Retour sur la personnalité unique et pluridsciplinaire de Lokman Slim, assassiné il y a un an, dans la nuit du 3 au 4 février 2021, au Liban-Sud, alors qu’il rentrait d’une visite chez un ami à lui dans la localité de Niha, près du village de Srifa, dans le caza de Tyr.
Un article de Michel Haji Georgiou
Dans la nuit du 3 au 4 février 2021, un gang de tueurs minables, probablement possédés par le sentiment d’être infaillibles, intouchables et investis d’une énième mission « divine » – les pires démons ont souvent cette aptitude à se faire passer pour des « saints » dans cette région du monde – mettait fin au parcours exceptionnel d’une force de la nature atypique, haute en couleur, flamboyante.
Une force de la nature, c’est bien ce qu’était le philosophe, philologue, éditeur, chercheur, journaliste, analyste et activiste politique Lokman Slim. Un homme à l’allure toujours fière, au verbe acéré comme une rapière, à la logique imparable. D’un ton calme, posé, hachuré, toujours très réfléchi, avec son insistance prononcée sur certains mots, Lokman était architectural, systématique dans sa manière de démonter un raisonnement, de se livrer à l’anatomie d’un discours ou d’échafauder un plan d’action. Il semblait issu tout droit de l’Aufklärung, le siècle des Lumières allemand.
Une puissance tranquille et une énergie intellectuelle foisonnante émanaient de lui, faisant pétiller ses yeux clairs. Un courage extraordinaire, naturel surtout, émanant d’une cohérence entre la pensée et l’action. Car Lokman n’était pas un intellectuel de salon. S’il savait apprécier la vie, qu’il mordait à pleines dents, il était conscient que tout avait un prix, à commencer par l’engagement au service d’idées, de valeurs, d’un système de pensée qui supposait une confrontation dangereuse, aux conséquences potentiellement fatales.
Qui plus est, le tout se conjuguait avec un humour acerbe et corrosif à souhait, qui se manifestait dans un arabe littéraire de très haut niveau, parfaitement ponctué, sur les réseaux sociaux, à travers les formules de « son amie maléfique », l’alter ego génial et facétieux qu’il avait créé à la grande satisfaction de ses amis, qui en savouraient le contenu sans modération.
La « résistance culturelle« à la doxa khomeyniste
Sur plusieurs décennies, Lokman Slim, érudit cosmopolite, polyglotte, pluridisciplinaire, à l’identité composite, amoureux de Paul Valéry et traducteur en arabe de philosophes comme Emil Cioran ou Nuccio Ordine, défia, de chez lui, en pleine banlieue sud, l’homogénéité du tissu socio-culturel monolithique du khomeynisme, camouflé sous le label de la « résistance ».
Pacifiste, il mena ainsi sa « résistance culturelle », avec l’esprit et le coeur de l’humaniste universel, au cœur même du fief du Hezbollah, envers et contre la culture monochrome du parti chiite dédiée à la promotion de la martyrologie.
Éditeur, il brava, par le biais des éditions Dar al-Jadeed, les interdits en publiant des ouvrages d’écrivains jugés peu orthodoxes par la doxa fasciste et totalitaire du Hezbollah et consorts.
Militant des droits de l’homme, il mit les moyens dont il disposait – le cinéma, l’écriture, l’édition – à contribution pour raconter les atrocités subies par les détenus libanais dans les geôles du régime Assad.
Chercheur, il milita, à travers son centre de recherche et de documentation, Hangar Umam, contre l’amnésie, garante d’une vérité et d’une réconciliation impossibles, imposée et entretenue par le régime syrien au lendemain de la guerre civile.
Pourfendeur de l’hégémonie du Hezbollah
Activiste politique, Lokman Slim avait fait des exigences de souveraineté, d’égalité, de justice et de transparence ses chevaux de bataille, œuvrant à déconstruire le système hégémonique politique et mafieux du Hezbollah au sein de la communauté chiite et au-delà, établi et renforcé avec la participation complaisante de la grande majorité de l’establishment politique libanais.
Aussi a-t-il été l’une des figures de proue de la révolution du 17 octobre 2019 au Liban contre la corruption, mais sans jamais perdre de vue le problème fondamental à l’origine de ce mal: l’hégémonie du Hezbollah sur tous les centre vitaux du pays, tumeur de base de la métastase qui ronge le Liban depuis des décennies à tous les niveaux.
Lokman s’était ainsi engagé corps et âme dans une bataille visant à faire toute la lumière sur l’explosion criminelle du port de Beyrouth qui avait fait plus de deux cents morts, le 4 août 2020, révélant le premier, noms à l’appui, les connexions entre le régime syrien et le Hezbollah, sur la question du stockage de nitrate d’ammonium, l’une des composantes des barils d’explosifs utilisés par Bachar el-Assad pour anéantir son peuple en Syrie. Toutes les tentatives du Hezbollah d’escamoter l’enquête menée aujourd’hui par le juge Tarek Bitar constituent autant d’indicateurs sur les raisons pour lesquelles l’intellectuel a été assassiné.
L’archétype du médiateur
« Étatiste » et fils de Mohsen Slim, ancien magistrat et député du Bloc national de Raymond Eddé, il se retrouvait tout naturellement, en tant que chiite, dans la lignée de l’école pluraliste amélite défendue au Liban, entre autres, par feu l’imam Mohammed Mahdi Chamseddine, opposée au projet politique transnational khomeyniste totalitaire du wilayet el-faqih iranien – raison pour laquelle l’historien et analyste irakien chiite Hicham el-Hachimi avait lui-même été assassiné à Bagdad par la branche irakienne du Hezbollah en juillet 2020. Il était aussi l’un des promoteurs, depuis 2005, de l’idée de la neutralité du Liban vis-à-vis des axes régionaux, idée défendue par le patriarche maronite, Mgr Béchara Raï, et combattue par le Hezbollah. Durant la décennie précédente, Lokman Slim avait travaillé sur un projet relatif visant à promouvoir cette idée avec un groupe de travail incluant les cercles du secrétariat général du 14 Mars et emmené par Samir Frangié.
