Il y a vingt ans en Côte d’Ivoire, entre le 6 et 9 novembre 2004, l’armée française a ouvert le feu à de nombreuses reprises sur des civils, provoquant la mort de 90 personnes selon Abidjan, « une vingtaine » d’après Paris. Un tel événement n’était pas arrivé depuis l’époque coloniale. Rn fait, le bilan a été réévalué à la hausse en 2009, passant de 57 à 90 morts pour plus de 2500 blessés, les victimes ivoiriennes cherchent toujours le moyen de se faire indemniser par le gouvernement français. Mais en dépit des apparences, leur premier obstacle s’avère être l’ancien régime de Laurent Gbagbo.
Correspondance à Abidjan, Bati Abouè
Ce n’est pas un hasard si les 2500 blessés des massacres de l’hôtel Ivoire se sont regroupés, dès 2005, dans un Collectif des patriotes victimes de la Licorne (Copavil), nom donné à l’opération française et symbolisant probablement l’image beau cheval blanc (ivoirien) portant une corne au visage. Il fallait en effet que la France paie pour ce que ses soldats avaient fait en Côte d’Ivoire le 9 novembre 2004 en ouvrant le feu sur des milliers de civils réunis devant le grand hôtel abidjanais.
Le bilan de la tuerie qui était de 57 morts dès la première semaine a grimpé à 90 morts en 2009 après les recherches effectuées auprès des hôpitaux ivoiriens par le collectif des victimes. La plupart d’entre eux se savaient d’ores et déjà condamnés. Certains en raison du handicap qu’ils traînent ad vitam aeternam et d’autres parce qu’ils ont encore des éclats d’obus à extraire de leur corps, des plombs dans le bassin qui les indisposent gravement ou de lourdes opérations chirurgicales à subir.
Malheureusement tous ceux qui étaient en mesure de leur apporter le secours nécessaire ont regardé ailleurs pendant 20 ans. A commencer par l’ancien pouvoir pour lequel ils s’étaient interposés, au milieu d’une marée de jeunes patriotes ivoiriens décidés à protéger l’ancien président d’un mauvais coup français. Certes, à l’époque, le gouvernement n’avait pas hésité à apporter l’assistance médicale nécessaire à toutes les victimes, prenant en charge tous leurs soins.
Les blessés traités équitablement
L’ancien ministre des affaires sociales, Clotilde Ohouochi l’a d’ailleurs expliqué, dans le cadre de cette enquête, qu’elle a fait le tour de toutes les familles qui avaient perdu une personne dans ce massacre pour leur apporter la compassion du gouvernement. Quant aux blessés, ils ont été traités dans différents centres : la Pisam pour les cas très graves, l’hôpital Don Orion pour ceux qui avaient besoin de prothèses et le HMA, l’hôpital militaire d’Abidjan, pour les blessures par balles, vu que dans certains cas graves, les éclats d’obus se sont propagés dans plusieurs parties du corps.
Pour autant, les victimes ont été très tôt confrontées à la brutale réalité imposée par leur handicap. Ceux qui ne pouvaient plus pointer à leur lieu de travail ont commencé à être menacés de licenciement et beaucoup d’autres ont perdu tout moyen de subsistance. Alors, il a fallu s’organiser. D’abord mettre en place ledit collectif des victimes de la force Licorne (Copavil) et organiser, ensuite, des sit-in devant la présidence de la République afin qu’il soit mis à la disposition de chacun ses dossiers médicaux pouvant justifier l’absence de ceux qui avaient un emploi ou celle de ceux qui avaient manqué des semaines de cours.
Ainsi, instruction a été donnée de faciliter l’acquisition dudit document aux demandeurs. Une liste des blessés disposant des dossiers médicaux a ensuite été dressée à la fin du processus d’audition et de contre-expertise menée devant le juge d’instruction Cissé Losseni. Or paradoxalement, jusqu’à aujourd’hui, aucune victime n’a obtenu de dossiers médicaux. « C’étaient eux qui payaient les frais de délivrance. Alors, à partir du moment où le gouvernement s’est montré disponible, pour nous ces dossiers étaient en de bonnes mains », s’en mord presque les doigts aujourd’hui Salomon De Lasme, le président du Copavil.
