L’ex président Zine Ben Ali (1987-2011) est un général formé à Saint Cyr et aux États Unis, mais qui a mené l’essentiel de sa carrière au sein du ministère de l’Intérieur. C’est qu’il a constamment privilégié les policiers sur les militaires, lui qui avait conquis le pouvoir grace à un coup d’état médical contre son prédécesseur, Habib Bourguiba, et qui a toujours cherché à se protéger d’un coup de force venu de son corps d’origine. Les hauts gradés tunisiens délaissés par le régime de Ben Ali et cantonnés à la surveillance des frontières le lâcheront durant leprintemps arabe de 2011 lorsque le chef de l’état tunisien affronte la colère du peuple tunisien descendu dans les rues. On assistera à la revanche d’une armée mal aimée, trop divisée pour prendre le pouvoir, mais suffisamment confortée par le soutien des Américains pour faire trébucher le général-président.
Nicolas Beau
La chute du général Ben Ali, le 11 janvier 2011, est le résultat de manoeuvres au sein des Forces armées plus que le résultat des mobilisations populaires. Lesquelles paradoxalement avaient faibli lorsque, en ce vendredi historique, le régime s’est effondré et que son chef a du prendre la fuite vers l’Arabie Saoudite.
Durant les dix sept années du règne du dictateur, le soutien sans failles de l’appareil policier au régime, les dissensions entre les généraux et une tradition républicaine solidement ancrée depuis Bourguiba, avaient écarté toute contestation au sein d’une armée cantonnée à la surveillance des frontières de ce petit pays cerné par la Libye et l’Algérie. Mais le retour de manivelle fut d’autant plus brutal quand l’épreuve de force avec la peuple tunisien tourna au détriment du président Ben Ali. Le bon général fut lâché par ses pairs. Les principaux chefs de l’armée, unis par le ressentiment mais sans dessein commun, poussèrent le dictateur vers la sortie, mais sans parvenir pour autant à construire une transition dont ils auraient gardé le contrôle.
Le parcours fulgurant du général Ben Ali, qui fit d’un chef de la sécurité militaire un ministre de l’Intérieur tout puissant puis le dernier Premier ministre de Bourguiba, doit tout à son action au coeur de l’appareil sécuritaire tunisien en faveur d’une lutte sans états d’âme contre les Islamistes qui était soutenue par la plupart des alliés occidentaux dela Tunisie. Ce militaire qui épousa en premières noces la fille d’un général a privilégié constamment la police sur l’armée. Mais sa chute encouragée, voire organisée, par le sérail militaire démontra que l’armée tunisienne n’était pas aussi légitimiste qu’on avait voulu le dire et que certains militiaires nourrissaient le secret espoir, depuis les années Bourguiba, de jouer un rôle politique de premier plan.
Les mystères du 14 janvier
Durant la manifestation du 14 janvier à Tunis, le ministre de l’Intérieur nommé deux jours auparavant en signe d’apaisement, l’universitaire pondéré Ahmed Friaâ, lance bien quelques messages alarmistes à la présidence. Du type : « La situation dégénère », « Les manifestants s’accrochent aux fenêtres, que faire ? ». Mais il en aurait fallu bien d’avantage pour déstabiliser un général Ben Ali qui, dans sa longue vie de militaire et de sécuritaire, a maté plus d’une révolte. Cette fois-ci, la mobilisation de la rue est singulièrement calme : pas un mort, pas un blessé et pas même une balle tirée. « La Révolution était une immense vague, sans leader, sans parti, sans référence, et de surcroît d’une grande banalité dans ses mots d’ordre : plus de justice, plus de liberté, plus de démocratie. Mais le départ de Ben Ali, le fameux vendredi 14 janvier, fut totalement fortuit », résume le constitutionnaliste Yadh Ben Achour, ex-doyen de la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis[5].
« Fortuit », en effet… De nombreuses questions se posent sur le départ précipité du président et des siens. Or la vérité qui apparaît aujourd’hui est plus complexe que l’épopée révolutionnaire qui fut saluée dans le monde entier. Certains dignitaires du régime, notamment au sein dela grande muette, défunt ont clairement joué, dans les coulisses, contre leur camp. L’histoire du printemps tunisien où un peuple en colère chasse le tyran a été largement réécrite. Des années plus tard plus tard, les témoins commencent à s’exprimer, des accusations prennent corps et des acteurs sont désignés. Peu à peu, la journée mémorable du 14 janvier 2011, date de la fuite du président Ben Ali, livre ses secrets. Sur fond encore d’amnésie dans un pays privé de toute liberté d’expression depuis l’indépendance. Qui a joué le rôle du traître ? Quelle était l’étendue du complot au sein du sérail ?
