L’armée tchadienne, une menace pour Mahamad Idriss Deby

Même s’il a officiellement démissionné de ses effectifs actifs, le président tchadien Mahamat Idriss Deby surveille comme le lait sur le feu ce qui se passe dans son armée, conscient que c’est des rangs que pourrait venir la vraie menace à son pouvoir, plus que ses adversaires politiques. Derrière l’affichage d’un pouvoir civil, se cache au Tchad la réalité de la mainmise des militaires sur le pouvoir politique, comme dans le schéma algérien.
 
Francis Sahel
 
Sur le papier, le général Mahamat Idriss Deby ne fait plus partie des services actifs de l’armée nationale tchadienne (ANT). Comme le prescrit la loi électorale, l’homme fort du Tchad a démissionné, au moins dans la forme, pour être candidat à la présidentielle du 6 mai dernier.
 
Mahamat Idriss Deby Itno accompagné du chef d’état-major-des armées, Abakar Abdelkerim Daoud, 2022
 
L’armée, un État dans l’état
 
Signe du caractère très sensible de cette affaire : la démission du président tchadien n’a jamais été rendue publique. Elle semble avoir été faite uniquement pour satisfaire aux exigences de la loi électorale. Dans la réalité, la seule chose qui change pour le président tchadien, c’est qu’il a troqué son uniforme militaire contre le costume-cravate et le boubou traditionnel.
 
Mahamat Idriss Deby, dit Kaka, reste à vrai dire le seul vrai patron de l’armée tchadienne. Et pas seulement au titre de ses fonctions de Chef suprême des armées conféré par sa qualité de président de la république. Il a placé ses hommes de confiance à la tête des principaux piliers des forces de défense et de sécurité. À commencer par la direction générale de service de sécurité des institutions de l’Etat (DGSSIE), À la fois garde prétorienne, force de sécurité intérieure et garde présidentielle.
 
Le général Tahir Erda Tahirole , un fidèle parmi les fidèles de feu Idriss Deby Itno, devenu l’homme de confiance de son fils.
 
La DGSSIE est une force unique dans les annales militaires qui protège le président de la république, participe à la répression des opposants politiques et dispose même de ses propres geôles dans les sous-sols de la présidence qui échappent à tout contrôle judiciaire. Après avoir été directeur général de cette force sans équivalent dans le monde, le président a nommé à sa tête le général Tahir Erda, un fidèle parmi les fidèles de son père Idriss Deby Itno, devenu son homme de confiance.
 
L’anecdote raconte d’ailleurs que c’est le général Erda qui a eu l’idée de porter Mahamat Deby à la tête du Conseil militaire de transition (CMT), après le décès de son père. Outre la DGSSIE, le président tchadien a nommé des fidèles aux postes stratégiques dans l’institution militaire, au commandement central ainsi que dans les régions militaires et les principales garnisons de la N’Djamena, la capitale. Il a ainsi confié les clés de l’état-major général des armées au général Abakar Abdelkerim Daoud.
 

Deux cent généraux mis à la retraite

 
Afin de s’assurer le contrôle total de l’armée, Kaka a procédé à une véritable purge qui a touché particulièrement les officiers généraux de l’ancienne génération. Par un simple décret, près de 200 généraux ont été mis à la retraite d’office. En écartant brutalement autant des généraux, le président tchadien réalise un coup double. Il met ainsi sur la touche ceux dont il doute de la loyauté.
 
Mahamat Idriss Deby profite surtout de l’éviction de la vieille garde pour faire occuper les places laissées vacantes par des officiers qui lui sont totalement dévoués, mais qui ont aussi des attaches avec le clan familial. Ceux avec qui il a des liens de sang, de mariage, d’appartenance familiale ou d’alliance. Des considérations qui constituent une solide assurance-vie dans un pays où la famille et l’ethnie passent avant l’Etat. La brutalité envers les uns, n’empêche pas les prévenances et les égards envers les autres.
 
Sous Deby père et fils, l’armée au Tchad a toujours fait l’objet d’un traitement à part. Elle est prioritaire dans le paiement des salaires des fonctionnaires, prioritaire dans les dépenses d’équipement, de fonctionnement et même dans les recrutements des agents de l’Etat.
 
Au Tchad, les militaires ne sont pas des citoyens comme les autres. La justice ne fonctionne pas du tout ou fonctionne seulement à moitié dans des affaires menant en cause les militaires, y compris des crimes de sang. Plutôt que de porter devant les tribunaux les litiges qui les opposent à leurs concitoyens, les militaires tchadiens préfèrent régler par eux-mêmes leurs affaires, parfois au bout du fusil. Les victimes n’auront alors généralement aucun recours. Le pouvoir préfère l’injustice et l’impunité des militaires aux sanctions dans les rangs qui pourraient entraîner la révolte des soldats aux réactions imprévisibles.

Le syndrome algérien

 Depuis le renversement en décembre 1990 d’Hussein Habré, dernier président civil du pays, le Tchad n’a connu que des régimes militaires déguisés en pouvoir civil à travers des élections dont la transparence et la sincérité sont sujettes à caution. De décembre 1990 à avril 2021, Idriss Deby a exercé un pouvoir militaire maquillé de temps en temps avec un vernis démocratique apposé à travers des scrutins joués d’avance. Alors que le monde entier pensait que le décès brutal d’Idriss Deby allait tourner la page de cette époque, la dernière présidentielle est venue mettre fin à toutes les illusions. Avec le feu vert de l’armée, Mahamat Idriss Deby est passé en force pour imposer sa victoire.
 
Son adversaire malheureux Succès Masra a vite compris que le rapport de forces était devenu défavorable avec le soutien indéfectible à Kaka de l’armée nationale tchadienne. Il a donc pris acte d’une victoire qu’il sait pourtant truquée.
 
Bien plus que les doutes qu’elle a suscités, la dernière présidentielle tchadienne est venue rappeler que dans ce pays d’Afrique centrale l’alternance ne passera pas les urnes. Elle continuera de transiter par la volonté de l’armée, de ses généraux surtout. A 40 ans seulement, Mahamat Idriss Deby, qui connaît mieux que quiconque l’armée de son pays, sait qu’il pourra rester au pouvoir tant qu’il aura le soutien total de son armée, en garantissant les privilèges aux militaires du rang, y compris leur immunité de poursuites devant les tribunaux, tout en distribuant également à tour de bras les grades de général.
 
Peu importe si ces gâteries financières nuisent à la réputation d’armée la plus redoutée de la région tant que les militaires garantissent le maintien du général Mahamat Idriss Deby au pouvoir.