Entre les spasmes d’un conflit identitaire et les pressions telluriques des puissances régionales, Vu du Liban d’Anthony Samrani, rédacteur en chef de L’Orient-Le Jour, le prestigieux quotidien francophone de Beyrouth, se présente comme la radioscopie d’un pays au bord de l’implosion, mais aussi comme une allégorie des maux qui traversent la vie d ela planète et les relations internationales.
Une chronique de Jean Jacques Bedu
Cet ouvrage donne le pouls d’un Moyen-Orient fracturé qui bat sous nos doigts, un pouls irrégulier, parfois violent, reflet d’un monde en plein désarroi. Dans cette région du monde en proie au martyre, le Liban y est dépeint non seulement dans ses déchirements internes, mais aussi comme l’otage, voire l’instrument, d’un jeu d’échecs géopolitique qui le dépasse. L’analyse d’Anthony Samrani – co-rédacteur du quotidien libanais L’Orient-le jour –, loin de se cantonner à un constat clinique, vibre d’une empathie profonde pour ce pays qu’il a adopté, et dont il ausculte les plaies avec la précision d’un chirurgien et la sensibilité d’un poète. La plume est à la fois scalpel et caresse, disséquant les maux tout en effleurant les espoirs ténus d’une nation en quête de rédemption.
L’épicentre des séismes régionaux
Anthony Samrani nous plonge d’emblée dans un Liban qui a – depuis plusieurs décennies – perdu le contrôle de son destin, transformé en un théâtre d’ombres où les marionnettistes sont des puissances étrangères. Telle une plaque tectonique instable, le pays subit les contrecoups des frictions entre des puissances qui se disputent le leadership régional. L’influence iranienne, omniprésente, s’infiltre dans les veines du pays via le Hezbollah, ce parti de Dieu qui a tissé sa toile jusqu’à devenir un véritable État dans l’État. Ses ramifications s’étendent à tous les niveaux de la société, de l’armée aux institutions politiques, en passant par un réseau d’entraide sociale qui pallie les carences d’un État défaillant, tout en servant les intérêts géostratégiques de Téhéran. Cette mainmise progressive a transformé le Liban en un pion sur l’échiquier de la République islamique, un pion certes utile, mais aussi de plus en plus encombrant, comme le souligne avec acuité l’auteur ; cette présence hégémonique du Hezbollah et par ricochet, celle de l’Iran est couplé avec ce qui apparaît comme une épée de Damoclès.
La menace israélienne est désormais omniprésente ; nous l’avons hélas vu depuis les bombardements massifs du 23 septembre 2024 précédant l’invasion terrestre le 30 septembre suivant. Anthony Samrani décrit un pays qui a vécu dans la peur constante d’une nouvelle guerre, traumatisé par les bombardements de 2006 et les récentes escalades. L’ombre d’Israël plane sur le Liban, et l’assassinat du chef du Hezbollah, Nassan Nasrallah le 27 septembre dernier est apparu comme un tournant, comme si, soudain, le Liban glissait peu à peu vers l’inévitable. Le conflit larvé, qui couvait tel un feu sous la cendre, a éclaté de manière plus violente et inéluctable, mais s’est vu nourri par un désengagement notable des puissances arabes traditionnellement impliquées dans les affaires libanaises. L’Arabie saoudite, jadis parrain du Liban, semble aujourd’hui davantage préoccupée par ses propres défis internes et sa rivalité avec l’Iran. Les autres pays du Golfe, englués dans leurs propres agendas, ont délaissé le pays du Cèdre, le laissant seul face à ses deux bourreaux. Le Liban se retrouve orphelin, abandonné à son sort tragique, comme un navire sans gouvernail pris dans une tempête dont nul ne connaît la fin, malgré une accalmie qui pourrait être de courte durée.
