Le Liban tient une place de précurseur depuis les prémices du neuvième art dans la région. Mais ce secteur en plein essor se confronte à divers obstacles propres au marché de l’édition. Face à cela, certaines initiatives s’organisent.
La première BD arabe pour adultes, Carnaval, a été publiée au Liban en 1980. Bien qu’il ait fait des émules dans le monde arabe, l’auteur, George Khoury alias Jad (georgekhouryjad.blogspot.com), s’est ensuite replié vers la télévision et l’enseignement. Entre 1980 à 1984, il a publié la série Abou Chanab de critique politique dans le quotidien Al Nahar, en parallèle à une autre, Les Mille et Une nuits. Son album précurseur lui vaut une récompense au Festival d’Angoulême, en 1983. « Il a fallu arrêter car ce n’était pas lucratif. Mon travail est devenu connu plus tard, à travers les expositions et les débats », raconte-t-il, dans une interview exclusive, à Ici Beyrouth.
Selon lui, la création d’un master de bande dessinée, par l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), a joué un rôle déterminant dans sa propagation ces dernières années. À Tétouan comme en Tunisie, la BD est enseignée dans le cadre des études artistiques. Il note néanmoins: « Ce que l’on reconnaît depuis quelques années comme le neuvième art n’est pas un art populaire. Il reste peu représenté dans les médias, et se limite aux réseaux sociaux. L’élan panarabe des débuts a évolué vers le local, même si l’on partage des problématiques communes. Cela se reflète au niveau de la langue: l’arabe littéraire est délaissé au profit des dialectes. La BD ne s’adresse plus aux enfants; elle ne sert plus d’outil de propagande à des dictatures nationalistes comme avant. On va vers davantage d’expression personnelle: on parle de minorités, de spécificités culturelles, des droits de la femme et de l’individu. »
Le Liban, fer de lance
Cette liberté dans l’expression, cet esprit avant-gardiste, s’avèrent particulièrement marqués au Liban, influencé depuis plusieurs siècles par l’Occident à travers l’enseignement privé en langues étrangères. Cela pousse le collectif Samandal à des publications trilingues, ainsi que des formes très expérimentales inspirées des arts plastiques. Récompensé par le Prix de la bande dessinée alternative au Festival d’Angoulême 2019, ce collectif s’était tout d’abord formé avec pour mission de promouvoir la BD. À la veille des révolutions arabes, Samandal a organisé un atelier en Égypte, puis en Tunisie et au Maroc, instiguant ainsi l’idée de créer des groupes qui s’auto éditent. Depuis, d’autres rassemblements de jeunes sont nés, comme TokTok en Égypte, Lab619 en Tunisie, ou encore Ziz au Liban.
Fondateur du premier collectif, Jad Workshop, George Khoury indique: « Ces groupes existaient dans les années 1980, cependant ils n’ont pas réussi à créer un modèle au niveau arabe à cause des guerres et des dictatures. Samandal, qui n’avait pas cette volonté à la base, y est parvenu. » C’est aussi au Liban que se tient le premier festival de BD, en 1988, avant que le phénomène s’étende à Tétouan et à Alger. Créé en 2015, le Cairo Comics égyptien est à ce jour le plus important.
Auteur d’un ouvrage de recherche très creusée, d’essais et de conférences (jadarticles.blogspot.com), George Khoury souligne que la BD est le miroir des changements sociétaux. Les révolutions commencées en 2011 ont eu notamment l’effet d’accroître la place des femmes et des minorités sexuelles. « Par définition, la BD va au bout de ce qui est osé socialement. C’est un art marginal, rebelle, qui n’est pas respectable ni respecté. Moebus a, par exemple, accompagné la révolution sexuelle dans les années 1960. La forte représentation des femmes et des slogans féministes lors des soulèvements arabes, ces dernières années, se retrouve dans la bande dessinée. Les femmes libanaises ont joué un rôle d’avant-garde, et représentent 52% des auteur.e.s – contre 40% en Tunisie et 24% au Maroc. Cela n’existe dans aucun pays! Lena Merhej, une des membres à l’origine du collectif Samandal, a été la première à revendiquer le droit au corps, à la liberté, à l’égalité, emboîtant le pas à Tracy Chahwan et Karen Keyrouz. »
Une édition indépendante et engagée
Ces nouveaux auteur.e.s libanais.e.s de roman graphiques ont trouvé leur éditeur en France, Alifbata (http://alifbata.fr), association établie à Marseille qui publie les albums en version bilingue ou française. Le projet est né d’un désir d’enrichir le flux de traduction arabe encore très pauvre en France. Lors d’un entretien avec Ici Beyrouth, la directrice Simona Gabrieli, affirme: « Pour moi, la BD est d’autant plus intéressante qu’elle est capable de toucher un large public, de rendre accessibles certain.e.s auteur.e.s du monde arabe, et le regard qu’ils/elles portent sur la société. Aucun éditeur français ne s’était intéressé à la bande-dessinée. Le premier roman graphique a été traduit en 2015, Laban et confiture, de la libanaise Lena Merhej. »
L’association Alifbata a commencé en 2012 par des projets éducatifs interculturels visant à promouvoir la culture arabe. Active depuis 2015, la maison d’édition qui en a découlé compte aujourd’hui 10 publications. Grâce au soutien du Centre national du livre et de la Région, elle travaille aujourd’hui avec les grands diffuseurs et médias français. « La BD arabe est encore naissante, il n’y a pas une grande production. Le manque d’éditeurs spécialisés n’encourage pas les auteurs à se lancer dans des albums longs. On trouve beaucoup d’histoires courtes publiées dans des recueils ou des fanzines. Ce format est assez risqué en France, car le livre collectif vend moins. Il y a par ailleurs un problème au niveau de la distribution et, la plupart du temps, les livres voyagent dans des valises », souligne sa directrice.