Dans le cadre du vingtième anniversaire de la disparition de Léopold Sédar Senghor, des hommages au promoteur de la Négritude et de ses négrologues, se multiplient en France et au Sénégal, avec, parfois, des contre-sens historiques saisissants. Petit tour d’horizon des événements cérémoniels.
Une chronique de Philppe Pichon
Le panthéisme littéraire de Senghor : l’harmonie entre l’homme et la terre.
À lui tout seul, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) est le plus saillant paradoxe que l’Afrique noire ait porté car, intellectuel révolté par la colonisation, il s’est forgé par son système, au point d’apprivoiser tous les codes de l’ordre blanc.
À l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition du député-poète blanchi sous le harnais politique, le 20 décembre prochain, plusieurs hommages lui sont rendus un peu partout en France et en Afrique noire – dont le très sérieux colloque dédié à la vie et à l’œuvre du poète, homme d’État et théoricien, organisé le 5 novembre dernier par Francophonie sans frontières, sous les ors fanés de la Sorbonne, causerie cornaquée par le très raisonnable ministère de la Culture, sous le précieux intitulé « Léopold Sédar Senghor, une pensée pour demain » soufflé par le Quai Conti, représenté pour l’occasion par la secrétaire perpétuelle des Immortels, Madame Hélène Carrère d’Encausse.
Dans tout ce barnum interministériel, Senghor aurait d’abord goûté à l’hommage de la jeunesse, ému d’entendre les élèves du Lycée international de l’Est parisien déclamer et commenter ses poèmes, et ceux du Lycée Le Corbusier d’Aubervilliers, lauréats du concours annuel d’éloquence lycéen de l’Assemblée nationale, s’écharper lors de joutes poétiques avec autrement plus d’éclat que lorsque d’autres exercent leur talent par violences urbaines et rodéos citadins.
Évidemment, aucun poète n’avait été convié – laissant à l’auditoire la liberté d’applaudir à tout rompre l’intervention de Madame Élisabeth Moreno, la très médiatique ministre déléguée en autres à la Diversité.
À la dernière rentrée littéraire, déjà, le Prix Senghor 2021, prix du premier roman francophone (et francophile), a été décerné à une jeune actrice roumaine, Annie Lulu, pour son roman La mer Noire dans les Grands Lacs (Gallimard).
À Reims, des costumes de fêtes et des tenues africaines entièrement réalisés à la main, par le styliste burkinabais Ousmane Ouedraogo et la créatrice rémoise d’objets de verre Sarah Walbaum (qui n’est jamais allée en Afrique mais qui a lu quelques poèmes), seront exposés à l’Unesco, avant de s’envoler vers Dakar pour y être présentés, rapporte Le Parisien, avant de revenir en France, pour y être vendus lors des journées internationales de la ville capitale du champagne en mars 2022.
Le 18 décembre prochain, une conférence d’hommage au ténor de la Négritude, au Musée des Civilisations noires de Dakar, sous le haut patronage de S.E.M. Mustapha Niasse, pourra être suivie en visio, pour ceux qui seraient en télétravail.
Mais, déjà, quel est le legs politique et littéraire de Senghor – avant de lui prêter des accents prophétiques post-modernes, « une pensée pour demain » ?
Senghor, quel héritage ?
En même temps que paraît l’Anthologie nègre de Cendrars, en 1921, un cri rauque jaillit, c’est celui du Guyanais René Maran (1887-1960), qui, dans Batouala, véritable roman nègre, dénonce les illusions civilisatrices de la colonisation. Né à la Martinique de parents guyanais, il fait ses Humanités en France, et se trouve par la suite affecté en Afrique dans l’administration coloniale. Ce contact avec le continent noir révèle en lui l’écrivain. Ce premier roman lui vaut le Prix Goncourt et une réputation à scandale. N’a-t-il pas l’audace de décrire les mœurs et coutumes des Africains avec sympathie, de mettre en doute le bien-fondé des prétentions préceptrices de l’ordre colonial et de s’insurger contre l’idée un peu trop généreuse que la colonisation entraîne nécessairement un progrès dans l’ordre de la civilisation ?
Batouala… se veut objectif et relève de l’esthétique naturaliste. Il décrit la vie quotidienne dans un village de l’Oubangui-Chari, sans tomber dans le péché d’exotisme. Le style fait date : Maran parle enfin de l’Afrique dans une langue authentique et qui restitue son atmosphère à la fois mystérieuse et bucolique.
La vie coloniale est devenue une véritable fabrique d’injustice. La préface de Batouala, de style polémique, invite plus particulièrement « les frères en esprit, écrivains de France » à contrôler les abus perpétrés en Afrique, au nom de valeurs qu’en réalité le colonisateur pervertit par intérêt et cupidité. Cet appel est entendu par la tradition intellectuelle et morale, en tête Gide, Leiris et Guéhenno[1]. Le fonctionnaire René Maran est immédiatement révoqué, mais l’écrivain continue de publier, avec succès, des romans[2].
