Il y a quelques mois lors d’une interview Mohamed Ben Salmane (MBS) a rejeté le fondateur du mouvement wahhabite, Mohammad Ibn Abd al-WAHHAB, comme un personnage sans importance dans la nouvelle Arabie saoudite. Le prince a assuré aux adeptes d’Ibn Abd al-WAHHAB que le prédicateur se retournerait dans sa tombe si les Saoudiens continuaient à le considérer comme sacro-saint. Se dirige-t-on vers la fin du Wahhabisme en Arabie saoudite ?
Un entretien de Dov Zerav sur Atlantico
« Ce n’est pas la fin du Wahhabisme, mais peut-être la fin du Wahhabisme comme religion de l’État saoudien, éventuellement une forme de sécularisation de la société. Tout cela parait néanmoins compliqué dans un pays aussi marqué par le Wahhabisme.
En tout état de cause, tant la prudence politique que le respect moral ne justifient pas une telle déclaration qui s’apparente à une provocation.
Seul l’avenir nous dira si une telle posture peut faire accélérer la transformation du Royaume ou si en revanche, le mouvement créé, recherché, emporte tout sur son passage. Dans l’histoire de l’humanité, la liste est longue des responsables qui, comme Mikaël GORBATCHEV, n’ont pas réussi à résister à la vague initiée par leur volonté de faire évoluer leur pays.
L’exercice est d’autant plus risqué que le Wahhabisme et le Royaume sont indissociables depuis plus de 280 ans. Le pays a été créé en 1744 par une alliance entre le prédicateur, Muhammad Ibn Adel WAHHAB et le chef de tribu, Muhammad Ibn SAOUD pour aider ce dernier à établir l’émirat de Diriyah, le premier État saoudien ; le pacte était simple, aux ecclésiastiques, la responsabilité de la conduite de la religion, à la famille la responsabilité des affaires.
Le XIXème siècle et la première moitié du XXème ont été marqués par des luttes terribles au sein de la tribu. Il faut attendre Abdelaziz ben Abderrahmane Al SAOUD, également dénommé Ibn SAOUD pour stabiliser le pouvoir. À sa mort, en 1953, il a laissé de nombreux héritiers potentiels ; s’établit alors un équilibre systémique entre les princes. À chacun sa part du pouvoir, un département ministériel, une entreprise, un secteur d’importations… ; un partage de la richesse nationale où chacun y trouve son compte.
Quand en 2015, le Roi SALMANE, 79 ans, est intronisé, il remet en cause cette tradition, et organise une concentration du pouvoir en privilégiant la famille directe au clan. Il choisit son neveu Mohammed ben NAYEF comme héritier et son fils préféré MBS comme second. Le 23 juin 2017, MBS écarte Mohammed ben NAYEF.
Il y a 3 ans, en 2020, le frère du Roi, Ahmed ben Abdelaziz al-SAOUD et le neveu du monarque, qui était encore successeur jusqu’en juin 2017, Mohammed ben NAYEF, et d’autres membres de la famille royale, ont été arrêtés au motif ou prétexte qu’ils fomentaient un attentat contre MBS ; cette révolution de palais a fait suite au remaniement ministériel du 25 février 2020, avec le limogeage du ministre de l’économie et la création de trois ministères, tourisme, sport et investissements.
Pour asseoir son pouvoir, MBS a mené une répression implacable contre toutes les voix discordantes, comme celle du journaliste américano-saoudien, Jamal Ahmed KHASHOGGI. Chaque situation, privilège ou monopole a été remis en cause.
Après la famille royale, le clan, le clergé ? La remise en cause du pacte de 1744 pourrait s’apparenter à l’ouverture de la boite de Pandore !
Atlantico : Qu’est-ce qui vient remplacer le Wahhabisme sous l’impulsion de MBS en termes de vision globale de la société et de son avenir ?
DZ : Toute la difficulté de l’aggiornamento de la société saoudienne est dans cette question. Le Wahhabisme pourrait être remis en cause comme religion d’État, mais il est difficile d’envisager qu’il soit remplacé par une autre forme de l’Islam sunnite.
MBS semble proposer la modernité pour la modernité dans le cadre d’une économie de marché dirigée par le Roi par ailleurs détenteur des principales richesses du pays ; un système autoritaire avec une organisation sociétale laissant quelques degrés de liberté à l’individu, homme et femme, sans aller vers une démocratie libérale.
Une évolution sociétale à marche forcée peut entrainer des remous politiques. Depuis six ans, la lutte pour le pouvoir à la Mecque est sans merci. N’eût-il pas été plus habile de s’appuyer sur le Wahhabisme pour faire avancer la société en évitant de braquer certains groupes et notamment le clergé.
Le fondateur du Wahhabisme, Ibn Abd al-WAHHAB s’apparentait, en son temps, à un réformateur voire un révolutionnaire. Comme Calvin et Luther avec le catholicisme, il préconisait une forme d’authenticité avec le strict respect de la loi islamique ainsi que le retour au Coran et à la littérature hadith plutôt que de s’appuyer sur des interprétations médiévales. Bien que marqué par le radicalisme de sa doctrine et la violence de ses partisans, Ibn Abd al-WAHHAB s’est aussi distingué en :
- insistant pour que chaque musulman, homme ou femme, lise et étudie personnellement le Coran
- s’opposant à l’adhésion aveugle ou Taqlid
- n’hésitant pas à assimiler des pratiques religieuses populaires, mais contestées, comme la visite et la vénération des sanctuaires et des tombes des saints musulmans, à de l’hérésie, voire de l’idolâtrie
- demandant une réforme sociale dans la société en s’appuyant sur la doctrine clé de l’unicité de Dieu ou Tawhid …
En s’appuyant sur certains éléments du Wahhabisme, il eût été plus facile de s’attacher des alliés, notamment ecclésiastiques, et de potentialiser les forces vives de la Nation dans une démarche positive de transformation.
