Tchad, la répression d’octobre aura été sans pitié


Il faut ouvrir des enquêtes sur les meurtres, la torture, les décès en détention et les détentions illégales d’un régime tchadien que la France d’Emmanuel Macron persiste à considérer comme le grand allié de nos forces armées en Afrique



(Nairobi, le 23 janvier 2023) – Le gouvernement de transition du Tchad devrait mettre fin à sa répression à l’encontre des opposants et accorder une réparation pour les graves violations des droits humains commises en réponse aux manifestations du 20 octobre 2022, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.

Les autorités ont l’obligation de mener des enquêtes pénales rapides, indépendantes, approfondies et transparentes sur les graves atteintes aux droits humains liées à la répression, notamment les meurtres, les décès en détention et les actes de torture, et traduire les responsables en justice. Elles devraient libérer les manifestants qui ont été emprisonnés à l’issue de procès sommaires inéquitables en décembre dernier, et ceux qui sont toujours maintenus en détention préventive.

« La violence à l’encontre des manifestants a été extrême et disproportionnée, faisant des dizaines de morts et de blessés, et des centaines de détenus n’ont pas pu recevoir la visite d’un avocat ou de leur famille », a déclaré Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Les autorités devraient interdire immédiatement le recours aux balles réelles contre les manifestants et inviter les experts des Nations Unies à mener des enquêtes indépendantes. »

Depuis le décès de l’ancien président Idriss Deby en avril 2021, le gouvernement de transition dirigé par son fils, le général Mahamat Deby, a à plusieurs reprises réprimé dans la violence des manifestations appelant à un régime démocratique civil. Le gouvernement a ciblé en particulier les partis de l’opposition. Le 20 octobre 2022, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de N’Djamena, la capitale, et de plusieurs autres villes du sud du Tchad – dont Moundou, Doba et Sarh – pour protester contre la décision de l’actuel gouvernement de transition de prolonger la période de transition de deux ans.

Les forces de sécurité ont tiré à balles réelles sur des manifestants, tuant et blessant des dizaines d’entre eux, ont passé à tabac des personnes, les ont poursuivies dans des maisons et les ont arrêtées, d’après les constatations de Human Rights Watch. D’après des proches et des témoins, les personnes arrêtées ont été détenues dans des postes de police locaux et dans au moins une école de N’Djamena pendant plusieurs jours. Des centaines d’hommes et de garçons ont ensuite été conduits à Koro Toro, une prison de haute sécurité située à 600 kilomètres de N’Djamena, conçue pour la détention d’« extrémistes violents ».

Les chercheurs de Human Rights Watch se sont rendus à N’Djamena du 13 au 21 novembre et ont interrogé 68 victimes, membres de familles des victimes, témoins, membres d’organisations de la société civile, avocats et représentants du gouvernement. Human Rights Watch a également rencontré le procureur adjoint du pays, le conseiller du président en charge des questions de droits humains, et des membres de la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH) pour leur faire part des conclusions des recherches préliminaires et demander des informations supplémentaires. Human Rights Watch a également sollicité des entretiens avec les ministres de la Justice et de la Sécurité publique, le Premier ministre et le président, mais cela a été refusé.

À la fin du mois de décembre et en janvier, Human Rights Watch a mené des entretiens avec quatre personnes, dont deux enfants, qui avaient été détenues à Koro Toro. Elles ont raconté que plusieurs personnes sont mortes pendant le trajet jusqu’au centre de détention et au centre de détention, qu’on les a souvent privées de nourriture et d’eau et que les enfants étaient détenus dans les mêmes cellules et pièces que les adultes au moins pendant les deux premières semaines. Human Rights Watch n’a pas encore été en mesure de déterminer le nombre de personnes décédées pendant le transport et à Koro Toro.

Des témoins, dont certains membres de la communauté internationale, ont indiqué que les manifestants n’étaient pas armés, mais qu’ils utilisaient des frondes pour lancer des pierres sur les soldats et ont mis le feu à des biens publics. Les médias ont déclaré que des manifestants avaient attaqué des postes de police et détruit des biens.

Le bilan complet des violences n’est toujours pas connu. Les autorités tchadiennes ont fait état de 50 morts, dont 15 policiers, et de 300 blessés. Human Rights Watch n’a pas été en mesure de confirmer les décès de policiers, mais les groupes de défense des droits humains estiment que le nombre de manifestants et d’habitants tués pourrait être beaucoup plus élevé que les chiffres officiels et soupçonnent que certaines personnes sont toujours portées disparues.