Au centre des interrogations, l’armée tunisienne ne livre pas volontiers ses secrets sur son rôle exact. Le mystère reste par exemple entier sur ces mystérieux snipers qui tirent sur la foule après le départ précipité de Ben Ali du Palais de Carthage, en causant plus de morts qu’il n’y en a eu durant les mobilisations de rue en décembre et janvier. Les militaires cherchaient-ils à ce stade à prendre le pouvoir? Ont-ils tenté de créer une espèce de chaos pour favoriser leurs ambitions?
Il est d’autant plus difficile de démêler le vrai du faux que plusieurs gradés ont joué un rôle de premier plan ce 14 janvier, mais à la tète de corps d’armée concurrents, voire antagonistes. Ainsi l’animosité est profonde le chef de l’armée de terre, le général Ammar, soutenu par les Américains, et le général Ali Seriati, fidèle entre les fidèles de Ben Ali, qui tenta de ramener des blindés de la ville de Zarzis vers Tunis pour, prétendait-il, sauver le régime, tout en encourageant Ben Ali à quitter la Tunisie pour l’Arabie Saoudite.
Une Révolution de Palais
Il ne fait aucun doute que la chute du régime a été accélérée par une intox savamment distillée qui a provoqué une panique grandissante au palais de Carthage. Durant les derniers jours du règne de Ben Ali, les rumeurs les plus folles courent à Tunis. Deux jours avant la fuite en Arabie saoudite, le président Ben Ali s’adresse au général Ali Seriati : « Est-il vrai qu’il y aurait une taupe au sein de la présidence[6]. » Le lendemain, des services de renseignement amis, notamment français, font passer des messages, via Marouane Mabrouk, l’un des gendres de Ben Ali, sur le « complot » fomenté par une partie de l’entourage présidentiel. Le jeudi dans la soirée, des groupes d’individus masqués s’en prennent aux demeures appartenant aux clans familiaux dans les riches banlieues de Carthage et de Gammarth. Le vendredi, des hélicoptères non identifiés survolent le palais de Carthage. Plus tard, on annonce qu’un bateau de la garde nationale aurait aperçu deux vedettes mystérieuses dans les eaux territoriales tunisiennes. Autant d’indications, vraies ou fausses, qui créent un début de panique, notamment chez les proches de Leila Trabelsi, les plus exposés parce qu’unanimement détestés.
Inquiets pour leur survie, dix-sept membres de ce clan prédateur cherchent à gagner l’aéroport pour quitter le pays. Au palais de Carthage, le général Seriati, muni de trois portables qui ne cessent de sonner, distribue des passeports à tour de bras. On assiste à la fuite de Varennes, version tunisienne.
À la fin de la matinée, le général Rachid Ammar, le chef d’état-major de l’armée de terre, arrive à la salle d’opération du ministère de l’Intérieur pour prendre lui-même la direction des forces de sécurité. Ce militaire est au cœur des interrogations concernant ces journées historiques. Quel rôle a joué le général ? A-t-il précipité le départ d’un Ben Ali qui s’est toujours méfié de l’armée ? Le général Ammar passe pour être fort proche des Américains, dont on connaît, grâce aux télégrammes de WikiLeaks, l’hostilité croissante envers le régime de Ben Ali.
Dès le début de l’après-midi, l’état d’urgence est décrété. Le général Ammar, sous l’autorité du ministre de la Défense, Ridha Grira, originaire comme lui de la région du Sahel, devient le seul véritable maître de la situation. « Ce n’est plus notre affaire, mais l’affaire de l’armée », explique le président Ben Ali, relativement rassuré, à son fidèle Seriati
Un obscur colonel à la manoeuvre
Or à ce moment précis, alors que le pouvoir est reconfiguré au profit de l’armée, se produit l’intervention la plus surprenante et la plus spectaculaire de la journée. Un obscur colonel, Samir Tarhouni, chef de la Brigade antiterroriste qui dépend théoriquement, via le ministère de l’Intérieur, directement de la présidence, prend l’initiative de se rendre à l’aéroport avec douze hommes pour arrêter les Trabelsi en fuite. Ce serait, selon ses déclarations publiques, sa propre épouse, travaillant à la tour de contrôle de l’aéroport, qui l’aurait averti de la présence des fuyards. Comment ce simple exécutant pouvait-il raisonnablement prendre seul une telle initiative ? Le général Ammar peut-il à ce stade ignorer une telle opération de commando ?
