Presque deux milliers de Mauriciens qui vivent peu ou prou de la mer vont engager une action collective contre le propriétaire du minéralier qui a provoqué une dramatique marée noire après l’accident survenu dans la nuit du samedi 25 juillet 2020 au sud-est de l’île Maurice. Le propriétaire veut limiter les indemnités à 16,5 millions de dollars, alors que les victimes de ce cyclone écologique – dont de nombreux propriétaires de résidences secondaires- les évaluent presque au triple. La Cour suprême de l’Ile Maurice devrait trancher le mois prochain Vel MOONIEN
Parti de Lianyungang, en Chine, pour Tubarão au Brésil, le navire MV Wakashio a du dévier de sa trajectoire, dans cette nuit de l’été 2020, pour se rapprocher de l’île Maurice. La terrible faute initiale, la voici: le capitaine ne disposait d’aucune carte de navigation des eaux mauriciennes. C’est le réseau de téléphonie de l’Ile qui l’intéressait pour permettre à l’équipage, bloqué à bord pendant près d’un an en raison du Covid-19, de contacter ses proches. Ce soir-là, un seul officier de guet veillait sur la passerelle. Le capitaine et ses hommes s’enivraient à une fête d’anniversaire.
Les conséquences pour la population mauricienne sont considérables.« Le naufrage m’a complètement détruit. Ma femme, qui m’a donné quatre enfants, m’a abandonné car je n’arrive plus à gagner ma vie correctement ». Daniel, un skipper d’une cinquantaine d’années, est très amer. Le minéralier de 203 000 tonnes s’est écrasé sur le récif de Pointe-d’Esny, un village proche de l’aéroport de Plaisance, provoquant une marée noire qui a bouleversé la vie quotidienne des malheureux habitants.
La marée noire a empêché les personnes déjà affectée par le confinement de pratiquer des activités nautiques pendant plusieurs mois. Or la pêche permet d’arrondir les fins de mois de beaucoup.
Pour Mala, son époux Anil, ouvrier agricole, et leurs trois enfants à leur charge, la vie est rude, surtout depuis la hausse du prix des aliments. La femme au foyer ramassait chaque week-end des crustacés et des huîtres dans la baie de Vieux-Grand-Port pour les revendre à des particuliers afin d’agrémenter leur quotidien. « En raison des risques sanitaires liés à la toxicité de l’huile lourde, se désole-t-elle, les ventes ne sont plus les mêmes».
La non-réactivité des garde-côtes
Avec des vagues de 5 mètres s’acharnant sur la coque de 300 mètres de long pour une largeur de 50 mètres en cet hiver austral, des fissures ont commencé à apparaître. Une première fuite d’huile lourde apparaît le 6 août 2020. Un réservoir est rompu. La zone abrite la réserve protégée de Blue-Bay, un site Ramsar et l’Ile-aux-Aigrettes, un îlot transformé en réserve naturelle et en station de recherche scientifique pour la flore et la faune en danger. Quatre jours plus tard, c’est la catastrophe. 1 000 tonnes de pétrole se déversent dans le lagon.
Les garde-côtes, le National Coast Guard (NCG), n’ont pas réagi comme attendu dans la nuit du 25 juillet 2022. Le poste NCG de la Pointe-du-Diable a averti le quartier général de la présence du navire trop près des côtes. Mais l’opérateur radar était occupé à des tâches administratives.
Le MV Wakashio se dirigeait alors tout droit vers la Pointe-d’Esny. Ce n’est que lorsque le minéralier a heurté le récif que l’alarme a été donnée. Dans un premier temps, les experts en sauvetage grecs dépêchés sur place ont estimé que le risque de marée noire était faible. Cependant, les fortes houles de cet hiver ont déjà eu raison de la coque. Habitant lui-même de Blue-Bay, un village voisin de Pointe-d’Esny, Sébastien Sauvage espère qu’un plan d’urgence national sera élaboré avec des membres de la société civile afin d’éviter des accidents similaires.
Un grave bilan sanitaire
À l’appel du mouvement politique de gauche Rezistans ek Alternative (ReA), des dizaines de milliers de volontaires de différentes régions de l’île installent dans le lagon des bouées artisanales, fabriquées avec ses cheveux et des pailles de canne à sucre.
Deux ans plus tard, les constatations des associations locales ne sont pas réjouissantes. « Nous sommes inquiets de la présence de l’huile lourde dans les mangroves. Des crustacés et autres invertébrés qui y sont capturés sont offerts à la vente. Nous ignorons l’effet de la marée noire sur la chaîne alimentaire. L’absence de suivi médical est effrayante, » s’indigne Sébastien Sauvage, de l’ONG Éco-Sud. L’analyse toxicologique de la marée noire n’a toujours pas été publiée. Or la santé des habitants est en cause. Eco-Sud a lancé une étude sur les effets de la marée noire entre septembre et décembre 2020 sur la population d’une petite dizaine de villages, dont Bambou-Virieux, de Bois-des-Amourettes, de Mahébourg. Une cinquantaine, directement exposés, présente des problèmes cutanés et respiratoires.
