Le Tchad cadenassé par Idriss Déby, candidat le dimanche 9 avril à sa réélection, est moins solide qu’il n’y parait, constate « International Crisis Group » (ICG).
Longtemps vanté pour sa relative stabilité au coeur d’une région très agitée, le Tchad montre d’importantes failles à l’approche des élections présidentielles qui aura lieu le dimanche 10 avril. Alors que le scrutin de dimanche, joué d’avance, devrait permettre la réélection d’ Idriss Déby pour un cinquième mandat, la grogne sociale gagne du terrain et menace de faire tanguer le régime. Et ce malgré les soutiens dont il dispose en Occident, notamment auprès des responsables français et américains qui le considèrent comme un partenaire militaire privilégié dans la zone sahélienne.
C’est cette vulnérabilité palpable que décrit dans le détail le dernier rapport du think tank International Crisis Group (ICG) intitulé « Tchad : entre ambitions et fragilités ». Touché depuis fin 2015 par les attaques de Boko Haram, plombé par une économie frappée de plein fouet par la baisse des prix du baril, le Tchad affiche en effet une stabilité en trompe l’œil.
Déby, « ça suffit »
« Depuis fin 2015, les manifestations se multiplient et mobilisent plusieurs thèmes : cherté de la vie, austérité budgétaire, corruption, impunité et candidature du président Déby à un cinquième mandat. Si ces protestations sont avant tout menées par des Tchadiens issus de certaines catégories professionnelles (étudiants, jeunes diplômés sans emplois, professeurs, fonctionnaires), un tel élan populaire n’a pas été observé depuis longtemps » note le rapport d’ICG. « L’opération ville morte organisée le 24 février 2016 a ainsi connu un succès inédit. (…) Ainsi, cette contestation sociale n’est pas seulement l’apanage des sudistes et ces mouvements sont aussi en partie portés par des acteurs nouveaux, moins marqués par les guerres civiles tchadiennes des années 1980 dans un pays où plus de deux tiers de la population est âgée de moins de 25 ans. »
En plein marasme financier, le gouvernement tchadien fait par ailleurs face à la colère grandissante des syndicats. Selon le rapport, ces derniers ont multiplié les appels à la grève pour dénoncer le gel des salaires annoncé par le gouvernement tchadien, « la mauvaise gestion des revenus pétroliers » et « le pillage en règle des ressources de l’Etat ». A cet égard mentionne le rapport, « l’échec de la lutte contre la corruption et l’impunité généralisée pour les proches du pouvoir ont cristallisé les ressentiments et nourri des amalgames simplistes et dangereux avec un discours populaire « anti-Zaghawa » (1) très présent. »
Le viol d’une jeune élève tchadienne qui impliquerait des fils de dignitaires du régime a créé un véritable électrochoc début 2016. D’importants rassemblements ont vu le jour dans le pays propulsant la question de l’impunité à la tête des revendications populaires.
