La popularité du Hezbollah peut survivre à sa décapitation politique

Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah depuis 1992, a trouvé la mort dans un bombardement israélien sur l’immeuble du sud de Beyrouth où il se trouvait le 27 septembre 2024. La disparition de l’homme le plus puissant du Liban aura sans doute de profonds retentissements.

Entretien avec Jihane Sfeir, historienne du monde arabe contemporain, spécialiste du Liban, professeure à l’Université libre de Bruxelles avec Jihan Sfeir.

Jihane Sfeir Historienne, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Avec l’assassinat d’Hassan Nasrallah et de plusieurs autres hauts responsables du mouvement, le Hezbollah a-t-il été décapité ou seulement atteint en son commandement militaire ?

Il est difficile de répondre avec certitude, à ce stade. Effectivement, toute la partie militaire du Hezbollah a été très affectée. Mais n’oublions pas que le Hezbollah, ce n’est pas seulement une organisation armée. C’est aussi une formation politique et une organisation de bienfaisance, qui dispense des services non assurés par l’État, par exemple des dispensaires, des hôpitaux, des écoles, une université… Le Hezbollah verse également des rentes aux familles des martyrs, et des allocations aux plus démunis. Tout cela lui assure une implantation très forte au sein de la communauté chiite. Ce réseau populaire va perdurer si le parti ne s’effondre pas totalement.

Nasrallah était à la tête du Hezbollah depuis 32 ans, sur les 42 ans d’existence de l’organisation. Celle-ci pourra-t-elle remplacer ce leader charismatique ?

Elle va le remplacer, mais il lui sera difficile de retrouver un leader aussi influent. Avant lui, de 1982 à son assassinat par Israël en 1992, il y a eu Abbas Moussaoui, qui était aussi un chef assez charismatique mais qui n’avait pas la même présence que Nasrallah. Ce dernier était adulé par la communauté chiite libanaise, mais son aura s’étendait bien au-delà. Surtout depuis la guerre entre Israël et le Hezbollah en 2006, que Nasrallah a réussi à présenter comme une victoire de son mouvement. Cet épisode lui a conféré une popularité énorme, au point qu’il était devenu la nouvelle figure nationale panarabe.

Peut-on dire que depuis 2006 le Hezbollah était considéré par les Libanais comme l’incarnation de la protection du Liban ?

Au Liban, l’armée nationale est faible. Ses soldats sont mal rémunérés, mal entraînés et mal équipés, et ils ne connaissent pas le terrain du Sud-Liban aussi bien que le Hezbollah. Aujourd’hui, avec l’affaiblissement très notable du Hezbollah consécutif aux frappes israéliennes de ces derniers jours, la population libanaise se sent très démunie. Cela dit, il ne faut pas oublier que cette population est divisée sur la question de l’engagement du Hezbollah aux côtés du Hamas, qui a entraîné le Liban dans la guerre depuis un an.

Précisément, si Nasrallah, comme vous l’avez dit, avait pour une partie des Libanais l’image d’un grand résistant, il ne faisait pas l’unanimité, particulièrement parmi les Libanais non chiites…

Effectivement. Le paysage politique au Liban est très divisé, selon des lignes de fracture qu’on peut sommairement faire remonter à l’assassinat le 14 février 2005 du premier ministre sunnite Rafic Hariri – un assassinat largement imputé à la Syrie de Bachar Al-Assad et à son allié libanais le Hezbollah.

Deux grandes manifestations se produisent un mois plus tard : l’une, le 8 mars, organisée par les soutiens du Hezbollah et de Damas, l’autre, le 14 mars, par les partisans d’Hariri, qui exigent la fin de la mainmise syrienne sur le Liban. Naissent alors deux coalitions, qui prennent pour noms les dates de ces manifestations : l’Alliance du 8 mars, pro-Hezbollah ; et l’Alliance du 14-Mars, qui lui est hostile.

