Le 7 Octobre a bouleversé l’ordre du monde

Les Historiens décrypteront un jour les comptes-rendus des pourparlers engagés de semaines en semaines et pendant presque un an par Israël avec le Hamas avec l’aide de médiateurs pour parvenir à un cessez-le feu à Gaza. « Ce fut une comédie, un concert de mensonges », estime l’expert du Moyen Orient qu’est Xavier Houzel dans un entretien sans concession avec la journaliste Joelle Hazard. Et le même qui voit dans les États-Unis le principal responsable du drame vécu mat le Moyen Orient d’ajouter: »Les propositions de résolutions soumises au Conseil de Sécurité des Nations Unies, un autre scandale – à cause du sacro-saint veto de certains ». Les positions tranchées de Xavier Houzel sont toujours argumentées, nourries par une passion pour le monde arabe et méditerranéen et une forme de rage de voir cette région du monde plongée dans l’horreur. Le point de vue qui est le sien est très engagé et ne fait pas toujours l’unanimité au sein du lectorat ou de l’équipe de Mondafrique, c’est en cela qu’il nourrit utilement le débat. 

Xavier Houzel

Joelle Hazard. Après le Liban, des frappes israéliennes majeures sur l’Iran sont attendues avec beaucoup de craintes au Moyen-Orient…  Quelle cible serait la plus inquiétante ? 

Xavier Houzel. Celui qui en assumera demain la responsabilité. Et celui-là est le président des États-Unis, dont Israël est le serveur intermédiaire, le routeur, le proxy dans la région – sachant que, par homothétie, par réaction, le Hezbollah, les Houthis et le Hamas remplissent la même fonction pour le compte de la République Islamique d’Iran.

L’Amérique est en campagne électorale et plongée dans une crise morale comme jamais, l’Union Européenne bat la breloque et le reste du monde se fissure entre les soi-disant BRICS et l’Occident, acculé dans son coin.

 Le 7 octobre est la plus grave, la plus cruelle attaque que le terrorisme ait perpétré contre Israël depuis sa création. Selon vous, le maître du jeu serait Washington et pas Jérusalem. Envisager sinon imaginer un cessez le feu dans la région semble pourtant exclu !

Quoique Israël ne se situe pas à l’épicentre de l’effondrement civilisationnel de l’Occident, le 7 octobre est le signe avant-coureur d’un énorme danger. Nous sommes presque à la révolte de Spartacus ! La situation d’apartheid[ii] en Cisjordanie est aberrante, mais le compte n’y est pas encore : en raison de la sidération qui a suivi cet acte terroriste, on ne se rend pas encore compte des origines du mal ; et la dose d’hypocrisie des politiciens est telle (les pourparlers de cessez-le-feu n’en sont qu’un exemple!) que l’opinion s’y perd !

Mettons qu’il faille attendre l’investiture du prochain président US pour sortir du déni. J’adore la phrase délicieuse d’Élie Barnavi dans le magazine « Challenges » : « Je suis à chaque fois stupéfait de l’écart entre le génie opérationnel d’Israël et son imbécillité stratégique. » Bien sûr, le pauvre Benjamin n’est qu’un pantin, le père fouettard de « chez Guignol », dont l’Oncle Sam tire les ficelles. Mais ça ne fait pas rire.

Oui, cette stratégie est celle des États-Unis ; elle n’est pas le fait de Benjamin Netanyahou, encore moins celui de ces messieurs Ben Gvir et Smotrich, qui sont des idiots utiles. Les dégâts collatéraux en termes d’image du Judaïsme sont importants, le prix payé par les Juifs du monde entier est insupportable. Je m’étonne qu’il ne se trouve pas de grands esprits – qui pourtant ne manquent pas chez les Juifs – pour dénoncer cette forme d’allégeance, cette sujétion, cet état de dépendance d’Israël par rapport à l’Amérique. Sans arrogance, l’historien Yuval Noah Harari résume pour nous ce dilemme : « Nous avons tellement de pouvoir, de savoir, et nous sommes sur le point de nous détruire. » En France, nous sommes désorientés. 

Que faut-il redouter d’abord ?   Des frappes sur des sites nucléaires avec les conséquences inconnues que cela implique, ou sur un site pétrolier comme une raffinerie ou des terminaux, avec l’impact prévisible sur une récession iranienne ou sur les prix du pétrole ?

