Premier candidat libanais au prix Nobel de littérature (en 2015), Morice Awad a écrit en libanais cinquante-six livres en cinquante-trois ans qui couvrent tous les genres littéraires: la poésie, l’histoire, le pamphlet, le théâtre, l’autobiographie, le roman, l’anthologie, l’hagiographie, la critique littéraire. Sans parler des deux cents chansons ainsi que des chants religieux. Grâce à ses fils Melkar et Adon el-Khoury, qui dirigent la fondation Morice Awad, la traduction en libanais du Nouveau Testament léguée par le philosophe et le penseur est désormais éditée.
Entretien avec le fils de Morice Awad, Melkar el-Khoury, directeur de la fondation Morice Awad.
La première question qu’on se pose: pourquoi votre père a changé son nom de Maurice el-Khoury à Morice Awad? Pourquoi a-t-il remplacé son village d’origine par un domaine à Broumana baptisé « Kfarghorbi », alors qu’il est originaire de Hasroun, dans la casa de Bécharré? Parlez-nous de son anticonformisme, de ses rituels…
En fait, nous sommes originaires de Hasroun et notre patronyme est initialement Awad. Le grand-père de Morice était prêtre. Il appartenait comme ses prédécesseurs à la famille Awad. Mais comme on le désignait par « El-Khoury », on finit par lui coller ce pseudonyme qui figure désormais sur nos papiers d’identité. Morice est retourné à son vrai nom de famille pour marquer la rupture entre lui et les membres de sa famille. Cela a commencé par une épreuve dont il a souffert, un vrai choc! En 1967, son frère aîné projetait d’ouvrir un commerce. Il n’avait pas assez d’espace. Alors il jeta tous les manuscrits de Morice, ses premiers poèmes, son premier livre publié en 1963, Aghnar, et son second livre publié en 1970, ses archives personnelles, ses collections, ses correspondances avec des poètes et des diplomates. Notre vraie famille s’est toujours limitée à ma grand-mère paternelle que mon père vénérait et mon oncle Ghattas, l’illettré que mon père affectionnait particulièrement. Morice Awad acheta un terrain à Broumana qu’il baptisa du nom de « Kfarghorbi » pour souligner son statut d’étranger au sein de sa famille, dans son milieu et dans le monde. Il a toujours revendiqué la sincérité, l’authenticité et la cohérence.
Chez les jésuites, mon père a appris la discipline, l’ascèse au travail, le sens critique. Il s’est imprégné également de musique classique. Et depuis, il suit le même rythme: il se lève à l’aube, lit, écrit, écoute de la musique, puis s’octroie une heure de jardinage avant de reprendre le même cycle jusqu’à la nuit.
Il ne parle jamais de son père, mais voue un culte à sa mère…
Son père fut violent et sadique. Il frappait sa mère devant lui. Il avait plaqué femme et enfants et c’est ma grand-mère paternelle qui se chargea de l’éducation des enfants et de la gestion du foyer. Elle plaça ses enfants dans des couvents pour assurer simultanément leur survie et leur éducation. Alors, pour se venger d’elle, il essaya de retirer ses enfants des monastères, là où ils étaient bien logés et éduqués. C’était une sainte, une mère exemplaire. Morice Awad a pleuré une seule fois: le jour de la mort de sa mère. Quoique illettrée, c’était une femme digne et une battante.
Depuis quelques jours, la traduction du Nouveau Testament en libanais de Morice Awad est dans les grandes librairies libanaises. Comment a-t-il pu réaliser un travail aussi colossal? En tant que poète marginal, comment vivait-il sa foi en Jésus-Christ?
Mon père est entré au couvent des jésuites à Ghazir en 1939/1940. Il voulait embrasser le sacerdoce dans l’ordre des jésuites. Dans son récit autobiographique Une fleur nommée nectar, il raconte ses longues veillées de lecture et de documentation. Il buvait les hagiographies et la théologie jusqu’à la lie, sans prétendre devenir théologien. Il a été biberonné à l’histoire de l’Église et la foi. Ainsi, mon enfance a été bercée par les histoires des saints qui remplacèrent les contes de Perrault. Sa foi était éclairée par la pédagogie ignacienne.
