La chasse aux migrants en Tunisie

Depuis trois ans, les abus systématiques et brutaux commis par les appareils d’État tunisiens à l’encontre des migrants subsahariens sont devenus un scandale d’envergure internationale. Les rapports accablants et les témoignages se multiplient, pointant du doigt le recours excessif à la violence, les expulsions forcées, les agressions physiques et sexuelles, le tout exacerbé par le discours ouvertement raciste du président Kaïs Saïed. Le dernier rapport présenté fin janvier 2025 devant des partis de gauche au Parlement européen, le 4 février 2025 (lien de la rencontre) sous le titre «Expulsions et ventes de migrants de la Tunisie à la Libye », lève définitivement le voile sur ce que beaucoup qualifient désormais de trafic humain d’État. (lien du rapport) 

Une chronique de la CRLDHT

Ce rapport documente trente témoignages déchirants de migrants expulsés de Tunisie vers la Libye entre juin 2023 et novembre 2024. Les récits révèlent une logistique d’État froide et déshumanisante impliquant la police, la garde nationale et l’armée tunisiennes, qui capturent, brutalisent et vendent les migrants aux milices libyennes à la frontière. Ces victimes, hommes, femmes – y compris des femmes enceintes – et enfants, sont transformées en marchandises humaines négociées pour quelques dizaines d’euros ou contre des paiements en carburant et en drogue.

La machine étatique du trafic humain

Les témoignages collectés dans le rapport décrivent un cauchemar méthodiquement orchestré en cinq phases :

  1. La chasse aux migrants noirs : des rafles violentes ont lieu dans les champs, sur les lieux de travail, dans les maisons et en mer. Les migrants sont systématiquement ciblés en raison de la couleur de leur peau, souvent trompés sous prétexte de contrôles de routine, avant d’être battus et dépouillés de leurs biens.
  2. Les camps de concentration à la frontière : une fois arrêtés, les migrants sont regroupés dans des centres de détention improvisés où règnent les violences physiques, sexuelles et psychologiques. Privés de nourriture et de soins médicaux, ils sont entassés comme des animaux.
  3. Les ventes humaines à la frontière libyenne : les autorités tunisiennes remettent les migrants aux milices libyennes contre de l’argent, du carburant ou de la drogue. Les femmes, considérées comme ayant une plus grande « valeur marchande », sont vendues à des prix plus élevés pour finir dans des réseaux de traite sexuelle.
  4. Les prisons libyennes : une fois vendus, les migrants sont emmenés dans des prisons en Libye où ils subissent tortures, viols, esclavage et travail forcé, tandis que des rançons exorbitantes sont demandées à leurs familles.
  5. Les profits partagés : des connexions étroites entre les militaires et gendarmes tunisiens, les milices libyennes et les réseaux de passeurs permettent de faire de ce trafic une industrie rentable, financée indirectement par les accords européens sur la gestion des frontières.

Des crimes contre l’humanité couverts par l’Etat 

Le rapport est explicite : les faits rapportés relèvent de crimes d’État et de crimes contre l’humanité au sens du droit international. Il documente :

  • Des détentions arbitraires massives sans aucun cadre légal ;
  • Des violences physiques et sexuelles systématiques, y compris contre des femmes enceintes et des enfants ;
  • Un esclavage moderne organisé par l’État, où les migrants sont vendus et exploités comme de simples marchandises ;
  • Un racisme structurel et institutionnalisé : la chasse aux migrants noirs repose sur des pratiques discriminatoires encouragées par les discours officiels.

L’Union européenne complice silencieuse 

L’ampleur des violations ne serait pas possible sans la complicité directe des gouvernements européens, en particulier l’Italie, qui financent depuis des années la militarisation des frontières tunisiennes sous prétexte de « lutte contre l’immigration clandestine ». En signant des accords avec un régime autoritaire et raciste, l’Union européenne délègue sciemment à la Tunisie la sale besogne d’intercepter, d’enfermer et de livrer des migrants à l’enfer libyen.

Plus de 150 millions d’euros ont été versés par l’Union européenne à la Tunisie dans le cadre de la gestion des migrations. Cet argent a servi à équiper les garde-frontières tunisiens, à entretenir leurs véhicules de patrouille et à renforcer les infrastructures de surveillance côtière. Chaque euro de ce financement contribue à la perpétuation des crimes contre les migrants. Le rapport souligne notamment que la baisse des arrivées de migrants par la Méditerranée centrale depuis octobre 2023 est directement liée à l’intensification des violences et des refoulements en Tunisie.