De toute façon, à cette époque, il était difficile de prévoir le statu quo d’aujourd’hui. Le président Laurent Gbagbo avait en effet nommé une avocate franco-camerounaise Lucie Bourthoumieux pour assister juridiquement le collectif qui s’est vu également doter d’un siège social. Mais cette générosité cachait une forfaiture. Car le 28 novembre 2004, Me Patricia Hamza, une avocate ivoirienne accompagnée d’Alain Toussaint, conseiller à la présidence, avaient voulu, depuis Bruxelles, enclencher le processus visant à porter plainte contre les autorités françaises devant la Cour internationale de justice au nom de la population de Côte d’Ivoire.
Pas de plainte contre la France
Mais le 29 novembre, la présidence a démenti fermement, dans un communiqué au ton ferme, avoir mandaté qui que ce soit pour porter plainte au nom de l’Etat de Côte d’Ivoire contre la France. « Le président de la République (Laurent Gbagbo), qui seul engage l’Etat de la Côte d’Ivoire au plan international, n’a encore à ce jour porté aucune plainte contre personne ni mandaté quelqu’un pour le faire », assura d’ailleurs son ministre de l’intérieur à la télévision nationale.
Officiellement, Lucie Bourthoumieux devait convaincre l’Elysée de trouver un arrangement à l’amiable mais les autorités françaises ont refusé sa proposition. En raison de cet échec, elle refusa de faire le point de son action aux victimes au nom de son droit au secret professionnel. Puis à la faveur de la crise, elle dû quitter la France, fermer son cabinet et s’installer à Londres dans la capitale anglaise.
Face au vide, les victimes tentent de reprendre la main. Elles demandent alors à entrer en possession de leurs certificats médicaux pour ouvrir une nouvelle procédure en France. Mais elles n’ont pas la tâche facile. Selon Zézé Zagadougou, deuxième vice-président chargé de l’organisation des sections de base du Copavil, le Pr. Armand Ouégnin, un ancien ministre de Laurent Gbagbo aujourd’hui député du Parti des peuples africains (PPA-CI), qu’il ne peut pas leur remettre lesdits dossiers médicaux. Seul, ajoute-il, le président Laurent Gbagbo peut me le demander.
Mais l’ancien président n’est pas très à l’aise sur le sujet. Il s’en explique dans les colonnes de mediapart où il affirme que « si je voulais porter plainte, ce seraient plusieurs plaintes. Parce que quand la rébellion a commencé en 2001 et jusqu’à mon arrestation en 2011, il y avait beaucoup d’implications de l’armée française ». Et « je n’aurais pas pu gouverner le pays. », croit-il savoir.
Laisser l’Etat indemniser les victimes ivoiriennes
Mais à dix mois de la présidentielle pour laquelle sa participation n’est toujours pas garantie, la solution de l’ex-président est que l’Etat ivoirien doit indemniser toutes les victimes de toutes les crises ivoiriennes et assure, toujours à mediapart, ne pas être contre « le fait que l’Etat français indemnise les victimes » des massacres de l’hôtel ivoire. Mais « ce que je souhaite le plus, dit-il, c’est que l’État ivoirien les indemnise aussi. C’est ça qui me préoccupe le plus ».
Laurent Gbagbo a pourtant eu six années pour le faire. La preuve, il a même indemnisé les entreprises françaises pillées durant les émeutes qui ont suivi la destruction des aéronefs ivoiriens à Yamoussoukro, en réponse au bombardement du camp militaire français de Bouaké par les mercenaires bélarusses.
