Odessa deviendra-t-elle la métropole d’une Novorossia (Nouvelle Russie) allant d’Abkhazie en Géorgie jusqu’à la Tansnistrie de Moldavie ? Notre Mer Noire est-elle déjà un lac fermé sous emprise russe ?
Une chronique d’Antoine Courban
Jadis nous l’appelions le Pont Euxin, mer de toutes les légendes qui nous ont bercés. Depuis les conquêtes ottomanes, nous la connaissons comme Mer Noire, Karadeniz en turc et Chernoye More en russe. L’inutile conflit russo-ukrainien la ramène au tout premier plan des enjeux géostratégiques.
Les Russes contrôlent ses rivages orientaux, y compris le Donbass ukrainien. Ils ont fermé la Mer d’Azov par le blocus du Bosphore Cimmérien qui la fait communiquer avec le Karadeniz. Ils viennent de prendre Marioupol. La Turquie a fermé le Bosphore de Thrace aux navires de guerre, conformément à la Convention de Montreux. Pour le moment, Erdogan proteste contre l’invasion de l’Ukraine. Récemment, il avait participé à l’inauguration de la plus grande mosquée de Russie aux côtés de Poutine, adversaire déclaré du multiculturalisme occidental, mais champion d’une vision fondée sur la coexistence multinationale au sein de la même entité politique. Ces identités nationales ont toujours pour marqueur principal l’identité religieuse. Nous ne sommes pas loin de la pensée de Samuel Huntington et de ses vapeurs eschatologiques.
La ville de Kherson est aujourd’hui sous contrôle russe ainsi que toute l’ancienne Chersonèse Taurique que nous appelons Crimée.
Que reste-t-il de la façade maritime de l’Ukraine ? Quelque 200 kms entre Odessa et Kherson. Qu’est ce qui empêche Poutine et son rouleau compresseur de traverser cette distance et d’aller prendre la si charmante Odessa, le Biarritz de la Mer Noire, avec ses magnifiques bâtiments néoclassiques. Qui ne se souvient pas du palace Le Bristol Hôtel d’Odessa, de l’opéra baroque et de bien d’autres monuments au charme fou, lieu de villégiature de toute l’aristocratie russe.
Il a déjà tout pris diriez-vous, en quoi la prise d’Odessa changerait-elle quelque chose ? Il suffit de regarder une carte. La prise d’Odessa crée une ligne maritime russe continue entre la Transnistrie, république russophone séparatiste de Moldavie et l’Abkhazie en Géorgie, l’ancienne Colchide, le pays où Jason est allé chercher la Toison d’Or avec ses compagnons les Argonautes.
Et alors ?, diriez-vous, que Poutine prenne Odessa et qu’on en finisse. Non, ce n’est pas fini, cela ne fait que commencer. Il y a des combattants russes tchétchènes, probablement de tendance » Frères Musulmans « . On a également fait état de combattants syriens musulmans venus de la Turquie d’Erdogan.
La guerre russo-ukrainienne n’est pas un » jihad « , elle se déroule entre deux peuples chrétiens majoritairement orthodoxes.
Les peuples russe et ukrainien relèvent de différentes juridictions orthodoxes: le patriarcat de Moscovie, le patriarcat autocéphale de Kiev, archidiocèses relevant de Moscou, sans compter une juridiction orthodoxe non reconnue et sans oublier les uniates, c’est-à-dire les grecs-catholiques des » confins polonais » encore appelés l’Ukraine occidentale (Podolie, Volhynie, Galicie, Ruthénie). On voit mal ce que ces combattants font au milieu de tout cela comme musulmans. Soit ce sont des opportunistes infiltrés, manipulés et dirigés ; soit ils sont là pour défendre certains intérêts stratégiques communs à Poutine et Erdogan.
Bien sûr, il y a les oléoducs et les gazoducs supposés traverser la Mer Noire. Bien sûr, il y a aussi les routes maritimes du commerce entre l’Asie centrale et la Méditerranée. Mais on se doit de faire un constat. Avec la prise éventuelle d’Odessa, la Mer Noire devient un lac fermé russo-turc à l’exception du port de Batoumi en Géorgie, d’où est partie la cargaison de nitrate d’ammonium qui a fait exploser Beyrouth, ainsi que du delta du Danube en Roumanie et des plages sablonneuses de Varna en Bulgarie.
Un tel positionnement géostratégique ramènera-t-il Russes et Turcs aux conflits terrifiants qui ensanglantèrent ces régions à partir de l’expansion russe sous Catherine II, la conquête de la Crimée, du Caucase, des principautés danubiennes et la conclusion du fameux traité de Kütchük-Kaynardji (1774) si humiliant pour les Ottomans ?
Ni Erdogan, ni Poutine, ne semblent être dans de telles dispositions belliqueuses l’un envers l’autre. Bien au contraire, ils se retrouvent d’accord en tenant un discours refusant les » valeurs » occidentales, c’est-à-dire les conséquences des traités de Westphalie et de la pensée des Lumières. On assiste à la primauté du territoire qui interdit toute ingérence sur le sol d’un État souverain.
Cette fermeture de la Mer Noire, au cœur du continent eurasiatique, ne faciliterait-elle pas plutôt l’émergence d’un bloc » eurasien » d’un type particulier ?
Nous ne sommes plus dans un monde bipolaire. Il ne s’agit pas ici de l’Europe du Général De Gaulle qui va de Brest à l’Oural ; ou d’une Eurasie qui va de Brest à Vladivostok, dans un affrontement Est-Ouest. Il s’agit d’autre chose. Poutine et son cercle étroit sont influencés par les idées d’Alexandre Douguine et de sa Quatrième Théorie Politique qui fait le constat de l’échec du libéralisme, du communisme et du fascisme à la fois. Cette nouvelle option philosophique, revanche des humiliés appelée « métaphysique des ordures » par Alexandre Sekatzy, est une sorte de croisade contre le postmodernisme. L’élément religieux y est important, mais il ne s’agit pas d’une ouverture à la transcendance de tout homme, ce qui dynamise la fraternité humaine comme le proclame le document d’Abou-Dhabi. Cette philosophie n’a pas pour pivot l’individu, mais le groupe. Cette ouverture à la transcendance, de nature eschatologique, est celle de » nations » bien identifiées. C’est une sécularisation de la religion qui se traduit par un projet politique. Cette sécularisation est purement formelle, c’est celle de rites et de traditions. Or, précisément, c’est cette tendance qui semble dominer dans certains milieux orthodoxes du Patriarcat de Moscou, comme Troisième Rome, ainsi que dans les réseaux des Frères Musulmans d’Erdogan dont le rêve est la reconstitution du Califat disparu en 1924.
L’hypothèse que la fermeture russo-turque de la Mer Noire nous incite à proposer serait donc un vaste projet politique de contrôle de la masse continentale, du » Heartland » de MacKinder, une Eurasie qui va des Balkans aux steppes de Mongolie. La domination de ce Heartland se ferait par le biais d’un partenariat d’alliance entre musulmans pan-turquistes et orthodoxes pan-slavistes. Dans les deux cas, le religieux se réduit à un simple marqueur identitaire non-conflictuel, en principe du moins.