Dans Le chaudron vert de l’islam radical, paru en 2020, David Gaüzère et Yoann Nominé révélaient déjà qu’au sein de l’État islamique, les rôles étaient prédéfinis en fonction de l’ethnie d’appartenance. Les Européens, les Arabes et les Maghrébins des zones urbaines sont classés parmi les « ethnies non combattantes ». En revanche, « les « Caucasiens et les Centrasiatiques prennent en main les affaires militaires » (*).« En Syrie, expliquent-t-ils, l’opinion internationale a été prise au dépourvu par l’efficacité des djihadistes d’Asie centrale »
Un entretien mené par Ian Hamel avec les auteurs du « chaudron vert de l’Islam radical » (*) L’Harmattan, 252 pages.
En onze jours, Hayat-Tahrir al-Sham (HTS), le groupe islamiste qui contrôlait la province d’Idlib, a renversé une dictature vieille d’un demi-siècle, contraignant Bachar al-A-ssad à se réfugier à Moscou. Cette victoire aussi spectaculaire qu’imprévisible doit beaucoup à la technicité militaire des combattants venus du Kirghizstan, d’Ouzbékistan, du Tadjikistan. Il faut se souvenir qu’en 1992, des islamistes avaient réussi à s’emparer, pendant quelques mois, de Douchanbé, la capitale du Tadjikistan.
En juillet 2024, une dépêche d’agence, passée d’inaperçue, annonçait que le Kirghizstan venait de rapatrier depuis les camps de détention en Syrie 22 femmes et enfants de djihadistes citoyens de ce pays d’Asie centrale, région « d’où des milliers de ressortissants avaient rejoint des organisations djihadistes ». La dépêche rappelait que le Kirghizstan, « pays laïque à majorité musulmane, annonce régulièrement l’arrestation de membres supposés de différents groupes djihadistes, notamment dans le sud du pays, plus religieux ».
Plus récemment, un article fort bien documenté du site francophone Novastan, paru le 19 décembre 2024, a également échappé aux radars. Il rappelait que la coalition de groupes islamistes menés par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) comptait dans ses rangs plusieurs centaines de ressortissants d’Asie centrale. Et que toutes les capitales de ces pays redoutent que la chute du tyran de Damas constitue « une propagande susceptible de motiver des départs vers la Syrie ». Le site Novastan cite notamment dans la nébuleuse de groupes islamistes, le Katibat al-Imam al-Bukhari (KIB), principalement composé d’Ouzbeks, qui tient son nom de Mouhammad al-Boukhari, un érudit musulman du IXème siècle.
.
« Le successeur d’al-Baghadi à la tête de l’État islamique était un Turkmène »
Mondafrique : Dans votre ouvrage, on découvre que le successeur d’al-Baghadi en octobre 2019 à la tête de l’État islamique, Amir Mohamad Abdel Rahman al-Maoula al-Salbi, n’est pas un arabe mais un Turkmène. Cela ne pose-t-il pas un problème ?
David Gaüzère : Si, pour prétendre au califat, il est nécessaire d’être arabe et d’être un descendant d’un membre de la tribu des Qurayshites. Mais pour l’État islamique le califat n’est qu’une « fiction mobilisatrice », qui ne sert qu’un message politique, la mise en place d’un État impérial qui ferait sauter les frontières des Etats-nations. Le religieux est là encore au seul service du politique.
Mondafrique. Daech estime-t-il que les ethnies combattantes doivent prendre le pas sur les Arabes?
En voulant revenir vers une configuration médiévale de l’État, il était nécessaire pour Daech de retourner vers un système militaire dans lequel les Arabes ne combattent pas et sont surpassés par une élite étrangère. Turkmène, al-Salbi appartenait à la langue des ethnies combattantes. Les Turcs et les Caucasiens devaient représenter l’avenir de l’État islamique. Pour revenir à la chute brutale de Bachar al-Assad, l’opinion internationale a été prise au dépourvu car elle sous-estimait la technicité militaire des combattants venus d’Asie centrale. Ce sont pourtant de redoutables guerriers.
Mondafrique. Depuis, ces djihadistes d’Asie centrale ont rompu avec Daech et avec Al-Qaïda. HTS s’oppose au califat mondial.
Dans la province du Nord-Est, Hayat-Tahir al-Sham a combattu l’EI et mis à l’écart les plus radicaux, dont la branche syrienne d’Al-Qaïda, alors que HTS est lui-même issu d’Al-Qaïda. Aujourd’hui, Ahmed al-Charaa, de son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani, le nouveau maître des lieux, tient un discours policé. Il n’a guère d’autre choix s’il ne veut pas que la Syrie se morcelle, implose. Il y a les Kurdes, qui tiennent de vastes territoires au Nord-Est, les Turcs qui entendent faire beaucoup de mal aux Kurdes. Sans oublier les Alaouites, minorité dont est issu l’ancien dictateur. Vont-ils pouvoir tenir un réduit, donnant sur la Méditerranée, de cent kilomètres sur trente ? Il faut aussi prendre en compte l’intervention des Israéliens sur le Golan.
Mondafrique HTS présente un point commun avec les talibans d’Afghanistan : ce sont des “nationalistes“ qui ne veulent imposer leur califat que dans un seul pays, contrairement à Daech, adepte d’un califat mondial. La confrontation entre les deux peut-elle avoir des répercutions en Asie centrale ?
Selon certaines sources, des combattants de HTS seraient déjà présents en Afghanistan. Ils se seraient installés le long de la frontière avec l’Iran. HTS a le même ennemi que les talibans : l’organisation État islamique-Khorazan, qui existe en Afghanistan depuis 2015.
L’effondrement du régime de Bachar al-Assad a surtout montré que la Russie, prise par la guerre en Ukraine, n’a pas été capable de se porter à la rescousse du régime. Or, la situation est assez comparable au Tadjikistan. Sans le soutien de Moscou, la dictature d’Emomali Rahmon, au pouvoir depuis 1992, ne peut pas tenir. La guerre civile au Tadjikistan, qui a duré de 1992 à 1997, aurait fait près de 200 000 morts.