Un article de Moncef Djaziri, professeur de sciences politiques à Lausanne, qui a été publié auparavant par le site « The conversation ».
Depuis la nomination de Ghassan Salamé, le 20 juin 2017, à la tête de la Mission des Nations unies en Libye (UNSMIL), la situation est pratiquement au point mort. En dépit des efforts déployés Ghassan Salamé qui n’était pas le premier choix du Secrétaire général Antonio Gutteres, très peu de progrès ont été accomplis. L’engagement et l’implication dans la crise libyenne du représentant de l’ONU ne lui ont permis d’obtenir que très peu de résultats.
Un an après, il est utile de faire le bilan de la situation politique en Libye, et en particulier d’examiner la contribution de Ghassan Salamé qui a œuvré à différents niveaux afin de faire évoluer la crise et d’améliorer la situation. En acceptant le poste, il avait conscience qu’il s’agissait d’une « mission quasi-impossible », comme il l’avait déclaré.
Les incertitudes du plan Salamé
Lors de son intervention devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 26 septembre 2017, Ghassan Salamé avait indiqué que les Libyens en « avaient assez » avec la transition et qu’ils souhaitaient retrouver une gouvernance stable, solide et un niveau de vie décent. Il estimait aussi qu’il fallait réunifier les institutions et redonner à la Libye un État solide en mesure de relever les défis, en particulier la lutte contre le terrorisme.
Pour se faire, il avait proposé son Plan d’action, appelé également « Feuille de route ». La première étape consistait à amender l’Accord de Skhirat de 2015 qui demeure à ce jour pour l’ONU le seul cadre de règlement de la crise. La deuxième étape du Plan, c’est l’organisation d’une conférence de réconciliation à laquelle devraient être conviées toutes les parties, y compris les Kadhafistes. Troisième étape, enfin : l’achèvement du processus constitutionnel et l’organisation d’un référendum, puis des élections parlementaires et présidentielles qui, selon le Plan Salamé, devraient intervenir autour de septembre 2018.
Par ses déclarations et ses versions contradictoires de son Plan, Ghassan Salamé a semé la confusion dans l’esprit des décideurs et dans celui de l’opinion publique libyenne, à la fois sur ses priorités et sur les objectifs à atteindre. Faut-il modifier l’accord politique de 2015, puis faire adopter une nouvelle Constitution avant d’organiser des élections ou, au contraire, convoquer une Conférence nationale de réconciliation, préalablement aux élections et à quelles conditions celles-ci doivent-elles avoir lieu ? Sur ce point, la position de Salamé a beaucoup varié.
L’agenda du sommet de Paris irréalisable
D’un point de vue strictement humain, en réunissant les différentes parties libyennes au conflit, la rencontre de Paris du 29 mai 2018 ne pouvait être que positive : en effet, qui y a -t-il de mieux que de réunir ce qui est épars ? Cependant, s’agissant de la dimension purement politique, le sommet de Paris, auquel Salamé a participé à sa préparation, pourra difficilement contribuer à une sortie de crise, et ceci pour trois raisons principales.
- Le Maréchal Khalifa Haftar, commandant en chef de l’armée nationale libyenne, tout comme le premier ministre Fayez el-Sarrajainsi que le président de la Chambre des représentants à Tobrouk Aguila Salah et le président du Haut conseil d’Etat Khaled al-Meshri, ont refusé de signer la Déclaration finale, prétextant qu’il fallait se référer aux Assemblées avant de signer les accords.
- L’agenda dans la Déclaration de Paris stipule l’organisation d’élections présidentielles et parlementaires pour la fin 2018 alors qu’elles sont irréalisables dans les délais fixés. En effet, il est impossible d’organiser des élections dignes de ce nom dans un laps de temps de quelques mois. D’ailleurs, il y a quelque chose de méprisant que de demander aux Libyens d’organiser des compétitions électorales dans ces conditions. Viendrait-il à l’esprit de quelqu’un de rationnel de demander à la France ou aux États-Unis d’organiser dans leurs pays respectifs des élections dans des délais aussi courts ? Pourquoi donc demander aux Libyens de réaliser un travail qui est la négation même de la logique démocratique ?