La fragmentation communautaire
Au-delà du jeu des puissances étrangères, Anthony Samrani met à nu les fractures internes qui lézardent l’édifice libanais, tel un miroir brisé incapable de refléter une image cohérente. Le modèle confessionnel, jadis vanté comme un exemple unique de coexistence, est désormais un carcan qui entrave toute réforme. Loin d’être une source d’harmonie, il est devenu le ferment de la discorde, comme un poison instillé dans les veines du corps social libanais, par des élites communautaires toujours plus préoccupées par la préservation de leurs privilèges que par l’intérêt général.
La montée des radicalismes, alimentée par la crise économique et la faillite morale de l’État, gangrène le pays. Chaque communauté, repliée sur ses peurs et ses rancœurs, se laisse séduire par les discours extrémistes. Le Hezbollah, avec son idéologie religieuse et son projet hégémonique, cristallise ces tensions, mais il n’est que la partie émergée d’un iceberg de radicalités qui menace de faire sombrer le Liban dans un ultime chaos. Dans ce contexte délétère, l’unité nationale devient une chimère, un mythe auquel plus personne ne croit, pas même ceux qui le brandissent comme un étendard, et que l’auteur qualifie d’ailleurs de « mirage ». Le soulèvement d’octobre 2019, qui avait fait naître l’espoir d’un changement, a été brutalement réprimé, laissant place à un sentiment d’impuissance et de désillusion. Le Liban est désormais un corps malade, miné par des métastases communautaires qui le consument de l’intérieur.
Le Liban est-il encore viable ?
Cette question, lancinante, parcourt tout l’ouvrage de d’Anthony Samrani. Le pays, suspendu entre un passé révolu et un avenir incertain, ressemble à un funambule marchant sur un fil au-dessus du vide. Le modèle libanais, autrefois unique au Moyen-Orient, est désormais menacé d’extinction. Sa diversité, qui faisait sa richesse, est devenue sa faiblesse. La survie du pays est conditionnée par sa capacité à se réinventer, à trouver un nouveau souffle, mais le journaliste, en fin observateur, perçoit les obstacles qui se dressent sur ce chemin ; comme la perte de souveraineté.
Le Liban n’est plus maître de son destin. Ses institutions sont des coquilles vides, ses frontières des passoires, son économie un champ de ruines. Les puissances étrangères tirent les ficelles, tandis que les élites locales se déchirent pour les miettes du pouvoir. L’auteur évoque, non sans un certain pessimisme, la possible « balkanisation » du pays, sa transformation en une multitude d’entités antagonistes, inféodées à des parrains étrangers. Dans cette perspective sombre, la redéfinition de l’identité libanaise apparaît comme un impératif catégorique. Que signifie être Libanais au XXIe siècle, dans un pays fracturé, dépossédé de lui-même ? Anthony Samrani appelle de ses vœux un sursaut national, un dépassement des appartenances communautaires, une « libanisation » profonde de la société, et emprunte, pour ce faire, à la sagesse de René Char : une blessure qui appelle la lumière, comme une promesse d’aurore après la nuit de l’âme. Il esquisse la vision d’un Liban qui, puisant dans ses racines plurielles, parviendrait à se forger une nouvelle identité, plus inclusive, plus résiliente. Utopie ? Peut-être. Mais une utopie nécessaire, vitale, pour conjurer le spectre de la disparition.
Un cri d’alarme
Vu du Liban n’est pas un simple essai géopolitique, c’est un cri d’alarme, un appel à la prise de conscience. À travers le prisme libanais, l’auteur nous tend un miroir, non pas déformant, mais grossissant, qui reflète les fractures de notre monde, comme si le Liban, microcosme des crises contemporaines, nous avertissait d’un danger qui nous guette tous : celui de la fragmentation, de la perte de sens, du triomphe des égoïsmes sur l’intérêt collectif. Et si la « libanisation », loin d’être un repli sur soi, était la clé pour conjurer ce péril ? Si, en apprenant à surmonter ses propres divisions, le Liban pouvait montrer la voie à un monde malade de ses fractures identitaires ? C’est le pari, à la fois audacieux et fragile, que formule Anthony Samrani. Un pari sur l’avenir, un pari sur l’homme. Un pari qui mérite d’être relevé, même si en ce début d’année 2025, peu le croient…