« Plusieurs collectifs se sont aussi créés pour appeler à l’alternance démocratique et l’expression « sifflet citoyen » est devenu un slogan de mobilisation. Ainsi « ça suffit » a vu le jour notamment avec le concours de plusieurs organisations commme la Ligue tchadienne des droits de l’Homme ou la Convention tchadienne pour la défense des droits de l’Homme. La plateforme Iyina, qui signifie « nous sommes fatigués » en arabe dialectal tchadien, a également réuni plusieurs mouvements de jeunesse. »
Une effervescence citoyenne peu appréciée par le pouvoir en place qui, par sa réponse répressive, a contribué à exacerber les tensions sociales déjà vives. « Fin mars 2016, plusieurs figures importantes de la société civile dont Mahamat Nour Ibedou, secrétaire général de la Convention tchadienne pour la défense des droits de l’Homme, ont été arrêtées et inculpées pour troubles à l’ordre public. (…) Surtout, les nombreuses arrestations et la mort de deux étudiants à Faya Largeau, dans le nord du pays et à N’Djamena lors de manifestations, ont suscité de vives réactions au sein de la population. A l’approche de l’élection, les habitudes répressives des forces de l’ordre, notamment de la police antiémeute, pourraient également conduire à un embrasement de la jeunesse. »
Mobilisation totale
Un risque d’autant plus fort que les reflexes coercitifs du pouvoir se sont renforcés à la faveur de la mise en place d’une politique anti-terroriste vigoureuse. Après les attentats menés par Boko Haram qui ont touché N’Djamena en juin et juillet 2015, le régime a intensifié ses activités militaires, renforcé les contrôles des populations dites « à risques », surveillé les lieux susceptibles d’être ciblés et augmenté enfin la présence policière. Les chefs de quartiers, chefs de villages et responsables religieux sont autant de supplétifs de cette présence sécuritaire
Accepté majoritairement par la population, le renforcement des contrôles suscite néanmoins de vifs mécontentements. » Les opérations de police menées en juillet et août à N’Djamena ont donné lieu à des rackets, à des dénonciations s’apparentant parfois à des règlements de comptes entre voisins et à la remise d’informations en échange de primes financières. Un climat de suspicion s’immisce dans certains quartiers et des commerçants, professeurs et imams buduma ou kanouri (2), se sentent stigmatisés par les pratiques policières et le discours des autorités « .
Enfin dans la région du lac Tchad où l’état d’urgence a été décrété en novembre et prolongé par le parlement jusqu’à fin mars 2016, les contrôles se multiplient, certaines communautés sont stigmatisées et l’activité économique à l’arrêt ». Les risques de divorce entre les populations locales et l’Etat ne peuvent être écartés », s’inquiètent les auteurs du rapport.
L’adoption en juillet 2015 d’une nouvelle loi anti terroriste très repressive suscite par ailleurs les inquiétudes quant à l’instrumentalisation de cette lutte à des fins politiques. « Ainsi, le maintien de la peine de mort, qui devait être abrogée, et la concentration entre les mains du procureur général de l’ensemble des pouvoirs autorisant les poursuites dans le cadre de la lutte antiterroriste font craindre à beaucoup une instrumentalisation de cette lutte à des fins politiques. A cet égard, l’opposition a dénoncé les multiples convocations de responsables de partis politiques et de journalistes par la police. (…) Dans ce contexte, le procès expéditif de dix membres présumés de Boko Haram sans possibilité de recours en appel, et leur exécution à la fin du mois d’août 2015 , le lendemain de leur condamnation, a été vivement critiqué par les Nation unies. »
Tensions au coeur de l’islam tchadien
« Ces mesures s’accompagnent enfin d’un discours qui fait la promotion d’un « islam tchadien », sous-entendu le soufisme dans es différentes composantes » relève le rapport. Un interventionnisme accru de l’Etat dans l’espace religieux qui rencontre d’importantes résistances.
« Les nombreuses tentatives de contrôle se heurtent en effet au conservatisme religieux mais aussi à l’essor du wahhabisme qui se traduit au Tchad (…) par une lutte d’influence au sein des communautés musulmanes. (…) Ces tensions ont pour conséquence une absence complète de dialogue entre soufis et wahhabites et la non participation des associations wahhabites ou salafistes aux différentes plateformes de la société civile ».
Cette volonté de policer le domaine du religieux afin d’endiguer la montée du radicalisme dans le pays alimente par ailleurs – à cause de certaines mesures ciblant certains segments de la population musulmane – le sentiment de stigmatisation.
« Certains craignent que l’humiliation publique associée à certains modes de contrôles, particulièrement envers les femmes (3) favorisent les risques de dérives vers un activisme religieux violent (…). Au Tchad, ni l’opposition politique ni même l’opposition armée n’ont jusqu’ici cherché à exploiter et à politiser ces tensions intereligieuses, mais cette éventualité ne peut être écartée à moyen terme. »
(1) La tribu d’appartenance d’Idriss Déby
(2) Les Buduma et Kanouri sont deux groupes ethniques qui vivent majoritairement près du lac Tchad.
(3) Depuis le début de l’année 2015, les autorités tchadiennes ont notamment interdit la burqa et le turban.