Atlantico : À quel point l’Arabie Saoudite s’est-elle déjà vraiment transformée sous la houlette de MBS ?
DZ : Pour le moment, les succès relèvent des transformations sociétales. MBS essaie de faire entrer son pays dans le XXIème siècle, notamment en accordant de nouveaux droits aux Saoudiennes (le plus emblématique et visible étant la capacité à conduire des automobiles), ou en accueillant le « Paris-Dakar », en ouvrant le pays au tourisme, en attirant des stars mondiales… Ce qui entraine, par définition, des tensions avec le Clergé et les Al ash-SHEIKH. Descendants du prédicateur, cette principale famille religieuse saoudienne a historiquement dirigé les oulémas et dominé les institutions cléricales.
Treizième pays au monde avec une superficie de plus de 2 200 000 km², l’Arabie saoudite a une faible, très faible, densité avec moins de 35 millions d’habitants. Néanmoins, il regorge de ressources notamment pétrolières.
Avec sa « Vision 2030 », MBS cherche à réduire la dépendance du pays au pétrole, à diversifier ses activités économiques. Il a engagé de nombreuses réformes et promu des programmes impressionnants, remise en cause de certaines subventions, d’exonérations fiscales, introduction de la TVA, libéralisation de nombreux secteurs économiques, mobilisation des ressources sur le numérique et la haute technologie, construction de la ville la plus intelligente au monde…
La remise en cause de piliers du Royaume a été effectuée alors qu’il doit faire face à des échecs cuisants à l’international, Liban, KHASHOGGI, Syrie, Yémen…, avant de baisser pavillon et renouer avec l’Iran :
Rappelons-nous les événements de novembre 2017 lorsque l’apprenti monarque MBS a orchestré la démission forcée du Premier ministre libanais, Saad HARIRI, et sa séquestration à Riyad ; un coup de force qui a tourné au fiasco !
L’assassinat-découpage, en octobre 2018, de KHASHOGGI dans les locaux d’un consulat saoudien en Turquie.
Après huit ans de guerre civile au Yémen et près de 500 000 morts, les Saoudiens soldent leur intervention chez leur voisin. L’impétueux successeur, MBS, a conduit son pays dans une impasse au Yémen, tout comme en Syrie avec ses infructueuses tentatives d’influence. Malgré les milliers de milliards de dollars d’achats de matériels en tous genres, l’armée saoudienne n’est pas en mesure de défendre son pays, ni de s’imposer chez des voisins, sans occulter les crimes de guerre commis au Yémen.
MBS a fini par admettre ses échecs face à l’Iran en acceptant, avec l’entremise de la Chine, de renouer les relations avec son grand voisin chiite, oubliant les attaques de ses installations pétrolières par des drones iraniens.
Pour contrebalancer cette alliance contre nature, MBS cherche à se rapprocher d’Israël par l’entremise des États-Unis. Mais l’exercice est compliqué. Il doit à la fois :
- Oublier les propos de Joe BIDEN qualifiant son pays de paria après l’assassinat-découpage de KHASHOGGI
- Et abandonner la proposition de paix israélo-arabe que son père le Roi Salman bin Abdelaziz avait fait adopter en 2002 par la Ligue arabe ; principalement basée sur un retrait israélien de tous les territoires occupés depuis la guerre des six jours et la création d’un État palestinien sur ces territoires, hors le plateau du Golan.
Cette liste d’échecs à l’international n’est pas exhaustive. N’oublions pas les tentatives de blocage du Qatar, ou les initiatives de remise en cause de la primauté du dollar.
Atlantico : À quoi faut-il s’attendre pour l’avenir du pays ?
DZ : Ses sept premières années d’exercice du pouvoir du Prince héritier ne sont guère concluantes. Il a mis à nu les faiblesses structurelles du pays, et cela pourrait attiser des convoitises.
Peut-on exclure que l’Iran, après avoir signé un accord avec les États-Unis, et après avoir développé l’arme nucléaire, cherche à faire main basse sur le pactole saoudien ?
MBS est assis sur une montagne d’or noir. Mais, il aura du mal à faire de son pays une puissance faute d’un capital humain conséquent. Cela conduit l’Arabie saoudite à s’armer, se surarmer… L’Arabie saoudite est un des plus grands acheteurs d’armes au Monde ; elle assure plus de 5 % des dépenses mondiales, plus que la Russie pour un résultat très faible, voire nul. Ni l’intervention au Yémen, ni celle en Syrie n’a été concluante. Pis, les Iraniens n’ont pas hésité à frapper le pays en détruisant la moitié de sa capacité de production pétrolière. Il n’y a eu aucune réaction saoudienne ! Cela a démontré que malgré ses 230 000 hommes, ses collections de 760 chars, 440 avions de combat, 220 hélicoptères, le Royaume n’est pas en capacité de se défendre…
Dov ZERAH