Alerté immédiatement de la situation, le président Ben Ali s’en inquiète auprès du ministre de la Défense : « Ce sont des infiltrés intégristes, des terroristes. » Lequel Grira insiste alors auprès du général Ammar pour les éliminer Or le résultat de cette opération coup de poing, le voici : le colonel Tarhouni place les Trabelsi en détention à la caserne militaire de Larouna, sous le contrôle précisément des hommes du général Ammar. Comment ne pas croire à une opération couverte par le haut commandement militaire ?
Une pirouette de l’Histoire
Or ni le général Ammar ni le général Seriati ne vont jouer les premiers rôles dans la transition qui s’annonce. Une demi-heure en effet avant la fuite du clan présidentiel, le téléphone sonne chez Abdallah Kallel, un ancien ministre de l’Intérieur en froid avec les Trabelsi, qui avait été nommé, après une disgrâce et sur le tard, président de la Chambre des conseillers, l’équivalent du Sénat en France. « On a besoin de vous, Si Abdallah. » La formule est celle qu’employait généralement le factotum du palais de Carthage quand le président Ben Ali convoquait un ministre ou un proche.
Au bout du fil se trouve le colonel Sami Sik Salem, numéro trois bis de la garde présidentielle dirigée par le général Seriati. Voici bien un nouveau rebondissement surréaliste dans cette journée mouvementée. Dans le tumulte général qui suit le départ de Ben Ali, un second couteau, désormais seul dans le palais de Carthage déserté, a le réflexe d’appeler le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, ainsi que les présidents des deux assemblées. Il le paiera cher, détenu quelque temps plus tard sans motif apparent, avant d’être rétrogradé à des fonctions obscures à la direction dela voierie.
Lorsqu’une Mercedes blanche, escortée par un garde du corps, s’arrête devant la villa d’Abdallah Kallel face au port punique de Carthage, ce dernier ne sait pas au juste pourquoi la Présidence le convoque. Parvenu sur place, l’ancien ministre de l’Intérieur des débuts très répressifs de Ben Ali, un haut fonctionnaire loyal, découvre le vieux président de l’Assemblée amateur de whisky et de jeux de cartes, Fouad Mebazaâ, qui attend assis sur une chaise.
– Pourquoi nous a-t-on convoqués ? demande Kallel.
– Ben Ali s’est enfui, lui répond le colonel Sik Salem, il faut assurer la continuité de l’État.
Ammar, sauveur de la Tunisie
«L’homme qui a dit non à Ben Ali». Plus tard, le général Ammar seraun peu vite présenté comme le sauveur de la Tunisie. Ce récit largement fabriqué d’un bon général qui, avec l’aide des Américains, refuse de tirer surles manifestants (ce qui est éxact) veut restaurer la démocratie, ne tient pas. Ce haut gradé , tout comme certains de ses pairs, avait un plan de carrière tout tracé après le départ de ce géénral Ben Ali qui se méfiait des généraux. Mais le projet sera, hélas pour lui, neutralisé. Deux ans plus tard, le général Ammar qui avait raté la dernière marche du pouvoir, est poussé vers la sortie. Et cela après avoir reçu les insignes de grand officier de l’ordre de la République lors de la cérémonie d’anniversaire du 57e anniversaire de l’armée tunisienne tenue au palais de Carthage.
Une certitude, la police du Président Ben Ali habituée à traiter la sécurité intérieure par la prison, la torture et la délation, s’est trouvée démunie, en ce vendredi fatal, pour porter secours à leur Président, face à un quarteron de généraux, tapis depuis trop longtemps dans l’ombre des casernes, qui partit, mais sans succès, à la conquête du pouvoir.
Les formes constitutionnelles vont finalement être respectées, après l’intervention décisive et courageuse d’un obscur colonel de la Garde Présidentielle, Sami Sik Salem. Le Premier ministre en fonctions sous Ben Ali et les Présidents des deux assemblées, tous des hommes du régime, vont préserver la continuité de l’État tunisien, contre toute attente, en se rendant au Palais de Carthage, sa,s enthousiasme, tard dans la soirée de ce vendredi 14 janvier.
Dans le troisième volet de cette série sur l’armée tunisienne, nous découvrirons « l’alliance entre le Président Kaïs Saïed et les militaires »