- Enfin, il y a une grande incertitude sur ce que doivent être les « bases constitutionnelles » de ces élections. En effet, un des points de la Déclaration de Paris stipule la nécessité d’élaborer, pour le 16 septembre 2018, les bases constitutionnelles afin que des élections puissent avoir lieu le 10 décembre 2018. Néanmoins, la déclaration ne dit pas ce que sont ces « bases constitutionnelles ». S’agit-il de la nouvelle Constitution qui devrait être approuvée préalablement aux élections par référendum ou de la proclamation constitutionnelle de 2011, voire même de la Constitution de 1951 ? La question des milices est également un point très important. Pour que ces élections soient tenues dans des conditions suffisantes de sécurité, il faut une démilitarisation des différentes milices. Curieusement, la Déclaration de Paris ne mentionne pas le point des milices et cela est surprenant.
Pour toutes ces raisons, la réunion de Paris ne permettra pas de sortir de la crise. Et si les élections devaient, malgré tout, avoir lieu dans ces conditions, il est à craindre qu’elles n’aggravent la crise. Plus globalement, il y a une erreur de méthode, adoptée par l’ONU pour sortir la Libye de la crise. Cette méthode repose sur le postulat implicite qu’il suffit d’organiser des élections pour que tous les problèmes soient résolus. C’est une erreur car la réussite des élections requiert des conditions préalables, en particulier une pacification du pays.
Repousser les élections à 2020
Préalablement aux élections, il faut d’abord une Constitution qui fixe la nature du régime, l’organisation des pouvoirs et la délimitation des compétences de ceux qui seront élus. Il faut aussi une loi électorale qui détermine la représentation des forces politiques, Il faut également une loi de réconciliation nationale qui permet, entre autres, aux Kadhafistes de recouvrer leurs droits politiques. Une démilitarisation des milices est indispensable ainsi que la création d’une système sécuritaire unifié et une armée nationale dont le noyau se trouve à l’Est du pays.
Il faut aussi unifier la Banque centrale libyenne, ce qui n’est pas le cas actuellement. Il est indispensable surtout de sécuriser les ressources énergétiques du pays menacées entre autre par les milices islamistes. La dernière attaque du 14 juin 2018 contre le Croissant menée par Ibrahim Jadhran, soutenu par les extrémistes islamistes et des pays étrangers, montre la fragilité de la situation.
Pour toutes ces raisons, l’échéance de la fin de l’année 2018 ne sera pas tenue. Ghassan Salamé le pense profondément mais doit exécuter les décisions onusiennes.
Toute sortie de crise implique de satisfaire aux besoins immédiats des Libyens : restaurer la sécurité des personnes et des biens, démilitariser les milices, réduire les flux migratoires, reconstruire les institutions étatiques, relancer l’activité économique et retrouver un certain bien-être social. Pour cela, il convient d’abandonner l’accord politique de 2015 (Ghassan Salamé semble lui-même y croire de moins en moins), de geler les institutions qui en sont issues et de repousser les élections à 2020.
Un scénario alternatif de sortie de crise : un triumvirat de deux ans
En Libye, il faut repartir sur de nouvelles bases : une nouvelle période de transition de deux ans s’impose pour préparer sérieusement les élections. Elle permettra de disposer du temps pour démilitariser les milices, achever l’unification de l’armée, unifier les institutions, sécuriser les ressources énergétiques, relancer l’économie et achever le processus constitutionnel en vue des élections.
Cette période devra être gérée par un exécutif provisoire, constitué d’une présidence collégiale de trois représentants des trois régions historiques que sont la Cyrénaïque, la Tripolitaine et du Fezzan. Cet exécutif sera chargé de constituer un gouvernement de technocrates. Il s’appuiera sur une structure consultative de relais, constituée de deux assemblées. L’une, réunissant les leaders des tribus, l’autre des représentants de la société civile et des partis politiques (lire notre article « Libye : propositions pour sortir de la crise », in Politique internationale, n° 159, printemps 2018, pp. 313-327).
Le triumvirat et le gouvernement de technocrates seront chargés de réunifier les institutions de l’État (armée, police, banque centrale, etc.), de désarmer les milices, d’assurer le retour dans leurs foyers des réfugiés intérieurs et extérieurs, de sécuriser les frontières et les ressources pétrolières, de faire repartir l’économie, de rédiger une Constitution, de poser les fondements d’un État de droit et organiser un référendum constitutionnel.