Si, de lui, Senghor dira plus tard : « René Maran, le premier, a exprimé l’âme noire avec le style nègre en français », il ne convient toutefois pas de faire de Batouala, le manifeste de la Négritude. C’est au nom des valeurs occidentales, et d’abord des droits de l’homme, que l’auteur condamne la colonisation comme un phénomène de dislocation sociale, de violation morale et d’exploitation économique.
En réalité, c’est à Paris, rive gauche, en milieu étudiant, que naît le projet de défendre et illustrer les valeurs culturelles du monde nègre.
Senghor, Césaire et Damas prennent la tête de ce mouvement de « Négritude », chacun lui apportant une touche particulière selon son origine et son tempérament. Dès 1937 avec Pigments, Léon-Gontran Damas, bien que métis, revendique son appartenance à la « nation nègre » et s’en prend à la bourgeoisie des « blanchis » qui coopèrent avec les Blancs. Aimé Césaire, le révolté et le dialecticien du groupe, se fait le héraut, dans Cahier d’un retour au pays natal (1939), d’une négritude détruite par les rigueurs de l’histoire. Quant à Senghor, dans Ce que l’homme noir apporte[3], essai fondateur paru en 1939, il s’attache davantage à souligner l’apport de la culture nègre à l’humanité, que l’auteur ramasse dans une saisissante formule : « L’émotion est nègre comme la raison est hellène ».
Du petit séminaire au chef d’État
Senghor naît au Sénégal en 1906 à Joal-la-Portugaise (comme on disait alors), d’une riche famille campagnarde. Son père est un commerçant aisé. Il reçoit une éducation soignée, chrétienne, d’abord dans son pays au petit séminaire et au collège (à Dakar), puis à Paris, où il fréquente le Lycée Louis-le-Grand (en hypokhâgne et khâgne, où il rencontre Georges Pompidou) et l’École Normale Supérieure (où il se lie d’amitié avec Césaire qui débarque de la Martinique). Il est reçu à l’agrégation de grammaire en 1935. Décidés à réhabiliter les traditions africaines, ils fondent une revue, L’Étudiant noir, et enfantent la notion de « négritude ».
En 1937, Senghor est affecté au Lycée Descartes à Tours, où il dispense bénévolement un enseignement du soir, aux ouvriers. En 1939, il est mobilisé, puis fait prisonnier en Allemagne, mais des raisons médicales lui permettent d’être libérée en 1942. Il reprend son enseignement, cette fois-ci au Lycée de Saint-Maur, avant de se voir confier en 1944 une chaire à l’École nationale de la France d’outre-mer. À la Libération, Senghor fait paraître son premier recueil de poèmes, Chants d’ombre[4], qui exprime la solitude de l’homme noir dans les villes blanches, et célèbrent la « femme nue, femme noire », cependant qu’il entre parallèlement dans la vie politique : élu député du Sénégal en 1945, il sera constamment réélu par la suite, et fonde le Bloc démocratique sénégalais.
En 1960, il est élu à l’unanimité premier président de la République du Sénégal ; il sera réélu en 1963, en 1968 et en 1973, avant de démissionner en conscience de ses fonctions le 31 décembre 1979. Après avoir été le premier agrégé africain de l’Université française, Senghor devient en 1983 le premier académicien africain.
Le député-poète (l’homme publique écrivain)
Conjointement à sa carrière politique, Senghor publie aux PUF une Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache française en 1948, que Sartre préface[5], et n’a de cesse de poursuivre une œuvre littéraire de la première importance : Hosties noires (1948), où il accuse « L’Europe qui enterre le levain des Nations » ; Ethiopiques[6] (1956) ; Nocturnes (1961) ; Élégie majeures (1979) et jusqu’à ces Poèmes divers en 1990. L’on compare volontiers sa poésie (quasi entièrement parue au Seuil) à celles de Claudel et de Saint-John Perse (dont il est un lecteur attentif) pour sa tonalité et le recours au verset. Il emprunte également aux Surréalistes par l’esprit, le sens de l’image, une certaine sophistication. Mais Senghor a d’abord célébré dans ses différents recueils la grandeur de l’homme noir et dénoncé sa condition, opérant une symbiose entre l’héritage européen, créant son vers propre, aux frontières du symbolisme et de la tradition africaine orale. Les alizés africains soufflent largement dans ces textes d’atmosphère où le tam-tam Nalu bat toujours la mesure.