Les normes internationales sur le recours à la force prévoient que « les responsables de l’application des lois […] ne peuvent recourir à la force que lorsque cela est strictement nécessaire et seulement dans la mesure exigée par l’accomplissement de leurs fonctions », que le recours à la force devrait être exceptionnel et que l’utilisation d’armes à feu est considérée comme une mesure extrême.

Au début de mois de décembre, 401 personnes qui auraient été prises en « flagrant délit » avaient déjà été jugées pour un éventail de délits tels que rassemblement non autorisé, destruction de biens, incendies criminels et troubles à l’ordre public. Entre 150 et 200 autres personnes attendent toujours de passer en jugement.

Des avocats ont dénoncé les procès du 2 décembre comme étant inéquitables et affectés par de graves problèmes logistiques, du fait de l’éloignement de Koro Toro de la capitale. En vertu de la législation tchadienne, les autorités peuvent maintenir des personnes en détention pendant une période maximale de 48 heures, puis doivent les libérer ou présenter la preuve de la nécessité d’un maintien en détention. Dans le cas présent, un procureur a expliqué à Human Rights Watch que les personnes ont été placées en « détention préventive », ce qui est permis pendant une durée de six mois.

Ces personnes ont de fait été détenues au secret à Koro Toro, car elles ne pouvaient pas recevoir de visites de leurs familles et d’avocats, a déclaré Human Rights Watch. En outre, les cas des détenus dont on ignore toujours la localisation et dont les membres des familles et les avocats ont demandé en vain des informations aux autorités peuvent s’apparenter à des disparitions forcées. Les autorités devraient publier une liste de toutes les personnes détenues lors ou à la suite des manifestations du 20 octobre et les libérer sous caution ou, si un tribunal juge qu’il existe des motifs légaux qui justifient leur maintien en détention, les transférer à N’Djamena, où elles pourraient recevoir les visites de membres de leur famille ou d’un avocat et prendre part à des procès publics transparents.

La constitution tchadienne et les obligations internationales en matière de droits humains garantissent à tous les détenus le droit de consulter un avocat, de bénéficier de visites des familles et d’obtenir des soins de santé, des droits qui n’ont pas été respectés dans le cas présent. La nature arbitraire et violente des arrestations, le manque de transparence des procédures et l’impossibilité d’entrer en contact avec les prévenus sont des violations graves, a expliqué Human Rights Watch.

En vertu du droit international, les enfants ne peuvent être détenus qu’en dernier ressort et pendant une durée aussi courte que possible. Les enfants placés en détention doivent être séparés des adultes, à moins que cela soit considéré comme contraire à l’intérêt supérieur de l’enfant.

Dans les jours qui ont suivi les violences, une commission d’enquête a été annoncée sous les auspices de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC), l’une des huit communautés économiques régionales de l’Union africaine. Des leaders de la société civile et des avocats de N’Djamena ont indiqué à Human Rights Watch qu’ils n’avaient pas confiance dans l’indépendance ou l’efficacité de l’enquête de la CEEAC et ont préconisé une assistance technique du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme pour améliorer l’efficacité de l’enquête.

Le 22 octobre, la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (ACHPR) a condamné l’usage excessif de la force à l’encontre des manifestants et a exprimé sa profonde préoccupation face aux événements du 20 octobre. Les autorités tchadiennes devraient garantir le respect des libertés fondamentales d’expression, de réunion et d’association, notamment en levant la suspension de trois mois imposée aux partis d’opposition au lendemain des manifestations, a déclaré Human Rights Watch.

« Le Tchad devrait choisir la voie du respect des droits humains fondamentaux, et non de la répression violente, en veillant à ce que les membres des partis d’opposition et les manifestants puissent s’exprimer et être entendus », a conclu Lewis Mudge. « Agir autrement reviendrait non seulement à traiter les obligations légales internationales du Tchad avec un mépris total, mais aussi à provoquer à coup sûr un regain de manifestations, d’instabilité et de troubles. »

Pour plus de précisions, des récits de témoins ainsi que des recommandations en matière d’enquêtes futures, veuillez lire la suite.

Pour consulter d’autres communiqués de Human Rights Watch sur le Tchad, veuillez suivre le lien :
https://www.hrw.org/fr/africa/chad