La récession mine l’Iran, dont 90 % de la population est réduite à l’état de pauvreté par le fait de sanctions[iv]. Qui osera nier que les sanctions sont une forme de terrorisme, dans la mesure où elles sont aveugles, en prenant littéralement en otage une population entière. Quant au Pétrole et au Gaz, par un effet de dominos déjà largement actionné sur le marché de l’énergie par les sanctions, les échelles de prix sont chamboulées. Il en est résulté deux effets secondaires, d’une part la création de l’Opep Plus (dès avant la fin de 2016, soit après l’Euromaïdan de 2014) et d’autre part l’instauration spontanée d’un marché parallèle dit « gris » des hydrocarbures, comparable à notre marché noir pendant la guerre. Ses conséquences perturbatrices sont aussi intenses et couteuses. Les chemins par la terre et par la mer des flux économiques sont modifiés en conséquence ; des distorsions apparaissent, dont les victimes sont de part et d’autres ; la monnaie cryptée en fait ses choux gras ; la moitié du monde se retrouve mafieuse par construction plus que par nécessité ; les prix n’obéissent plus comme avant ni aux lois classiques du marché ni aux soubresauts de la géopolitique. Et l’on s’installe dans le chaos.

L’Économie américaine fut la première à profiter de la paralysie des investissements iraniens (sachant que l’Iran détient les premières réserves mondiales de Gaz) et de l’effacement de la Russie dans le Nord de l’Europe. – à croire que les stratèges américains l’ont fait exprès. Comme par un heureux hasard, l’attentat terroriste sur les pipelines sous-marins Nord Stream n’est toujours pas élucidé ; or les États-Unis sont devenus, avec 21,4% des flux mondiaux, les premiers exportateurs mondiaux de GNL ! Bizarre. Attendez que les cours s’effondrent – comme ce sera le cas après la paix en Ukraine et au Proche-Orient – et les flux reprendront leurs lits, puisant dans leurs sources en Iran et en Russie le moyen de concurrencer la production américaine jusqu’à la tarir : alors, la récession changera de camp.

 L’ordre mondial serait alors l’enjeu de la riposte d’Israël ? Dans quelle mesure pourrait-il être affecté ?

Qu’est-ce que l’Ordre Mondial sinon l’ordre américain. Il faut remonter aux Accords de Bretton Woods, signés en 1944 par 44 gouvernements pour consacrer un « système monétaire mondial » organisé autour du Dollar américain, seule monnaie à être dès lors convertible en or. La Communauté internationale a consenti à l’Amérique le privilège de battre monnaie pour la planète. Eh bien ! ce monopole est devenu pesant ! À tel point que la Chine, nouveau géant économique et politique, a pris l’initiative de constituer le groupe des BRICS, en relevant subrepticement le gant.

Pourquoi « subrepticement » ? Parce que derrière « le » BRICS, sorte de grand ensemble mégalithique, se cache un menhir monétaire, le NDB, la « Nouvelle Banque de Développement des BRICS », inaugurée le 15 juillet 2014, avec notamment pour objet de « financer des projets et d’innover des solutions sur mesure pour aider à construire un avenir plus inclusif, résilient et durable pour la planète. » Comme avec des pincettes ces choses-là sont avancées. C’était un peu le rôle de la Banque Mondiale et du FMI, son corollaire, c’est en passe de devenir son doublon, une forme de soupape, au fur et à mesure que les épiphénomènes dérivant des dérèglements monétaires causés par les sanctions s’accumulent. Tout naturellement, c’est l’hégémonie du Dollar américain qui est battue en brèche, voire l’unicité du système bancaire international qui est contestée par un challengeur qui est le Yuan, rival prétendant. Ce défi est le véritablement l’enjeu de la crise actuelle : celui des deux guerres. les BRICS ne toléreront pas que le couple fait de Washington et de Tel-Aviv, se croyant tout permis, frappe l’un des leurs.

Quelle pourraient être les réponses politiques à une frappe israélo-américaine intempestive sur l’Iran ?

Jugeons d’abord sur pièces. L’Iran n’a pas donné la mesure de ses moyens – ses Services ont à nouveau prévenu Tsahal qu’ils viseraient la base aérienne de Nevatim dans la nuit du 1er octobre, or les défenses israéliennes, pourtant alertées, ont été en partie déjouées. Preuve est faite que leur bulle d’interception multicouches ne manquerait pas d’être saturée par une pluie d’aéronefs, dont l’Iran pourrait être le faiseur, je dis bien une pluie. Tsahal doit y réfléchir à deux fois, et le Pentagone à trois fois ! Autrement, si les fameux stratèges du duumvirat israélo-américain passaient outre toute prudence, quelle que soit l’efficacité de leur frappe, l’Iran ne manquerait pas de construire sa bombe en un tournemain. Le Guide suprême s’estimerait aussitôt délié de sa propre fatwa. Le Hamas pourrait exécuter une cinquantaine d’otages… advienne que pourra. Et, cerise sur le gâteau, Xi Jinping, qui la joue comme Biden avec Netanyahou en matière de concertation, changerait illico le Yuan en monnaie de compte internationale, dorénavant l’égale du Dollar. Avec l’assentiment des BRICS, bien entendu.