Et dans ses divers essais (rassemblés sous le titre Liberté I, II, III, IV, V et publiés de 1964 à 1992, également au Seuil), Senghor a tenté de définir, aux côtés de Césaire et de Damas, la culture négro-africaine, en dégageant une esthétique négro-africaine. Le fait qu’il soit le seul des trois à avoir une origine africaine lui confère un prestige particulier et contribue à amplifier son influence au sein du mouvement : les Africains respectent en lui l’homme qui n’a pas renié ses sources malgré sa réussite universitaire, sociale et politique ; les Antillais, avides d’authenticité, voient en lui un apôtre des vraies valeurs noires ; les intellectuels parisiens le considèrent comme l’un des leurs.
À la suite de ces pionniers s’engagera dans la voie de la Négritude littéraire une cohorte de jeunes Africains, Malgaches et Antillais, qui, surtout poètes, entreprennent d’élargir le premier sillon.
Cette littérature de désaliénation aurait pu s’engager, comme aujourd’hui en France, dans le racisme anti-blanc. Or, il n’en est rien : l’écrivain noir appelle son peuple à se révolter d’abord contre sa propre lâcheté et son immense naïveté, car tels ont été les deux ressorts sur lesquels le Blanc a agi pour parvenir à ses fins.
Ainsi, autour de la revue Tropiques, de Césaire, à laquelle participe Senghor, se forme une nouvelle vague d’écrivains plus politisés, mieux armés idéologiquement pour combattre le colonialisme, plus plongés dans la modernité littéraire par une fréquentation assidue des textes surréalistes.
Vers la décolonisation : l’œuvre de Présence Africaine
Mais c’est surtout la création, par Alioune Diop, de la revue Présence Africaine en 1947, qui marque un tournant décisif dans cette jeune histoire de la Négritude. D’abord Présence Africaine donne naissance à une maison d’édition qui publiera les grands textes africains contemporains.
Foyer d’accueil ouvert à tous les vents et à toutes les influences, cette revue favorise le regroupement familial littéraire et le débat d’idées. Les plus anciens, nés avant 1914 [comme Césaire, Senghor, Birago Diop, Alioune Diop, Abdoulaye Sadji, Mamadou Dia, Jacques Roumain, Jacques Rabemananjara] dialoguent avec leurs cadets nés entre 1918 et 1925 [comme Bernard Dadié, Guy Tirolien, Paul Niger, Keita Fodeba, Sékou Touré, Anta Diop, Frantz Fanon, Jacques-Stephen Alexis] auxquels, bientôt, vient s’ajouter une pléiade de jeunes talents qui ont alors à peine une vingtaine d’années [trois s’en distinguent particulièrement : David Diop, dont Coups de pilon, en 1956, rappelle le ton des poètes de la Résistance, René Depestre dénonçant toutes les formes d’exploitation du « minerai noir » et singulièrement le Camerounais Mongo Beti, décédé au tournant des années 2000].
Point de vue critique
Les thèses de Senghor sur la négritude ont soulevé de fortes polémiques, notamment parmi les intellectuels de la génération suivante. En témoigne l’essai de Stanislas Adotevi (Négritude et négrologues, J.G.E, 1972) :
« Tout dans cette théorie de la négritude est une mascarade, une cavalcade de clichés grotesques et ridicules, une chevauchée de néologismes creux à trait d’union. Regardons-là de plus près.
D’abord la négritude telle qu’on la brade repose sur des notions confuses et inexistantes dans la mesure où elle affirme de manière abstraite une fraternité abstraite des nègres. Ensuite parce que la thèse fixiste qui la soutient est non seulement antiscientifique mais procède de la fantaisie. Elle suppose une essence rigide du nègre que le temps n’atteint pas. À cette permanence s’ajoute une spécificité que ni les déterminations sociologiques ni les variations historiques ni les réalités géographiques ne confirment. Elle fait des nègres des êtres partout semblables partout et dans le temps. »
Des littératures nationales (francophones) de l’Afrique noire
Jusqu’aux indépendances, de nombreux romans d’écrivains de l’Afrique noire exploitent le thème de l’homme noir déchiré entre deux cultures[7], tandis que les textes théoriques analysent le complexe culturel du colonisé[8]. Selon ces écrivains, la décolonisation des esprits suppose un retournement radical des modes de pensée instaurés par les Blancs.
L’unité apparente du monde noir, qui a servi de base à la Négritude, qui lui a donné sa consistance et fourni sa subsistance, n’est pas remise en cause, une fois les différents États africains constitués.
Cependant, l’heure est au désenchantement et à la désillusion : le colonialisme d’hier a laissé place à des indépendances de papier, qui abritent souvent un néo-colonialisme de fait. Les écrivains entament un long réquisitoire contre les mœurs politiques -corruption, népotisme, despotisme, incurie- des dirigeants et d’un nouveau « modèle », la Françafrique[9]. La chronique que forme l’œuvre romanesque de Sembene Ousmane[10] tend au constat que la société africaine est encore incapable d’assumer son destin.