Fin août et début septembre 2020, une quarantaine de dauphins Electra ont été retrouvés morts sur le littoral du Sud-est, entre Bois-des-Amourettes et Grand-Sable. Les experts médico-légaux ont confirmé la présence de traces d’hydrocarbures dans les organes internes de 11 des 20 cétacés. Le Dr Abhinesh Kailessur, vétérinaire du ministère de l’Agro-industrie, a soutenu devant le Tribunal spécial institué sur l’accident du MV Wakashio que les dauphins ont été victimes d’un sonar qui les a désorientés.
La présence de pétrole lourd dans l’eau peut expliquer une « perte d’orientation ». Sur 26 nécropsies, ont été constatées des fractures des mâchoires, des embolies gazeuses, des hémorragies et des lacérations. Le rapport du Tribunal spécial devrait éclairer les écologistes sur les raisons de cette catastrophe, alors qu’un groupe de militants écologistes attend toujours que les autorités leur remettent des échantillons qui pourraient être analysés par des laboratoires spécialisés dans la vie marine à la Réunion, par exemple.
Une action judiciaire collective
1767 Mauriciens du sud-est devraient intenter un recours collectif contre le groupe propriétaire du MV Wakashio, Okiyo Maritime Corporation (OMC), filiale de la société japonaise Nagashiki Shipping qui avait loué le minéralier à la Mitsui O.S.K Lines (MOL). « Lorsque Okiyo Maritime Corporation a déposé une requête l’an dernier devant la Cour suprême mauricienne pour limiter sa responsabilité à 16,5 millions USD », soit 719,6 millions de roupies, nous avons décidé de nous opposer à ce déni de justice pour ls victimes » explique Ashok Subron, qui a recruté Robin Mardemootoo, un avocat chevronné connu pour s’être battu aux cotés des descendants des habitants expulsés de l’archipel des Chagos dont l’ile Maurice réclame la souveraineté.
Le recours est d’autant plus efficace que de gros intérêts appuient cette initiative: une grande entreprise sucrière, une ferme marine et surtout des riches propriétaires dont les villas baignent les pieds dans l’eau Pointe-d’Esny. Les victimes réclament 45 millions de dollars. Le verdict de la Cour suprême qui devait être rendu le 18 août, mais a été reporté au mois prochain.
Circulez, rien à voir
Le ministre de l’Economie bleue, des Ressources marines, de la Pêche et du Transport maritime Sudheer Maudhoo refuse de commenter ce dossier. Le gouvernement mauricien semble avoir fait une croix sur ses obligations. Certains pêcheurs ont reçu de modestes sommes sur une base mensuelle. Du coup, ls ne pourront intenter un procès à l’armateur selon les documents qu’ils ont signé.
Face aux victimes, l’OMC, le groupe propriétaire, et le Japan P&I Club, l’assureur, plaident l’aide apportée au gouvernement mauricien « pour gérer les conséquences de l’incident de manière juste et rapide »: démantèlement de l’épave en janvier 2022 et traitement d’un certain nombre de demandes d’indemnisation « Des réclamations sont nombreuses, la majeure partie des demandes sont rejetées», confie une source gouvernementale sous le couvert de l’anonymat. « Nous n’avons pas encore établi le montant des dommages ni étudié l’impact de l’échouement du navire sur le littoral», ajoute une autre source.
« Nous sommes dans le flou» soupire Sébastien Sauvage, responsable de l’ONG Eco-Sud. Pour combien de temps encore?
ENCADRÉ Une surveillance environnementale en cours
La Mauritian Wildlife Foundation (MWF) a mis en place un plan de surveillance quant à l’impact de la marée noire sur la faune et la flore de l’Ile-aux-Aigrettes. « Les effets seront connus dans quatre ou cinq ans, comme cela a été documenté ailleurs dans le monde. Les insectes sont les premières victimes. Cela affectera toute la chaîne alimentaire. Le nombre de reptiles sur les autres îlots du Sud-est a diminué. Comme leurs surfaces sont relativement petites, cela pourrait aussi s’expliquer par l’interaction humaine pendant le nettoyage de la marée noire, » avance Vikash Tatayah, directeur de la conservation pour MWF.
Un plan B a été établi par la MWF au cas où les reptiles ne survivraient pas : certains d’entre eux ont été envoyés au zoo de Jersey, au Royaume-Uni, pour y être reproduits. « Ils se portent bien, » rassure Vikash Tatayah. Il fait également partie d’un comité gouvernemental qui se penchera sur l’impact du MV Wakashio sur le récif de Pointe-d’Esny. Eco Sud qui va coopérer avec le gouvernement pour mener des études d’impact a alerté les autorités de la présence de résidus de pétrole à Vieux-Grand-Port.
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