Cabourg. Dimanche, 11 juin 2023. J’apprends, pendant ma retraite d’écriture sur la Côte Fleurie, le décès d’Alain Touraine (sur l’image ci dessus en compagnie de Mustapha Saha) , quasiment centenaire, directeur du département de sociologie à la faculté de Nanterre où j’ai accompli mon cursus universitaire.
Une chronique de Mustapha Saha (ci dessus avec Alain Touraine)
Sur Mai 68, demeure un écrit, Le Mouvement de Mai ou le communisme utopique, éditions du Seuil, 1968. Nous avions un point d’accord, la démystification de l’ouvriérisme superfétatoire, démagogique, des étudiants issus des milieux aisés. Il n’y eut jamais de convergence des usines et des universités. Les deux univers étaient bien cloisonnés. Il y eut tout juste une interaction historique. Je fus très vite frappé par sa loquacité, son hardiesse, sa théâtralité professorale. Il se proposait volontiers comme médiateur entre mouvement étudiant et pouvoir. Il butinait de tous côtés matière à livre. « Ce n’est qu’un début. Comment dire ces mots sans reconnaître à la fois en mai la naissance d’un nouveau mouvement social et les confusions ou les déviations d’une action dont ni les acteurs, ni les adversaires, ni les objectifs ne pouvaient être nettement définis par le mouvement lui-même. Le soulèvement de mai fut plus un mouvement social qu’une action politique. Il est, un siècle après le socialisme utopique et la naissance de la société technocratique, l’expression du communisme utopique ». Il avait tout faux. Mai 68 n’est toujours pas décrypté.
Mon directeur de thèse Henri Lefebvre, figure de proue de Nanterre, a tenté le même exercice à chaud dans son ouvrage L’Irruption de Nanterre au sommet, éditions Anthropos, 1968. Sans succès. Mai 68 attend toujours sa conceptualisation. Les seules relations crédibles, factuelles, descriptives sont Le Prise de parole de Michel de Certeau, éditions Desclée de Brouwer, 1968, et Ces idées qui ont ébranlé la France, Nanterre, Novembre 1967-Juin 1968, de Didier Anzieu, sous pseudonymed’ Epistémon, éditions Fayard, 1968.
En Mai 68, Alain Touraine diagnostiquait un changement de paradigme, la substitution de la prévalence culturelle à la dominance économique. Il oubliait que la technocratie régnait dans la routine bureaucratique, dans la déculturation générale. Il enterrait les prolétaires, reliquats, selon lui, d’un monde révolu. Il les remplaçait par les techniciens, les spécialistes, les experts. Il inventait des distinctions aléatoires, factices, artificielles. « Car, ce qui fait la différence entre prolétariat et bourgeoisie, ce n’est pas la particularité professionnelle du premier. C’est que le prolétariat n’est pas maître de sa propre existence parce qu’il n’est pas maître des moyens de production. Quel que soit leur métier, les salariés sont des prolétaires » (Paul Mattick, Les Limites de l’intégration, Cahiers de l’Institut de Science économique appliquée, août 1966.)
Alain Touraine puisait dans la méthodologie marxiste ce qui servait à ses indignations morales. Il s’installait dans une conception de crises chroniques, planétaires, moteurs de mouvements sociaux. Il passait sous silence la fécondation de Mai 68 par la sociologie marxiste, la critique radicale du fétichisme de la marchandise, de la réification, de l’aliénation sous toutes ses formes. En utilisant, par défaut, le concept d’utopie dans son acception littérale, fantasmatique, chimérique, il décrédibilisait la révolte étudiante, perçue comme une poussée sociale sans pensée stratégique. Il dévoilait ses secrètes intentions : « L’utopie est l’expression d’une action politique qui n’a pas encore pu transformer son projet en combat, mais elle est créatrice. Au contraire, le scandale ou l’insulte, qui accompagnent la révolte, sont davantage le signe d’une pathologie sociale que le moyen de lutte ». Nous, étudiants révolutionnaires de Nanterre, nous enjambions les chausse-trappes politiciennes. Nous faisions des barricades nos airs de jeu. Nous transcendions les séparations sociales, intellectuelles, psychologiques. Nous transformions les rues en agoras libres, en pistes de dance, en fêtes incessantes. Nous réalisions l’impossible dans une société infernale. Nous laissions nos professeurs s’embourber dans leur impuissance théorique.
Le mitterrandisme façonna le marketing culturel pour dissimuler l’insignifiance technocratique. Alain Touraine salua, en 1984, à l’occasion du tournant libéral, « le gouvernement qui a le mérite de nous avoir débarrassé de l’idéologie socialiste ». Il fut jusqu’au bout un bourgeois, un anarchiste de droite, un provocateur quand il apportait, par exemple, dans le sillage de Félix Guattari, Gilles Deleuze, Pierre Bourdieu, son soutien à la candidature folklorique de Coluche aux présidentielles de 1981.
Avec le mort d’Alain Touraine, disparaît la sociologie spéculative, subjective. Il ne reste, dans tous les domaines de la connaissance, que des disciplines parcellarisées, numérisées, virtualisées, dé-substantialisées. La pensée globale, épistémologique, philosophique, se pétrifie. L’intelligence humaine s’émiette. Le monde ne se pense plus. Il se gère par des logiciels, des algorithmes matriciels, des intelligences artificielles. Les sciences humaines, les sciences sociales sont des cimetières. J’ai travaillé dans le laboratoire d’Alain Touraine, à la Maison des sciences de l’homme, boulevard Raspail. Il voulut me spécialiser dans les études sur l’immigration. Je lui répondais un jour : « Ce n’est pas parce que je suis marocain que je dois m’enfermer dans un ghetto maghrébin, fusse-t-il académique ». Sa fabrique ne relevait pas de l’industrie conceptuelle. Il préférait les chroniques ponctuelles, conjoncturelles, contextuelles. Ses analyses basculaient entre actionnisme et déterminisme. Une sociologie mouvante, fluctuante, circonstancielle.
Alain Touraine préconisait la liquidation par la sociologie du concept social. Que le social ne soit plus porteur de sens, Cornélius Castoriadis l’a montré dans des démonstrations convaincantes, La Montée de l’insignifiance, éditions du Seuil, 1996, Une Société à la dérive, éditions du Seuil, 2005. Aujourd’hui, rien n’est porteur de sens. Le néolibéralisme, la tyrannie financière, la mondialisation dissolvent le sens. Les sociologues, alchimistes des mythologies sociales, ne servent à rien. Alain Touraine n’était pas un penseur, juste un bricoleur d’idées. Il guettait, pistait, prospectait les fractures sociales, traquait les conflits, mineurs et majeurs. Il détectait, à chaque fois, une mutation. Il se trompait. Il recommençait ailleurs. En politique, conseiller de l’ombre, visiteur du soir des ministères, il se définissait comme social-démocrate, rocardien pour faire bonne mesure. Un réformiste. Il gardait la nostalgie d’un capitalisme contrôlable. Il était favorable au renforcement des privatisations et du secteur privé. Il apportait sa caution morale aux vents portants, dissimulait ses désillutions, se consolait de récompenses et de gratifications officielles.
Mustapha Saha.
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).j