Imaginez un instant que l’Iran ferme le Détroit d’Ormuz à la circulation maritime et propulse alors les cours du Gaz et du Pétrole à des sommets encore jamais vus ! Les Américains feraient bien alors de se précipiter dans les eaux de Taïwan pour y veiller au grain. Le deus ex machina jusqu’au-boutiste israélien devra se souvenir, en somme, que le battement d’aile d’un papillon peut déclencher un ouragan à l’autre bout de la planète.

Je n’aimerais pas être à la Maison Blanche pour une veillée d’armes ! Je me dirais peut-être, si j’étais un réaliste-pessimiste, que « le coup est déjà parti » et que ne pas agir serait « reculer pour mieux sauter »! Mais si j’étais en revanche un optimiste-universaliste, je demanderais la paix des braves et je commencerais par lever les sanctions : elles appellent leur contournement, alimentent la rancœur et fomentent la rébellion.

D’autant plus que je garderais en mémoire – et je ne serais pas le seul – le souvenir des ripostes iraniennes en 2019 sur les sites de l’Aramco, à Abqaïq et Khurais. Ces premiers échantillons avaient en effet valeur d’avertissement, comme MBS l’a observé en ne suivant pas les  membres de Accords d’Abraham et en se prononçant en faveur d’une solution à deux États.

Tout est lié. Comme j’ai envie de vous dire ce soir que « tout fout le camp ». Le Pétrole, la monnaie, les sanctions, les munitions qui virevoltent d’un pays à l’autre, la drogue qui se répand. C’est beaucoup plus grave encore que le changement climatique, car l’homme en est carrément responsable – non pas l’Humanité mais une poignée de dirigeants.

Vous avez évoqué l’ONU ! L’organisation des Nations Unies est-elle désormais dépassée ?

Tout le monde s’accorde pour prôner une réforme en profondeur de l’ONU, en particulier la modification des conditions de l’octroi et de l’usage du veto et l’augmentation du nombre de membres du Conseil de Sécurité. Sous la réserve que cette réforme soit faite, l’ONU n’est pas « dépassée ». C’est un cénacle irremplaçable, sachant que l’ordre mondial n’a jamais et ne sera jamais parachevé, sauf le respect que l’on doit à l’Intelligence Artificielle, dont on attend soit des miracles soit des catastrophes, selon que le mieux est ou non l’ennemi du Bien et la Paix l’avenir de l’homme.

Et la France, dans ce brouhaha ?

La France est effectivement « l’amie indéfectible d’Israël », elle l’a prouvé, encore qu’elle ait dû ériger, à plusieurs reprises dans le passé, l’architecture des bons rapports qu’ensemble il nous fallait garder, comme ce fut le cas lors de l’affaire des Vedettes de Cherbourg. Bref, il est indécent qu’en la circonstance, le premier ministre israélien donne à la France des leçons de maintien. Son « tous les pays civilisés devraient » est largement de trop, à moins qu’il ne s’applique à lui-même le conseil. Le discours du président Macron, en revanche, est venu à point nommé ; il a été prononcé là où il fallait, en présence d’autres chefs d’États venus parce qu’ils partageaient une langue partagée par trois cent millions de gens cultivés. Il n’y a pas de honte à prévenir son prochain qu’il est au bord d’un précipice, même s’il ne parle pas le même langage.

Tout ce que monsieur Netanyahou aura gagné sera – je l’anticipe parce que je l’espère – que la France reconnaisse l’État Palestinien. Avant l’heure n’est pas l’heure ; mais c’est maintenant le moment ! Et si ce monsieur insistait, qu’elle invite à Villers-Cotterêts les Palestiniens, mais pour trouver ensemble une solution de bon voisinage avec les Israéliens, comme nous l’avons fait, il y a 70 ans, avec nos ennemis Allemands, devenus aujourd’hui les meilleurs de nos amis.

Il faut que les Israéliens apprennent à se satisfaire de leur espace vital en respectant celui des autres, pour ne pas faire comme Sisyphe et vivre pour toujours, comme l’écrivait Albert Camus, entre l’absurde et le suicide.

[ii] Cf. Google : C’est un système d’oppression et de domination d’un groupe racial sur un autre, institutionnalisé à travers des lois, des politiques et des pratiques discriminatoires. Par ailleurs, le crime d’apartheid suppose la commission d’actes inhumains, dans l’intention de maintenir cette domination.

[iii] NDLR : À Téhéran, l’ex-représentation états-unienne demeurée « nid d’espions » dans la terminologie officielle abrite aujourd’hui le « Musée-jardin anti-arrogance ».

[iv] NDLR : Les États-Unis ont imposé une interdiction des armes et un embargo économique presque total à l’Iran, qui comprend des sanctions sur les entreprises faisant des affaires avec l’Iran, une interdiction sur toutes les importations d’origine iranienne, des sanctions sur les institutions financières iraniennes et une interdiction presque totale de vendre des avions ou des pièces de rechange à l’aviation iranienne.