Près de vingt ans plus tard, cette division persiste, et de nombreux Libanais ne portent pas le Hezbollah dans leur cœur, spécialement du fait de l’implication du mouvement, depuis 2011, dans la guerre syrienne au côté de Bachar Al-Assad, une guerre qui a notamment provoqué l’afflux de près d’un million de réfugiés syriens au Liban.

Les événements actuels surviennent alors que le Liban se trouve déjà plongé dans une crise profonde…

Oui, une crise multiple, à la fois économique, politique et sociale. Et dans ce contexte, l’attaque israélienne met le Liban et les Libanais à genoux. Ma crainte, c’est que, après la fin des opérations israéliennes actuelles, il y ait une période de chaos, de règlements de comptes et, à terme, de glissement dans une guerre civile.

Certains observateurs estiment au contraire que l’affaiblissement du Hezbollah pourrait, au final, permettre de remettre le Liban sur la bonne voie…

Ce n’est pas impossible. Il est vrai que, une fois le Hezbollah affaibli, on pourra peut-être enfin procéder à une élection présidentielle – rappelons que le pays n’a pas de président depuis deux ans… Ce sont les députés qui élisent le président de la République qui, conformément à la Constitution, doit nécessairement être un chrétien. Mais c’est actuellement impossible car aucune figure chrétienne consensuelle n’émerge. Le Hezbollah a proposé des candidatures chrétiennes qui lui conviendraient ; mais celles-ci, comme Sleiman Frangié, sont trop pro-syriennes pour qu’une majorité des députés les élise. Et le Hezbollah, qui compte 13 sièges sur les 128 du Parlement, mais pèse près de 50 sièges si l’on prend en compte ses alliés, rejette tous les candidats qui ne correspondent pas à son programme ou à ses alliances régionales. D’où ce blocage.

À présent, le pays pourrait enfin se doter d’un président. Et dans un scénario optimiste, on peut imaginer que, une fois que le président de la République aura été élu, on procédera à la formation d’un nouveau gouvernement qui sera assaini de tous les membres corrompus qu’on trouve dans sa composition actuelle. Et que ce gouvernement procédera aux réformes économiques, politiques et administratives qui sont demandées par la Banque mondiale ; en contrepartie, celle-ci assouplirait le paiement de la dette du Liban, elle aiderait les banques à se renflouer et le pays pourrait sortir du marasme financier.

Y a-t-il vraiment une dissociation claire entre d’un côté le Hezbollah, mouvement militaire, et de l’autre côté le Hezbollah, parti politique ? Les responsables de la branche politique sont-ils tout autant ciblés par les Israéliens que les responsables militaires ?

Je ne pense pas que les hommes politiques seront pris pour cible comme le sont les militaires. À cet égard, il faut souligner que ces assassinats dits ciblés sont conduits par Israël de façon tout à fait criminelle et contraire au droit international, avec de très nombreuses victimes civiles. Mais en tout état de cause, ce qui vient de se produire aura évidemment des effets sur l’ensemble du Hezbollah, c’est-à-dire aussi bien sur son aile politique que sur son aile militaire.

Il y a un profond désarroi au sein du parti, dont les membres et les leaders survivants se demandent comment Israël a pu obtenir des informations aussi précises, par exemple sur la présence de Nasrallah à telle heure, à tel endroit. Il y a une grande suspicion interne et des doutes sur le soutien des alliés iranien et syrien.

 

Cette ambiance délétère déstabilise encore davantage la structure du parti ; la conséquence directe de la décapitation militaire du Hezbollah est donc aussi un affaiblissement politique. Mais cet affaiblissement politique n’est pas synonyme d’affaiblissement du soutien populaire, surtout au sein de la communauté chiite…

Parce que, vous l’avez dit, le Hezbollah se substitue largement à l’État…

Voilà. Les chiites, qui représentent près d’un tiers des Libanais, sont les premiers bénéficiaires de ces efforts, qui relèvent largement du clientélisme. Ce clientélisme au sein de la communauté chiite n’est pas le propre du seul Hezbollah : l’autre grand parti chiite, Amal, du président du Parlement, l’inamovible Nabih Berri, 86 ans, emploie lui aussi ces méthodes. L’omniprésence de ce clientélisme fait que pour trouver un travail au sein d’une administration publique ou même privée, on passe souvent par le parti.