Croire en la langue libanaise devait s’étendre au Livre saint, car Morice Awad était radical et acharné dans sa défense du libanais. En fervent croyant, il voulait à tout prix traduire l’Évangile et les textes liturgiques en libanais. Durant notre baptême, il a lu l’Épître en libanais. En 1998, il a publié la traduction de l’Évangile de saint Matthieu en libanais. En 1999, il a traduit l’Apocalypse de saint Jean. En 2001 il a publié la première version des quatre Évangiles en libanais, puis en 2003 la deuxième version et en 2006 la troisième. Chaque fois qu’il mettait sur le marché 6.000 exemplaires, ils se vendaient comme de petits pains. En 2009, il a traduit la lettre de saint Paul aux Romains. En 2013 il a publié en libanais l’intégralité des lettres de saint Paul. Avec la traduction du Nouveau Testament, il vient de mettre la dernière touche à son édifice puisque la langue libanaise s’enrichit de l’œuvre la plus lue au monde et du pilier de la foi chrétienne.
Nous avons hérité l’idée que la sexualité est un péché que ce soit à cause des enseignements religieux ou de l’Église qui n’autorisait l’acte sexuel qu’entre époux dans le cadre étroit de la procréation (avant les contributions de La Théologie du corps ou de Deus Caritas est). Comment a-t-il pu se libérer de ce legs et n’entrevoir aucune contradiction à publier poèmes érotiques, hagiographies et Nouveau Testament?
Morice Awad signait souvent avec son pseudonyme de Virgile. C’était un érudit dont la démarche était globale et cohérente. Politologue, historien, dramaturge, philosophe penseur et poète, il multipliait les casquettes, ce qui l’incitait à coordonner ses conceptions et ses pensées. Logiquement, il ne pouvait concevoir Dieu qu’en père aimant et refusait systématiquement la conception d’un Dieu vindicatif, d’où son livre Une heure avec mon Père dans lequel il raconte la passion du Christ. Il entretenait un dialogue ininterrompu avec Dieu et ne s’est jamais plaint des dogmes de l’Église. Il critiquait la corruption dans les institutions et l’amour du luxe des dignitaires religieux. D’après son point de vue, l’érotisme occupe une partie importante de la vie qui ne doit pas être entachée de péché tant qu’il y a l’amour et le consentement réciproque. Le cycle naturel de la vie devrait triompher. « Ce péché, cette crèche, ce bébé sans souillure/ La féminité blessée sans que la clé ne touche la serrure. » Voilà comment il décrivait en vers la pureté de la Vierge Marie. Il y a des prêtres qui apprécient beaucoup ce tour de force poétique et d’autres qui qualifient d’hérétique sa traduction libanaise des textes religieux.
Je ne peux m’empêcher de vous demander comment se comportait-il avec sa femme, votre mère, d’autant plus qu’il était aussi sûr de lui-même. De plus, on a l’impression qu’il était amoureux de la femme, de son corps et qu’il a eu une vie sensuelle très intense…
Pour lui, la femme est sacrée. L’érotisme est aussi imbibé de sacré. L’acte d’amour, la nudité ne sont jamais souillés. La femme et sa beauté trônent sur un piédestal.
De 1948 à 1951, il raconte dans son récit autobiographique Et j’avais dix-sept ans, la première relation amoureuse qu’il a vécue avec une femme, et dans Une fleur nommée Nectar, il narre ses expériences sensuelles avant le mariage avec toute la transparence et la crudité qu’on lui connaît. Mais il a lui-même affirmé que ses plus beaux écrits ont été rédigés après le mariage. Ma mère a toujours respecté son talent et son inspiration et ne s’est jamais interposée entre sa muse et ses thématiques de prédilection, lui épargnant les crises de jalousie inutiles.