La manière dont les pilotes bélarusses ont pu s’enfuir alors qu’ils avaient été interceptés au Togo fait d’ailleurs partie des étrangetés qui ont émaillées cet événement dont les conséquences dramatiques théorisent encore aujourd’hui le rejet de la France en Afrique. Car Paris voulait faire tomber Gbagbo en novembre 2004. Le 8, le colonel Patrick Destremau à la tête de trois cents hommes du groupement tactique interarmes de la force française Licorne s’installent vers 5 h 30 du matin à l’hôtel Ivoire. Ils sont venus à bord d’une soixantaine de blindés à roue, opercules ouverts, et occupent quatre étages de l’hôtel Ivoire après s’être trompés de chemin pour se retrouver nez à nez avec Gbagbo devant la résidence présidentielle.
Civils ivoiriens non armés
Face à la menace établie à seulement 1,5 kilomètres de son domicile, le président ivoirien oppose la mobilisation des jeunes patriotes aux soldats français. Le chef des jeunes patriotes, Charles Blé Goudé, appellent alors les Ivoiriens à converger vers l’hôtel Ivoire, seul moyen pour que le président Gbagbo garde son pouvoir. La suite est connue. Sur les deux ponts pris pour cible par l’armée française, les soldats français tirent sur tout ce qui bouge. Mais cela permet à Gbagbo d’avoir du répit puisque la France est mise devant le tribunal de l’opinion publique et elle doit se justifier et de nier d’avoir ouvert le feu sur les civils Ivoiriens non armés.
La ministre de la défense Michèle Alliot-Mariot choisit d’abord le déni mais finit par admettre « une vingtaine » de morts, civils et militaires ivoiriens compris. Elle ajoute : les militaires français ont agi conformément à « toutes les règles du droit international sur l’engagement du feu », ce qui est en décalage avec la logique.
Ce déni de la réalité complique forcément le recours des victimes ivoiriennes auprès des tribunaux français, d’autant plus que Paris est favorable à un règlement à l’amiable. Mais l’association des victimes françaises ne veut rien entendre. Elle veut un procès, les noms des donneurs d’ordres et la façon dont ceux-ci ont été appliqués. Les victimes ivoiriennes, elles, veulent des réparations et entendent porter plainte devant l’ONU pour la création d’un tribunal pénal international sur les violations des droits de l’homme en Côte d’Ivoire pendant les événements de novembre 2004.
Pétition internationale
Après 20 années d’indifférence parfois incompréhensible, la cause ivoirienne commence en effet à mobiliser des avocats internationaux. Pour instruire une procédure auprès de l’ONU, les victimes ivoiriennes avaient en effet besoin de l’expertise d’avocats rwandais et leurs expériences en cette matière. C’est ce que le cabinet d’avocats du Rwanda qui a lancé une procédure auprès des nations unies sur le génocide rwandais doit offrir. Mais il y a aussi les avocats Arméniens avec leur extraordinaire retour d’expérience sur le procès sur le Haut-Karabakh devant la Cour internationale de justice. Il y a enfin Me Balan, l’avocat français qui défend les victimes françaises du bombardement de Bouaké.
Selon le premier vice-président du Copavil, Roland Ori, qui vit désormais en France où il est chargé des affaires juridiques et des relations avec les institutions et la diaspora, les victimes françaises pourraient même se joindre aux Ivoiriens pour demander ensemble l’ouverture de ce tribunal pénal sur la Côte d’Ivoire. Pour les français, cette procédure permettrait de contourner l’arrangement à l’amiable voulu par le gouvernement français. L’autre action est la mise en ligne d’une pétition sur l’ouverture d’un tribunal pénal sur la Côte d’Ivoire. Elle est ouverte sur la plateforme change.org.
Cette pétition permet de sensibiliser les personnes qui protestent sur le statu quo et demande que justice soit faite sur ces massives violations des droits de l’homme qui ont émaillé le processus de décapitation politique du régime de Laurent Gbagbo en novembre 2004. Qatre mille personnes l’ont déjà signé. Parmi elles, des personnes qui n’hésitent pas à contribuer financièrement pour soutenir les initiateurs. Ces contributions, assure Roland Ori, vont permettre de faire des imprimés pour des pétitions physiques qui seront bientôt distribuées dans toutes les diasporas à l’occasion de voyages de sensibilisation sur ce sujet.