La littérature africaine contemporaine noire ne s’épuise toutefois pas dans un morose ressassement. Le roman[11], particulièrement, analyse avec lucidité les causes du malaise social en mettant en action des héros qui éprouvent les plus grandes difficultés à se situer et à vivre dans une société portée à la violence et déchirée par les contradictions.
Tout signe d’espoir n’est toutefois pas exclu : la femme africaine est entrevue comme la possible actrice du changement attendu, par la plupart des romanciers masculins, qui lui assignent une sorte de tâche de rédemption. « L’écriture féminine », qui connaît son aurore en Afrique grâce à ces « femmes des années 80 », développe et amplifie le même thème : la dénonciation de l’état de servage où vit encore la femme noire[12]. S’y ajoutent la mise en accusation de la polygamie[13] et l’inculpation de le mentalité féodale des hommes[14].
Senghor ne figure pas cette silhouette d’écorché vif de la Négritude (contrairement à Damas) : angoisse du colonisé, souffrance de l’exil, rébellion contre l’ordre blanc. Bien sûr il a participé fortement à la reconnaissance de l’identité littéraire négro-africaine. Bien sûr il a été un « grand » poète et nous laisse des recueils-jalons, dont Éthiopiques. Mais sa bouche n’a pas été la bouche des malheurs qui manquent de cri, sa voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. Senghor a poliment dénoncé les principes de l’assimilation et les effets de l’acculturation qui en dérivent, mais est-il sage d’être sage quand l’Histoire frappe à la porte ?
[1] L’appel de Maran sera entendu ; plusieurs écrivains français iront constater sur place les méfaits du colonialisme : André Gide, Voyage au Congo, 1927 et Retour du Tchad, 1928 ; Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932 ; Michel Leiris, L’Afrique fantôme, 1934.
[2] Djouma, Chien de brousse, 1927 ; Le Livre de la brousse, 1934 et Un Homme pareil aux autres, 1947.
[3] Ce que l’homme noir apporte (1939) est un essai sur les fondements et les mœurs de la société africaine, où Senghor affirme, preuves à l’appui, que la civilisation du continent noir forme un ensemble cohérent et original, propre à enrichir le patrimoine de l’humanité. De nombreux textes théoriques, politiques et sociologiques, publiés en série sous le titre de Liberté, 1964-1992) approfondissent cette première approche.
[4] La mélodie de Chants d’ombre (1945) emprunte ses rythmes et ses intonations à la poésie orale et à la musique qui l’accompagne. La nuit y est très présente, avec sa musicalité.
[5] Sartre : « La Négritude, c’est le contenu du poème, c’est le poème comme chose du monde, mystérieuse et ouverte, indéchiffrable et suggestive ; c’est le poète lui-même. »
[6] Dans ces poèmes dramatiques et lyriques où résonnent les accents d’un « tam-tam voilé », Senghor se laisse envoûter par les mythes africains « pour qu’au terme de l’incantation, la négritude, magnifiquement évoquée, surgisse » selon les mots de Sartre. Au centre du recueil se dresse le personnage légendaire de Chaka qui incarne le destin tragique de l’Afrique. Juxtaposition de noms, répétitions, allitérations, assonances et rimes intérieures évoquent le monde nègre, ses danses et ses rites : « ce qui fait la négritude, écrit Senghor, c’est moins le thème que le style, la chaleur émotionnelle qui donne la vie aux mots, qui transmue la parole en verbe ».
[7] Singulièrement : Camara Laye, L’Enfant noir, 1953 ; Bernard Dadié, Climbié, 1956.
[8] Peau noire et masques blancs, 1952, et Les Damnés de la terre, 1961, de l’Antillais Frantz Fanon ; Portrait du colonisé, 1957, du Tunisien Albert Memmi.
[9] Le Devoir de violence, de Yambo Ouologuem, 1968 ; Les Soleils des Indépendances, d’Amadou Kourouma, 1968 ; Remember Ruben, de Mongo Beti, 1974.
[10] Particulièrement de cet auteur : Le Mandat, 1966 et Xala, 1973.
[11] La Vie et demie, de Sony Labou Tansi, 1979 ; Une si longue lettre, de Mariama Bâ, 1979 ; La Carte d’identité, de Jean-Marie Adiaffi, 1980, en sont de saisissants témoignages.
[12] Awa Thiam, La Parole aux négresses, 1978.
[13] Mariama Bâ, déjà citée.
[14] Aminata Sow Fall, La Grève des battus, 1979