Le hommos, le falafel, le baba ghanoush, et maintenant la knefeh ! Autant de mets réétiquetés dans les restaurants israéliens et les médias du monde entier. Une appropriation de mauvais goût, et ce à plus d’un titre. Un article de nos confrères de l’Orient le Jour
Par Emmanuel HADDAD
Après le hommos, le falafel et tant d’autres plats phares de la gastronomie palestinienne et levantine, la knefeh nabulsi est la dernière victime de l’appropriation de cette cuisine par Israël. Ce délicieux dessert originaire de Naplouse auquel le fromage nabulsi, ingrédient principal, a donné le nom, a été incorporé à une recette plus que douteuse développée par Pizza Hut en Israël. Pour le cuisinier palestinien Fadi Kattan, l’affront est triple : « D’abord contre la knefeh, ensuite contre la pizza… Et puis, c’est un affront gustatif ! » La saveur est aussi rebutante qu’amère pour Salma Serry, historienne de la cuisine du Proche-Orient. Car la pizza-knefeh israélienne rentre parfaitement dans la définition de l’appropriation qu’elle donne sur Sufra Kitchen, la plateforme en ligne qu’elle a créée pour décoloniser les cuisines régionales : « Appropriation : adoption inappropriée de la nourriture d’un groupe sans lui attribuer de crédit, en particulier pour des gains commerciaux. Ex : restaurants israéliens tirant profit du falafel, de la knefeh ou du hommos sans mentionner leur culture originelle. »
« Pas mal cette purée de pois chiche ! »
Et pourtant, l’affront est aussi courant que banalisé dans les restaurants israéliens qui ouvrent aux quatre coins du monde. De nombreux médias le relaient avec délectation. On retrouve ainsi en 2019 un article du quotidien Haaretz sur le « shawarma, le plat iconique de la street food israélienne ». « Pourquoi la cuisine israélienne moderne est la préférée des Américains ? » interroge le média américain Thrillist en 2017, décrivant avec appétit un plat de hommos accompagné de légumes frais. Diffusé en novembre, un dossier de France culture sur les « saveurs israéliennes » interroge pourtant : « Ne sont-elles pas au fond un mélange de saveurs « levantines » ? »Pour Fadi Kattan, le cas emblématique du hommos résume tout : « Ça a été le tout premier plat approprié par les Israéliens dès 1948. À l’origine, le projet sioniste est empreint d’un colonialisme à l’européenne niant l’arabité de la Palestine et de son terroir. Mais en allant manger chez les Palestiniens ayant survécu à la Nakba au cours de laquelle 580 villages palestiniens ont été rasés, ils se sont dit : c’est pas mal cette purée de pois chiche ! » Ainsi, le hommos et d’autres plats que les Palestiniens partagent avec leurs voisins levantins ont peu à peu été réétiquetés israéliens, tandis que les cuisines des juifs mizrahis venus d’Irak, du Maghreb ou du Yémen ont elles été épargnées. « Après avoir été discriminés, ces juifs arabes ont peu à peu ouvert des restaurants célébrant leur cuisine. Bizarrement, la seule enseigne que l’on ne voit pas en Israël est la palestinienne ! » dit le cuisinier, qui vient d’ouvrir le restaurant Akub à Londres, en plus de son enseigne Fawda (« chaos ») basée à Bethléem. « Ça ne me dérange pas qu’un chef israélien cuisine palestinien, mais qu’il ou elle dise que c’est palestinien, au même titre qu’il parle de cuisine marocaine, polonaise ou tunisienne », insiste-t-il.
