Séoudiens, a tourné en faveur de Damas. Une grande partie du vote arménien est désormais une chasse gardée du Hezbollah. La force du mouvement chiite est d’avoir su cultiver des liens avec la plupart des communautés religieuses libanaises. Autant d’alliances souples et sophistiquées qui ont fait désormais du mouvement d’Hassan Nasrallah l’épicentre du système politique libanais.
Le Hezbollah en tète des partis
Un sondage, commandé par la fondation allemande Konrad-Adenauer-Stiftung (KAS) et réalisé par la société Statistics Lebanon, permet d’avoir un aperçu des intentions de vote pour les législatives prévues le 15 mai Publié en début de mois (1) Première indication intéressante, 25,7 % des personnes interrogées disent vouloir voter pour une liste indépendante en mai.
Parmi les partis politiques en place, le Hezbollah arrive en tête avec 14,7 % des intentions de vote, suivi par les groupes représentant la contestation populaire du 17 octobre 2019, avec 12,3 %. Viennent ensuite les Forces libanaises (chrétiennes anti Hezbollah) avec 11,5 % et le Courant patriotique libre (chrétiennes pro Hezbollah) avec 6,8 % des intentions de vote.
Durant le Ramadan en avril, on a assisté à une scène inédite. Les deux frères ennemis du camp chrétien, Gibran Bassil et Steiman Frangié, frères ennemis et candidats concurrents aux fonctions de Président réservées à un membre de leur communauté, ont été reçus par le guide spirituel du Hezbollah, Hassan Nasrallah, pour « un Iftar ». Histoire de calmer le jeu et d’organiser l’avenir du pays.
C’est désormais le Hezbollah qui semble être le faiseur de rois au Liban. Sous réserve d’une situation sécuritaire qui reste stable malgré un contexte régional en pleine ébullition. Et à moins d’une mobilisation de dernière minute chez les adversaires du mouvement chiite qui restent malgré tout, d’après les sondages, la majorité de la population.
Il faudrait encore un véritable front se dessine entre les éléments les moins gangrenés du système politique actuel et les forces nées des grandes mobilisations populaires de ces dernières années. Michel Moawad, qui avait démissionné, comme quelques autres, de son mandat de député très peu de jours après l’explosion du Port de Beyrouth, le 4 août 2020, avait plaidé pour une telle alliance. » Il s’agissait par ma démission de lancer un triple message : un message éthique et d’empathie pour le peuple Libanais atteint par la déflagration; une remise en cause et un aveu d’échec de mon choix politique aux cotés de Michel Aoun sur la base duquel j’ai été élu en 2018; enfin un message de mobilisation pour participer à structurer l’opposition et les forces de changement.(2) »
Un activiste de la société civile, Malek, très engagé dans les mobilisations des dernières années et aujourd’hui dansle soutien aux listes dites « indépendantes », ne dit pas autre chose: « Le 17 octobre 2019 a marqué le début d’une nouvelle ère politique au Liban. Mais la gestation sera longue, il faut laisser l’enfant grandir »/
(1) Ce sondage a été réalisé sur une période s’étalant entre les 10 et 15 décembre 2021, auprès d’un échantillon de 1 200 Libanais de plus de 21 ans équitablement répartis par genre, par région, par confession, par classe sociale et par niveau d’éducation.
(2) Entretien avec Mondafrique
Dans un deuxième article de cette série consacrée au Liban appelé aux urnes dimanche 15 mai, Mondafrique reviendra le Sud du pays devenu une forteresse chiite imprenable
L’extravagant système électoral libanais