Le discours de KaÏs Saïed 

Le tournant anti-migrants s’est accéléré en février 2023, lorsque Kaïs Saïed a tenu des propos racistes, affirmant que les migrants subsahariens faisaient partie d’un « complot visant à modifier la composition démographique de la Tunisie ». Ce discours a libéré la parole raciste et légitimé les violences de masse. Les migrants noirs ont alors été pris pour cible par la police, la garde nationale, des milices locales et des groupes de citoyens, le tout sous le regard complaisant des autorités.

Les autorités tunisiennes ne se limitent pas à violenter, expulser et vendre les migrants. Elles persécutent également les associations, activistes et citoyens solidaires qui osent venir en aide aux migrants ou dénoncer les exactions de l’État. Les témoignages rapportés indiquent :

  • Des arrestations arbitraires de militants associatifs : des figures emblématiques de la défense des droits humains, telles que Saadia Mosbeh, Cherifa Riahi, Abdallah Saïd et Mustapha Jammali, ont été arrêtées et accusées de mettre en péril la sécurité nationale simplement pour avoir apporté une aide humanitaire aux migrants.
  • Des poursuites judiciaires instrumentalisées contre les associations de défense des migrants et les journalistes, sur la base de lois vagues et répressives comme le décret-loi 54 de 2022. Ce texte permet de criminaliser toute diffusion de « fausses informations » ou critiques envers l’État.
  • La fermeture de l’espace démocratique : les associations de la société civile, les partis d’opposition et les défenseurs des droits humains sont systématiquement intimidés, leurs activités entravées et leurs membres traqués.

Dans cette atmosphère, la solidarité devient un acte de courage punissable. Des militants sont accusés de « complicité avec l’immigration clandestine », tandis que des journalistes sont poursuivis pour avoir osé documenter les violences.

La répression généralisée 

La criminalisation de la solidarité s’inscrit dans un cadre plus large de répression de toute opposition pacifique. Depuis le coup de force de Kaïs Saïed en juillet 2021, les arrestations de figures de l’opposition politique, les procès truqués et la suppression des libertés de presse sont devenus la norme.

Plus de 1 700 personnes ont été poursuivies en vertu du décret-loi 54 depuis 2023, dont des journalistes, des militants associatifs et des avocats.

  • Des procès politiques visant les leaders de l’opposition ont été organisés sous des accusations fallacieuses de complot contre la sûreté de l’État. Des figures comme Khayem Turki, Abdelhamid Jelassi, Ghazi Chaouachi, Ridha Belhaj, Issam Chebbi et Jaouhar Ben Mbarek ont été arrêtées pour des raisons politiques sans preuves tangibles.
  • L’opposition pacifique est considérée comme une menace : toute critique de la politique migratoire ou des actions répressives de l’État est assimilée à une atteinte à la sécurité nationale.

L’oppression des migrants et des militants

Cette répression des libertés civiles et des migrants n’est pas le fruit d’excès isolés mais s’inscrit dans un processus plus large de criminalisation de la contestation pour renforcer la mainmise de Kaïs Saïed sur le pays.

Ce mécanisme fonctionne grâce à :

  • La militarisation des frontières et la délégation des tâches de répression aux forces de sécurité tunisiennes, financées par l’Union européenne.
  • La légitimation idéologique des violences par le discours raciste de l’État, qui présente les migrants comme une menace existentielle.
  • Le soutien explicite et implicite des partenaires européens, qui détournent les yeux des abus commis par les autorités tunisiennes tant que celles-ci remplissent leur rôle de « gardiens des frontières » de l’Europe.

L’impunité ne peut plus durer 

Face à cette tragédie humaine organisée, le Comité pour le respect des droits humains et des migrants en Tunisie (CRLDHT) lance un appel urgent à :

  • Lancer une enquête internationale indépendante pour documenter et juger les responsables de ces crimes ;
  • Imposer des sanctions internationales ciblées contre les acteurs étatiques tunisiens impliqués dans le trafic humain ;
  • Condamner fermement la complicité de l’Union européenne, qui doit mettre fin immédiatement à tout financement des appareils répressifs du régime de Kaïs Saïed ;
  • Mobiliser les sociétés civiles tunisienne, européenne et africaine pour contrer cette spirale de violence et empêcher la normalisation du trafic d’êtres humains en Afrique du Nord.

La Tunisie sous Kaïs Saïed est devenue un espace alarmant de violations des droits humains, où les abus liés aux politiques migratoires s’ajoutent à une répression autoritaire systématique. Sous prétexte de gestion des flux migratoires et avec le soutien de l’Europe, le régime mène une double offensive brutale : la persécution et l’exploitation des migrants subsahariens et la répression ciblée des défenseurs des droits humains, des associations solidaires et de l’opposition pacifique. Des actions immédiates et déterminées sont indispensables pour stopper ce cycle de violations graves avant que le trafic humain et la suppression des libertés ne deviennent la règle