Un projet de loi ancien qui sanctionne les relations avec le sionisme revient au Parlement tunisien alors que l’actualité est brulante. Kaïs Saïed affiche sa proximité avec les nationalistes arabes, cultive de bonnes relations avec la Syrie et l’Algérie ou tente de mettre en avant un engagement en faveur des Palestiniens pour concurrencer ses opposants islamistes historiquement proches des Frères Musulmans du Hamas.
Un article d’Olivier Vallée
Depuis la fin du mois d’octobre 2023, le projet d’adopter la loi sur la criminalisation de la normalisation avec Israël est accéléré compte tenu de la situation dramatique que connaissent les Palestiniens de Gaza. La Commission des droits et des libertés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) en Tunisie a adopté, à l’unanimité un texte sur la criminalisation de la normalisation avec « l’entité sioniste » qui définit des «actes normalisateurs» répréhensibles. Qu’il s’agisse d’activités dans le commerce, le partenariat, la communication ou encore les organisations non gouvernementales (ONG). Les députés ont également examiné les pénalisations de pareils actes, un à cinq ans de prison ferme selon la gravité de l’acte.
Cette idée de réprimer par la loi les relations avec Israël date de 2012, lorsque les islamistes d’Ennahdha faisaient étaient aux commandes en Tunisie. C’était l’époque où l’article premier de la constitution adoptée en 2014 définissait la Tunisie comme un pays dont la religion est l’Islam. Depuis, l’actuel président s’est nettement démarqué de l’idée « saugrenue » selon laquelle l’État aurait une « religion » : « Cela signifie-t-il, a-til lancé, qu’il y a des pays qui iront en enfer et d’autres au paradis ? ». On l’aura compris, le président tunisien, dont l’épouse magistrate n’est pas voilée, est tout sauf un militant de l’Islam politique
Pour autant, Kaïs Saïed diabolise le « sionisme international », ce qui reste vague, mais insidieux. Les déclarations présidentielles qui sont autant de dénis face à la montée de l’antisémitisme dans une Tunisie pourtant traditionnellement accueillante pour la communauté juive créent un climat malsain.
Ainsi le 9 mai dernier, Kaïs Saïed avait récusé le caractère « antisémite » de l’attentat perpétré aux abords de la synagogue de la Ghriba sur l’île de Djerba, où deux pèlerins juifs et trois membres des forces de sécurité tunisiennes avaient été tués.
En septembre dernier, le président tunisien s’est fendu d’un réquisitoire antisémite contre l’influence du « mouvement sioniste mondial », lui attribuant même le choix du nom de la tempête Daniel qui a ravagé la Libye voisine, selon une vidéo diffusée mardi par la présidence.La tempête Daniel avait frappé l’Est de la Libye, provoquant des inondations qui ont fait plus de 3 300 morts et plus de 10 000 personnes sont portées disparues.« Concernant la tempête Daniel, ils n’ont même pas pris la peine de s’interroger sur l’origine de cette appellation. C’est qui Daniel ? C’est un prophète hébraïque », a déclaré Saied dans cette vidéo lors d’une réunion lundi avec son Premier ministre Ahmed Hachani et des membres de son gouvernement.
« Pourquoi le nom de Daniel a été choisi, car le mouvement sioniste s’est infiltré, laissant les esprits et toute réflexion dans un coma intellectuel total de Daniel à Abraham », a-t-il ajouté.
Cette dernière phrase faisait référence aux Accords d’Abraham, nom donné à la série d’accords de normalisation conclus ces dernières années sous l’égide des États-Unis entre Israël et certains pays arabes, notamment le Maroc et les Émirats arabes unis, et auxquels la Tunisie est farouchement opposée.
Tout récemment, les lieux confessionnels hébraïques ont été attaqués en Tunisie par des manifestants pro palestiniens avoir appris le bombardement de l’hôpital Ahli-Arab, à Gaza, mardi 17 octobre, sans que la Présidence ne réagisse.
Dans la Tunisie de Kaïs Saïed, l’État serait détaché de la religion; mais une certaine vision de l’Islam, rempart contre le sionisme, est instrumentalisée comme un mode de gestion politique.
Les juifs tunisiens protégés
En 1974, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) fut reconnue par la Ligue arabe et l’ONU comme « le seul représentant légitime du peuple palestinien ». Un an plus tard, l’OLP demanda, dans un mémorandum très médiatisé, que les gouvernements arabes invitent publiquement les juifs qui avaient émigré en Israel à rentrer chez eux. Ce qui fut fait par les gouvernements du Maroc, du Yémen, de la Libye, du Soudan, de l’Irak et de l’Égypte, mais pas en Tunisie.
La Tunisie, elle, fit bande à part. Avant l’Indépendance, quand la France antisémite de Vichy persécutait les Juifs, la Tunisie les a protégés, en particulier les Imams qui ont dissuadé les Musulmans de spolier les Juifs de leurs biens. Habib Bourguiba refusa de sortir de prison alors qu’o lui proposait de l’élargir en échange d’attaques contre les Juifs. Le père de l’Indépendance appela à la reconnaissance d’Israël dès 1952, quatre ans avant l’indépendance du pays. Ainsi, de 1942 à 1948, moins de 300 juifs tunisiens ont quitté leur pays pour devenir colons en Palestine.
