Pour le dixième anniversaire du printemps tunisien, des émeutes ont lieu depuis quatre jours dans l’ensemble du pays qui rappellent la situation qui a précédé en décembre 2010 et janvier 2011 la chute de la dictature de feu le président Ben Ali
Depuis vendredi soir, les heurts entre police et jeunes des quartiers populaires font tache d’huile : pneus brûlés pour barrer les rues, pillages de commerces, attaques de bâtiments publics ou d’agences bancaires, jets de pierres sur des véhicules des forces de l’ordre…
La riposte sécuritaire semble pour le moment attiser les flammes. Les manifestants sont tabassés, 632 d’entre eux ont été arrêtés selon le ministère de l’Intérieur, y compris des personnes accusées « d’incitation » aux troubles sur les réseaux sociaux, des descentes de police ont eu lieu dans des quartiers inondés de gaz lacrymogène, et l’armée a été déployée dans les gouvernorats de Sousse, Kasserine, Siliana et Bizerte. Des blindés de la Garde nationale patrouillaient lundi soir dans les rues de Hay Tadhamon, l’un des plus grands quartiers populaires de la banlieue de Tunis.
« La riposte est aussi médiatique : les troubles sont qualifiés par la plupart des commentateurs d’actes de pure délinquance et de vandalisme en raison de leurs cibles et du jeune âge des manifestants, dont la majorité sont mineurs », note l’analyste Thierry Bresillon sur le site Middle Rast Eye.
Nomadisme politique
« J’ai un message au président », clame un manifestant interrogé par un journaliste à Zahrouni. « Réveille-toi, c’est le peuple qui t’a élu, il faut vraiment que tu te réveilles, Monsieur le Président ! »
« Si le message adressé à la classe politique relève plutôt de la défiance, le président Kais Saied, dont l’élection doit beaucoup à cette partie marginalisée de la société, est interpellé lui comme un recours, mais un recours dont l’inaction et le silence suscitent l’incompréhension et commencent à prendre l’allure d’une trahison », note encore l’analyste Thierry Bresillon Malgré sa popularité persistante et son intégrité incontestée, le président tunisien, entravé par une constitution d’inspiration parlementaire, n’a pas réussi à refonder la démocratie tunisienne malgré son programme radical. Le pouvoir est à nouveau divisé entre un Président populaire et un Premier ministre soutenu par une majorité parlementaire improbable.
Absence de représentativité de la classe dirigeante, nomadisme politique, corruption générale: la vie politique tunisienne, citée en exemple ces dernières années, s’est algérianisée. A Alger en effet, les contentieux politiques se traitent à la barre des tribunaux et les procès sont instruits dans des conditions rocambolesques et partiales.
Challenger malchanceux de Kais Saied à la dernière présidentielle, Nabil Karoui s’est livré à de sombres manoeuvres pour échapper aux poursuites judiciaires. L’an dernier, le magnat des médias, propriétaire de la chaîne de télévision privée Nessma TV, avait accusé ses opposants politiques, notamment le parti islamiste Ennahda, d’avoir orchestré son emprisonnement. Aujourd’hui le parti de Karoui est désormais allié à Ennahda à l’Assemblée des représentants du peuple!
La tentation bonapartiste
La Tunisie va mal et personne ne l’ignore, même si l’aura méritée d’une transition démocratique réussie, la plus convaincante depuis le « printemps » arabe de 2011, a permis longtemps de masquer la réalité. Certes, les palabres des élites politiques à Tunis ont accouché d’une belle constitution débarrassée de toute dérive salafiste et ont fait obtenir un magnifique prix Nobel à la mythique société civile tunisienne. Hélas, le pays réel ne croit plus guère aux vertus de la démocratie du pays « légal ». Et cette transition démocratique inachevée a laissé sur le carreau depuis dix ans une jeunesse délaissée qui hésite entre émigration et djihad.
La dure vérité, la voici: un grand nombre de Tunisiens rêvent à un retour vers un régime fort, où règnerait un nouveau Ben Ali converti à la liberté d’expression, un acquis irréversible, espère-t-on, de la révolution de 2011. La dévaluation féroce du dinar au fil des mois et une terrible inflation ont paupérisé la légendaire classe moyenne tunisienne. Une illustration parmi d’autres, la retraite d’une colonel major de l’armée -soit le haut du panier) atteint 1600 dinars- soit 530 euros…
Cette crise économique qui se double d’une accélération de l’épidémie du Covid qui n’est pas régulée par des autorités déficientes. La Tunisie a vu fondre les revenus touristiques et fuir les entreprises qui s’étaient délocalisées en Tunisie, notamment les 1400 sociétés françaises installées depuis le début des années 2000. En janvier 2018, des milliers de tunisiens devenus pauvres étaient descendus dans la rue, sans aucune conséquence sur une classe dirigeante, islamistes compris, totalement hors sol.
La Tunisie des oubliés
La Tunisie de l’intérieur, désormais majoritaire, est prête, à repartir pour de nouvelles jacqueries, soutenues par des forces sociales dominates.. L’UGTT, la grande centrale syndicale qui depuis l’Indépendance a réussi à maintenir sa cohésion et à rassembler une large partie de la société tunisienne, dénonce la responsabilité des gouvernements successifs depuis 2011 dans la dégradation de la situation sociale, dans l’aggravation de la corruption. Le syndicat considère que « se contenter de solutions répressives et pousser les institutions sécuritaire et militaire à la confrontation avec la population sont inefficaces et incapables de solutionner les problèmes de centaines de milliers de jeunes marginalisés ».
Cette Tunisie des oubliés qui se dresse contre le pouvoir n’est pas dénuée de réflexes politiques. « La simultanéité des troubles à l’échelle nationale, la similarité des cibles montrent qu’en dépit de l’absence de cadre organisé, toute une partie de la population partage la même expérience, les mêmes antagonismes, la même manière de se représenter les figures du juste et de l’injuste », note encore Thierry Bresiollon.
Souci supplémentaire, beaucoup de mauvaises fées se penchent aujourd’hui sur le berceau tunisien, dont certains avec de mauvaises pensés. Les généraux algériens craignent une contagion des émeutes et suivent de près la situation tunisienne. Les monarchies pétrolières, notamment les Émiratis, encouragent une partie de la classe dirigeante à marquer une pause dans le processus démocratique à l’oeuvre depuis 2011. La diplomatie française qui en gros a soutenu les gouvernements en place, y compris les islamistes en 2012 et 2013, semble très en retrait, malgré les relations traditionnellement fortes entre les deux pays.
Triste tableau qui voir s’effondrer la dernière expérience démocratique née du printemps arabe de 2011.