Archétype culturel du passeur et du médiateur, Lokman Slim cherchait surtout à rapprocher et à initier des liens pour créer un centre politique, loin des carcans monolithiques sectaires et idéologiques, un crime passible de mort au Liban et qui a été la cause primordiale de la liquidation par l’axe Damas-Téhéran d’une longue lignée de figures intellectuelles et politiques depuis les années 1970.
De culture libérale et laïque, enfin, il croyait ferme dans le droit international, la citoyenneté, la primauté de l’individu, la finalité de la personne humaine et la liberté comme valeur constitutive essentielle de cette dernière et de toute communauté politique ou société, ce qui n’était pas sans déplaire au fondamentalisme hégémonique du Hezbollah.
Victime d’une campagne de diabolisation
Aussi le parti proiranien n’a-t-il pas lésiné en campagnes de calomnies, menaces et intimidations, multipliant, au fil de la dernière décade, les fatwas dans ses isvestias locales ou à travers les réseaux sociaux pour intimider Lokman Slim, comme du reste un bon nombre d’autres démocrates chiites opposés à son hégémonie accusés d’être des « chiites à la solde de l’ambassade des États-Unis », dont certains continuent aujourd’hui d’être menacés de mort, pris en filature, ou victimes de de dossiers de collaboration avec Israël fabriqués de toutes pièces.
La rhétorique de « l’espion » et du « collaborateur » tantôt « prosioniste » et tantôt pro-Occident et proaméricain – la même utilisée du reste contre les éditorialistes libanais Samir Kassir et Gebran Tuéni pour paver la voie à leur assassinat en 2005 – a ainsi été exploitée à foison par les milieux du Hezbollah et d’une certaine gauche sclérosée téléguidée par Téhéran.
Lokman Slim avait ainsi reçu des menaces de mort sous la forme de tracts glorifiant les « pistolets silencieux », distribués devant son domicile. Durant la révolution d’octobre 2019, un débat sur la neutralité dans le cadre duquel il devait prendre la parole, sous la tente installée par le Civic Influence Hub à la place des Martyrs, avait été attaqué par une petite foule de manifestants de la gauche pro-Hezbollah, excitée par les habituels dispensateurs de « diplômes de collaborationnisme » au sein de l’organe du parti islamiste – un véritable appel au meurtre. La foule, qui voulait lyncher Lokman et son camarade, Makram Rabah, avait lancé des cocktails Molotov sur la tente, mais l’assaut avait été contenu par un cordon des Forces de sécurité intérieure.
Quelques jours plus tard, la tente avait été brûlée en pleine nuit. Sort partagé, du reste, par plusieurs installations de fortune des révolutionnaires ne partageant pas les options politiques du Hezbollah. Le parti chiite mettait ainsi en pratique sa politique « d’entrisme » pour phagocyter la révolution, en remplaçant les tentes des formations souverainistes par celles de groupes acquis à sa cause…
Nul n’est prophète…
Une personnalité aussi remarquable aurait vu sa profondeur et sa richesse reconnues et célébrées au plus haut niveau dans des contrées plus respectueuses de la dignité humaine et de la culture de la vie. Sa disparition, qui plus est dans des circonstances aussi affreuses, aurait sans doute provoqué un choc profond, une consternation, une colère.
Or à l’extrême opposé des prix reçus aujourd’hui un peu partout dans le monde à titre posthume via sa soeur Rasha el-Ameer et son épouse Monika Borgmann pour tout ce qu’il a accompli de son vivant, c’est d’une campagne ignoble, faite d’un déluge de calomnies, d’insultes et de sarcasme, que Lokman Slim a dû se contenter de la part d’un public acquis aux assassins, et prisonnier de la même haine aveugle et viscérale contre tout ce qu’il ne comprend pas, qui lui échappe et qui ne lui ressemble pas. Les assassins, tellement imbus de leur impunité totale, n’ont même pas hésité à signer leur forfait, comme le prouvent leurs florilèges de commentaires abjects et hargneux sur les réseaux sociaux, compilés par Nasri Messara dans une excellente étude faite pour le Centre SKeyes. Le régime, lui, a été littéralement complice du crime, en l’occultant totalement, et en assurant une couverture à l’absence de toute enquête face à cet acte terroriste.
Effectuée, il y a un an, en pleine passation de pouvoirs entre les administrations Trump et Biden, l’exécution de Lokman Slim a été voulue, au niveau symbolique, comme un message dissuasif sanglant adressé à tous les opposants du Hezbollah. À tous ceux qui continuent de croire que la place du Liban n’est pas dans le giron du wilayet el-faqih, mais dans l’espace de la modernité et des Lumières; dans le monde de la culture, des arts, du libre-échange et de la vie, pas dans l’antichambre de la mort.
À la veille des législatives, cette épée de Damoclès reste suspendue au-dessus de chaque opposant – surtout au sein de la communauté chiite – au totalitarisme de la caste mafio-milicienne dirigée par le Hezbollah. Car c’est d’abord en sa qualité de leader, de faiseur d’opinion, d’artisan et de « locomotive » du changement que Lokman Slim a été assassiné. Ce qui rend encore plus urgent l’application des résolutions internationales à même de restituer à l’État son monopole de la violence légitime.
Pour que le sacrifice de Lokman ne soit pas vain.