« Prendre et ne pas rendre »
Salma Serry dit avoir souvent entendu des dénégations de cette appropriation culinaire, évoquant la diffusion naturelle de la cuisine entre les différentes communautés. « Bien sûr, la nourriture est faite pour être partagée. Mais quand il y a une violence active qui enlève l’identité culturelle à un groupe et nie son héritage, sa terre et la nourriture qu’elle produit, tout en manipulant son histoire, alors ça devient problématique. Dans le cas spécifique de la Palestine, il ne s’agit pas de partage, mais de prendre et ne pas rendre. »L’historienne de la cuisine précise que de nombreux plats et ingrédients palestiniens sont aussi présents au Liban, en Syrie et en Jordanie, à l’instar du hommos, de la knefeh ou de la labneh. « Mais ce sont avant tout les Palestiniens qui subissent une menace existentielle sur leur culture culinaire. » D’après la plateforme Sufra kitchen, l’appropriation n’est d’ailleurs que l’une des nombreuses « formes de colonisation de la nourriture palestinienne » au côté du « contrôle des ressources », de la « restriction de la liberté de mouvement » ou encore de la « destruction de terres agricoles ».
Un lien ancestral avec la terre
En 2012, une vidéo publiée par le conseil régional Matteh Binyamin, représentant des colonies illégales implantées en Cisjordanie, laissait entendre sur un ton se voulant humoristique que l’huile d’olive est elle aussi israélienne. Le sketch montre un Israélien libéral dégustant un plat de hommos avec de l’huile d’olive que des serveurs arabes disent être produite depuis des « milliers d’années ». Mais au lieu de montrer des paysans palestiniens, la vidéo montre ensuite des colons participant à la cueillette des olives et se termine sur le gros plan d’une bouteille d’huile Binyamin étiquetée en hébreu.
Ainsi, derrière la volonté de remplacer la cuisine palestinienne se cache la nécessité pour les Israéliens de justifier un lien supposé ancestral avec une terre qu’ils n’occupent en réalité que depuis 1948, rappelle Fadi Kattan : « Quoi de mieux que la cuisine, synonyme d’agriculture, de cueillette et de lien constant à la terre ? Quoi de mieux que de dire : je cueille ici mes olives depuis des centaines d’années ? Non, en réalité, elles sont cueillies par des Palestiniens sur des terres que vous leur avez volées ! »Car, pour les paysans palestiniens, faire pousser les produits de leur terroir devient de plus en plus ardu, en raison du nombre croissant de colonies illégales en Cisjordanie, des routes de contournement qui leur sont réservées et de l’utilisation des nappes phréatiques pour les alimenter en eau. « Au mieux, ils ont moins de terre et d’eau pour la cultiver. Au pire, les colons les attaquent et brûlent leurs champs d’oliviers », dit celui qui se procure des produits palestiniens pour ses restaurants. « Quand on me dit que je préserve la cuisine palestinienne, je réponds que ce sont plutôt les fermiers palestiniens et les femmes palestiniennes qui cuisinent chez elles qui le font. »
Patrimoine mondial
Dans ses restaurants, Fadi Kattan reprend des recettes palestiniennes telles que la makloubeh ou le mansaf en leur insufflant un zest de modernité, afin de les faire découvrir la culture culinaire palestinienne au plus grand nombre. Cette dernière, rappelle Salma Serry, ne tient pas qu’à des recettes et des ingrédients : « La knefeh par exemple n’est pas dégustée comme n’importe quel dessert. En Palestine, elle est consommée lors de célébrations comme l’obtention d’un nouvel emploi ou la libération d’un prisonnier politique. La manger chaude dans la rue, découpée avec dextérité par un artisan, fait partie de la culture. C’est tout ce contexte qu’il est important de rappeler quand on parle de nourriture palestinienne. »Une culture singulière menacée par l’appropriation israélienne, mais qui pourrait trouver son salut dans les similitudes qu’elle partage avec les cuisines levantines, selon Fadi Kattan. « Le couscous a été enregistré au patrimoine mondial à la fois par le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye. Pour éviter toute appropriation, les Syriens, les Libanais, les Palestiniens et les Jordaniens devraient faire de même pour les recettes qu’ils partagent. »