Il régnait une belle entente entre mes parents et mon père ne rechignait point à accomplir n’importe quel travail pour aider ma mère. Je crois qu’il n’avait pas besoin de s’énamourer continuellement, mais qu’il puisait à la source de ses amours passées pour s’inspirer et écrire. Najat, ma mère, n’a jamais pris son inspiration pour une forme d’adultère. Poétesse à ses heures perdues et enseignante à l’école, elle était assez subtile pour saisir la vérité des choses. Dans son Anthologie de la poésie libanaise parue en 83, Morice Awad a mentionné l’un des poèmes de Najat Saïd Abou Abdallah.
Est-ce que son désir ou son ambition de faire rayonner le libanais a porté ses fruits ou c’est resté une expérience singulière qui rappelle celle de Saïd Akl, le théoricien du libanais, mais en lettres latines? Morice Awad a-t-il pu se faire des émules?
Son premier livre écrit en libanais en lettres arabes fut publié en 63. Il a adopté les lettres arabes et simplifié progressivement l’écriture des mots, en s’appuyant sur leur phonétique d’une part et en s’affranchissant des règles de l’orthographe de l’arabe soutenu d’autre part. Son ambition était de privilégier la langue maternelle telle qu’elle est pratiquée puisqu’elle est le lieu des émotions, de l’intime et le miroir de l’être profond. Ce qu’il visait, c’était l’authenticité et la préservation du patrimoine libanais. Jusqu’en 1976, les feuilletons et les différents programmes télévisés étaient en arabe littéraire. En 1976, Morice Awad a mis en vogue le parler libanais dans les médias. Ce fut notamment le cas sur les ondes de la Voix du Liban. Aujourd’hui on rediffuse ses programmes sur la même station de radio. En vrai chantre de la langue libanaise, il s’amusait à traquer les publicités en libanais, heureux de noter cette avancée. En 1983, dans L’Anthologie de la poésie libanaise, il a souligné l’apport de tous les poètes qui ont adopté l’écriture libanaise.
Pour que la langue libanaise devienne la langue officielle, c’est une affaire politique. Aujourd’hui les réseaux sociaux perpétuent l’habitude d’écrire en libanais.
Mais les gens utilisent les lettres latines pour reproduire le parler libanais.
Cela n’a pas beaucoup d’importance. Preuve en est l’emploi de l’alphabet latin par les Turcs, les Allemands et les Suédois, alors que leurs langues n’ont rien à voir avec le latin. L’alphabet et la langue sont deux concepts différents.
Pourtant la langue arabe littéraire est plus belle, avouons-le. Est-ce que le penseur ou le philosophe engagé a triomphé du poète? En d’autres termes, le besoin de forger l’identité libanaise a-t-il supplanté la quête du beau?
Avec le temps, il a exprimé dans ses livres sa vision d’un Liban libanais, la langue libanaise étant le moyen incontournable et infaillible pour vivre concrètement cette appartenance. De 1963 à 2018, durant tout son parcours littéraire, il n’a écrit qu’en libanais. Pour lui, cela était la conséquence de l’évolution sociale, historique et humaine dans un contexte géographique précis. Dans ses préfaces il a toujours soulevé la problématique de la langue. Dans son livre La Mauriciade, il en parlait dans l’épilogue. Dans ses livres Gardez le feu allumé, Une fleur nommée nectar, C’était écrit pour toi et Où-es-tu? Viens, on constate clairement son désir d’imposer le parler libanais en littérature.
Concernant la beauté de la langue arabe soutenue qui supplante la langue libanaise, je ne suis pas d’accord. Tous les hommes disent « je t’aime » ou « tu m’as manqué » à la femme aimée dans la langage courant ou classique. Morice Awad se limitait à deux mots en libanais: « Tu m’as fait souffrir. »
Il définissait ainsi son parcours sacerdotal: « Le temps de la langue libanaise est venu et je suis venu. » Et pour paraphraser saint Paul, il répétait sa devise: « Malheur à moi si je ne libanise pas. »