Les organisations norvégiennes ont aidé les sionistes à transférer des juifs tunisiens en Israël pendant la lutte de la Tunisie pour sa libération et son indépendance vis-à-vis du colonialisme français à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Entre 1948 et 1957, juste avant et dans la foulée de l’indépendance de la Tunisie, environ 26 625 juifs ont émigré.
Cet effort norvégien de transfert de population juive tunisienne s’est poursuivi alors même que le gouvernement indépendant de Tunisie garantissait aux citoyens juifs une égalité en matière de citoyenneté dans la Tunisie indépendante.
L’émigration des juifs de Tunisie n’a pas été spontanée, mais plutôt le fruit des efforts de nombreuses organisations sionistes regroupées au sein de la Fédération sioniste de Tunisie, dont l’Agence juive, des organisations juives américaines et des organisations humanitaires européennes, en particulier norvégiennes, comme Europahjelpen (devenue plus tard le Conseil norvégien pour les réfugiés), qui ont aidé à transporter les juifs tunisiens en Israël via la Norvège.
L’ombre de Bourguiba
La position du fondateur du Néo-Destour et premier Président de la République tunisienne se caractérise donc par des distances vis-à-vis du panarabisme dominant de son époque. Habib Bourguiba ne se reconnaît pas dans la position de Gamal Abdel-Nasser quand celui-ci est le champion d’une lutte arabe contre Israel. Il ne croît pas à l’établissement d’un rapport de force militaire face à Israël de la part des États arabes.
Bourguiba règle souvent par le détour extérieur un problème intérieur. Ainsi en 1961, son principal adversaire, Salah Ben Youssef est exécuté et cela sonne le glas d’un mouvement nationaliste tunisien qui aurait encore pu se teinter de thèses panarabistes. Avec sa fascination pour la Turquie non arabe, le président actuel de la Tunisie, répète cette distanciation vis-à-vis d’une position arabe tout en étant moins chaleureux, pour le moins, que Bourguiba avec les Juifs de Tunisie. De même, si Bourguiba à l’Indépendance, se distingue du maximaliste de la position du sommet de la Ligue arabe de 1967, tenu à Khartoum, au Soudan. Il ne va cependant pas jusqu’à reconnaître Israël, à l’instar de l’Égypte ou de la Jordanie.
Après le coup d’État de Zine al-Abidin Ben Ali, qui évince le « combattant suprême» du pouvoir en novembre 1987 et se rapproche au départ de l’Algérie et de l’irak, la Tunisie reviendra sur la position de la Tunisie vis-à-vis de l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP). En effet, en août 1982, l’OLP exclue du Liban installe son siège à Tunis.
Les frères musulmans à la manoeuvre
Après la fin du régime Ben Ali, il n’est plus question, comme avait pu le faire Habib Bourguiba, de reconnaître la possibilité de deux États palestinien et israélien. L’attachement du mouvement islamiste Ennahda qui participe au pouvoir après 2011 à la question palestinienne n’implique pas le retour à l’amitié avec l’OLP, au contraire.
C’est au Soudan, mais aussi au Royaume- Uni et au Liban, que les principaux dirigeants d’Ennahda prennent contact, du milieu des années 1980 au début des années 1990, avec les Frères musulmans palestiniens, qui forment, à partir de 1987, le Hamas (Mouvement de la résistance islamique). L’antisionisme s’installe dans la vie politique nationale et au mois de juin 2011, le parti islamiste Ennahda peut ainsi quitter la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, la réforme politique et la transition démocratique au nom de principes « antisionistes » affirmés. La formation de Rachid Ghannouchi demandait en effet que le refus de la normalisation (at-Tatbî’) avec Israël soit clairement évoqué dans la rédaction d’un «Pacte républicain» commun à tous les partis, censé faire consensus en l’absence de constitution.
Début janvier 2012, le gouvernement de Hamadi Jebeli, membre du mouvement Ennahda, reçoit, à Tunis, le Premier ministre palestinien Ismaël Haniyeh, un des principaux dirigeants du Hamas. Après la chute de Ben Ali, le penseur et écrivain Mounir Chafiq, un ancien dirigeant du Fatah converti à l’islam politique dans les pas de la révolution iranienne, membre du Maktab at-Tahtît (Bureau de planification) de l’OLP dans les années 1980 et conseiller d’Abu Jihad, le numéro deux de la centrale palestinienne, sera invité à plusieurs reprises à Tunis par le mouvement Ennahda, sur lequel il a pu exercer une certaine attraction intellectuelle.
La question palestinienne, la position au sein du monde arabe, et les variantes de l’Islam politique interfèrent donc dans l’approche d’Israel par l’État tunisien. L’option claire d’une intégration des Juifs de Tunisie a disparu et la subtilité de Bourguiba pour traiter ces délicates questions s’est dissipée. Reste une concurrence acharnée du Président actuel avec les tenants de l’Islam politique qui explique cette instrumentalisation de la relation de la Tunisie avec Israël.
La Tunisie est au bord de l’effondrement financier