Maintenant, il reste une minorité de chiites qui est très anti-Hezbollah et anti-Amal, mais il est dangereux de prendre de telles positions, comme l’a montré l’assassinat par le Hezbollah de l’homme de lettres et journaliste Lokman Slim. Le poids de ces chiites indépendants reste minime parce que le Hezbollah et Amal ont la capacité de nourrir, d’éduquer, de soigner, de pallier tous les manques de l’État.

Avec des financements qui viennent essentiellement d’Iran ?

Le Hezbollah, tout spécialement, a bien sûr toujours bénéficié du soutien financier et militaire de l’Iran mais aussi de la Syrie. En outre, il y a aussi des financements qui viennent de la diaspora, principalement installée en Afrique ; et d’après certains analystes, aussi du trafic de drogue.

La campagne de frappes déclenchée par Israël a provoqué le déplacement interne d’un million de Libanais. Doit-on aussi s’attendre à une émigration de masse ?

J’ai cru comprendre que beaucoup de Syriens sont retournés chez eux. Certains Libanais ont probablement aussi cherché refuge en Syrie, mais c’est un terrain miné car, on l’oublie souvent, ce pays est encore loin d’être pacifié. Ceux qui ont les moyens, ceux qui peuvent payer un billet 2 000 € ou 3 000 €, prennent les derniers vols. Beaucoup de compagnies ont suspendu leurs vols vers Beyrouth. Il n’y a que la compagnie nationale, la Middle East Airlines, qui a une flotte qui fonctionne, mais qui fonctionne au compte-gouttes parce qu’il y a un risque de bombardement de l’aéroport de Beyrouth, et les billets sont devenus extrêmement chers. L’autre voie, ce sont les bus ou les yachts pour partir en Jordanie ou à Chypre.

En avril dernier, vous écriviez dans ces colonnes qu’il y avait une espèce de déni de la guerre chez une partie des Libanais. Vous disiez qu’à certains endroits à Beyrouth, on ne se rendait pas compte qu’il y avait cette situation extrêmement tendue dans le sud du pays. Aujourd’hui, c’est terminé ?

C’est terminé. La réalité de la guerre s’est imposée partout, chez tout le monde. Parce que les tonnes de bombes qui ont été abattues sur la tête de Hassan Nasrallah ont fait trembler la terre partout à Beyrouth, même dans les quartiers de la capitale qui n’ont pas été directement visés. Tout ce déni qui a existé pendant un an concernant la « guerre de soutien » aux Palestiniens de Nasrallah s’est brutalement dissipé.

En 1982, Israël était intervenu au Liban pour se débarrasser de l’OLP qui utilisait ce territoire comme base arrière. L’OLP est alors partie pour Tunis, mais on a vu émerger le Hezbollah à la place. Peut-on imaginer que cette fois, la destruction partielle voire totale du Hezbollah pourrait engendrer l’apparition d’une autre organisation encore plus violente et déterminée ?

Ce qui est certain, c’est que les bombardements de ces derniers jours auront un impact profond, et susciteront de profondes envies de vengeance. Des combattants ont été tués en grand nombre, rejoignant ainsi le nombre de ceux qui sont considérés comme des martyrs. Tout au long de la route qui mène de Beyrouth au sud-Liban, il y a des portraits des martyrs. La mémoire de la guerre est omniprésente sur le territoire. Cette mémoire marque le territoire. Elle marque profondément les familles qui ont perdu des membres. Elle marque tous ceux qui ont été estropiés. Quand on a perdu des proches, quand on a souffert dans sa propre chair, on ne se retourne pas contre le Hezbollah. On n’a qu’un seul désir, c’est se venger. Israël a certes porté un coup très rude au Hezbollah, mais je ne sais pas si la guerre et les morts apporteront à long terme paix et tranquillité…


Propos recueillis par Grégory Rayko