L’exécutif provisoire devra s’appuyer sur deux assemblées consultatives : au sein de la première siégeront les représentants des tribus les plus influentes ; tandis que la seconde rassemblera des membres des partis politiques et des organisations socio-professionnelles, des personnalités issues de la société civile et des Kadhafistes. Ces deux assemblées devront formuler des conseils et adresser des recommandations au gouvernement. Elles serviront de relais et de structure de médiation entre l’exécutif et la société libyenne, de telle sorte que les décisions prises soient légitimées et ainsi plus facilement appliquées.
Cet exécutif devra enfin obtenir l’agrément de la communauté internationale avec laquelle il conclura un contrat de gouvernance gagnant-gagnant (win-win), assorti d’un agenda et d’objectifs précis. En échange, le gel des fonds souverains libyens sera partiellement et graduellement levé afin de permettre à l’exécutif provisoire d’accomplir sa tâche. Il faudra aussi envisager une levée progressive et contrôlée de l’embargo sur les armes imposé à la Libye en vertu de la résolution 1973 (2011), mais régulièrement contourné par divers États qui organisent des transferts illégaux d’armes et de matériels de guerre. Sous l’égide des Nations unies, un observatoire international devra être mis en place (ce pourrait être le panel d’experts rattaché au Comité des sanctions de l’ONU), dont la mission sera d’assurer le suivi et d’accompagner l’exécutif dans la nouvelle phase de transition.
Ghassan Salamé est-il encore l’homme de la situation ?
De plus en plus critiqué et mis en cause par l’association libyenne démocratie et droits de l’homme pour sa défense des intérêts des Emirats Arabes Unies en Libye, Ghassan Salamé est aujourd’hui fragilisé et démoralisé. Il a de plus en plus de difficultés à concrétiser son Plan d’action. Non seulement il a échoué en octobre 2017 dans sa tentative d’amender l’Accord politique de 2015, mais son discours est de moins en moins audible en raison de ses contradictions et revirements.
Tiraillé entre sa vision des étapes à franchir pour le sauvetage de la Libye et l’agenda international et onusien qui impose les élections comme première urgence, Salamé semble être pris entre deux impératifs contradictoires : devoir préparer les élections selon les décisions de l’ONU, tout en étant lui-même convaincu que la Libye n’y est pas encore prête et que les conditions requises pour les élections ne sont pas remplies. Le 4 décembre 2017, il avait déclaré que « ceux qui le connaissent » savent qu’il n’est « pas obsédé par les élections » et qu’il s’était opposé à l’organisation des élections en Irak en raison du manque de sécurité. »
Depuis sa nomination, Salamé s’est impliqué dans la gestion de la crise comme aucun autre représentant avant lui ne l’a fait. Malgré ses efforts en faveur du dialogue entre les parties en conflit, le statu quo continue à régner en Libye. Le bilan de sa première année à la tête de l’UNSMIL est donc globalement négatif. Non seulement il n’a pas réussi à faire amender l’Accord de 2015, mais il n’a pu ni éviter la guerre à Derna ni faire en sorte que les réfugiés de Tawergha regagnent leurs foyers. Il garde le silence concernant la dernière attaque contre les puits pétroliers. Il aurait aimé faire avancer le dossier du sud de la Libye qui constitue un gros défi en raison de la présence de Daech.
Son capital de sympathie et son crédit du départ auprès des Libyens font place maintenant à un début de déception et à des critiques. Dans ces conditions, il n’est pas exclu que le sixième représentant de l’ONU en Libye jette l’éponge devant le casse-tête libyen. D’ailleurs, une discussion approfondie de sa mission par le le Conseil de sécurité de l’ONU aura lieu très prochainement.
Dans tous les cas, ni l’Accord politique de 2015 ni le plan d’action de 2017 ne permettront une sortie de crise. Les efforts louables des uns des autres, en particulier du Président Macron, ne changeront rien et ne permettront pas à la Libye de sortir de la crise dans laquelle l’intervention internationale de 2011 l’a plongée.
Il n’est ni réaliste ni responsable de vouloir à tout prix organiser des élections à la va-vite car cela risque d’aggraver la crise et contribuer au désenchantement à l’égard de la démocratie. Quand bien même une partie des Libyens y sont favorables, l’échec prévisible des élections et la faible participation escomptée marqueraient pour longtemps le long et laborieux processus de construction démocratique.
Un article de Moncef Djaziri, professeur de sciences politiques à Lausanne, qui a été publié auparavant par le site « The conversation ».