
Kaïs Saïed joue sa crédibilité sur le procès qui doit s’ouvrir le 4 mars contre quarantaine d’accusés d’un complot contre la sûreté de l’État. Or, l’accusation repose sur des éléments des témoignages discutables et des interprétations biaisées. Décryptage du rapport d’instruction.
Selim Jaziri

Mardi doit débuter à Tunis le procès des 40 prévenus, dont douze sont actuellement détenus (dont quatre déjà condamnés dans d’autres affaires), accusés d’avoir fomenté, selon les termes du rapport d’instruction, « un complot contre l’État tunisien et le régime actuel en le faisant chuter par la force avec l’aide d’États étrangers ». Aux dernières nouvelles, le procès doit se dérouler en l’absence des prévenus « pour des raisons de sécurité », selon une procédure mise en place pendant le confinement sanitaire en 2020.
L’affaire qui occupe la vie politique tunisienne depuis deux ans et a muselé tout possibilité d’opposition, démarre à l’aube du 11 février 2023 avec l’arrestation à son domicile de Khayam Turki. Ephémère ministre des Finances fin 2011, il avait ensuite essayé d’inspirer une orientation sociale à l’action gouvernementale à travers son think tank, Al Joussour, mais surtout il tentait de reprendre un rôle politique en essayant de réunir les forces d’opposition qui jugent illégitime l’accaparement de tous les pouvoirs par Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, et de toute la construction institutionnelle qui en a découlé.
Le même jour, Kamel Eltaïef et Abdelhamid Jelassi étaient également arrêtés. Le premier est un homme d’affaires à la réputation sulfureuse, puisqu’il avait profité de sa proximité avec l’ancien président Ben Ali pour faire prospérer ses affaires, avant de tomber en disgrâce en 1992. Homme de réseaux et d’influence, son ombre a plané sur la période de la transition démocratique, sans qu’aucune des manigances qu’on lui prête n’ait jamais pu être prouvée.
Quant à Abdelhamid Jelassi, ancien vice-président du parti Ennahdha jusqu’en 2015, il s’en était éloigné avant de démissionner en janvier 2020, en désaccord avec l’exercice trop personnel du pouvoir par Rached Ghannouchi au sein de mouvement. En retrait et relativement isolé depuis plusieurs années, il commentait l’actualité politique dans ses publications.
Le 13 février, ont été arrêtés à leur tour Noureddine Boutar, directeur de la radio Mosaïque FM, et Lazhar Akremi. Ce dernier, ancien ministre de la réforme au Ministère de l’Intérieur en 2011, a été l’un des fondateurs du parti de Béji Caïd Essebsi, Nidaa Tounes, en 2012. Une partie de son parcours est entouré de mystère puisqu’il a fréquenté les rangs du Fatah-Conseil révolutionnaire d’Abou Nidhal, à Damas, dans les années 1980.
L’accusation précède l’enquête
Le sort de ce groupe pour le moins hétéroclite est scellé par le Chef de l’État lui-même, dès le 13 février, lors d’une visite nocturne aux cadres du Ministère de l’Intérieur : « Les gens qui ont été arrêtés sont des terroristes […] les accusations contre eux concernent un complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ». « Ils visent la chute de l’État, c’est ça, leur objectif. […] A-t-on jamais vu un pays dans le monde ou dans l’histoire accepter qu’on appelle à l’assassinat du Président de la République tout en étant sous la protection de la police ? » « L’histoire a prouvé qu’ils étaient des criminels bien avant que les tribunaux ne le fassent », conclut-il. La messe était dite.
Complot contre la sûreté de l’État, terrorisme, projet d’assassinat, des accusations gravissimes, or, au moment où elles sont lancées, le dossier ne comporte que trois pages. Tout d’abord une lettre adressée par le directeur de la police judiciaire, Hakim Hammami, fraichement nommé, hors de toute voie hiérarchique, le 10 février à la Ministre de la Justice, Leïla Jaffel, au contenu laconique : « Une information nous est parvenue qu’un certain nombre de personnes sont en train de comploter contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État ». Aucune source, aucun élément d’enquête ne viennent étayer ce soupçon.
Puis la note par laquelle la Ministre transmet cette note au Parquet « pour vous en saisir et faire les instructions nécessaires », et demande « l’ouverture d’une instruction judiciaire au sein de l’administration des affaires criminelles ». La mention « spécialisation terroriste » — et non plus « criminelle » – a été ajoutée ensuite, à la main, probablement après les déclarations du Chef de l’État.
Depuis, Hakim Hammami a été destitué en juillet 2024 après avoir été mis en cause par une enquête des services de renseignements militaires pour avoir, avec un proche conseiller de la Ministre de la Justice, Makram Jelassi, facilité la fuite d’un homme d’affaires condamné en février 2021, pour détention illégale de devises probablement liée à des trafics.

Deux semaines plus tard, d’autres personnalités ont rejoint les premiers détenus : Issam Chebbi, un homme politique plutôt discret, impliqué dans le Front de Salut national formé pour contester le régime de Kaïs Saïed, Chaima Aïssa, militante féministe, puis Ghazi Chaouachi, membre du parti le Courant démocratique et ministre des Domaines de l’État dans le gouvernement d’Elyes Fakhfakh (janvier—juillet 2020), Ridha Behaj, membre de Nidaa Tounes, et Jawher Ben Mbarek, personnalité indépendante qui après avoir fait campagne pour l’élection de Kaïs Saïed et contribué à la désignation d’Elyes Fakhfakh à la tête du gouvernement, est devenu l’une des voix les plus radicales du Front de salut national contre le Chef de l’État.
Au fil des mois, la liste des membres du « complot » s’est élargie jusqu’à 52 personnes, de tous horizons, politiques, journalistes, militants, consultants… Finalement, douze ont été mis hors de cause en mai 2024 et quarante devront donc répondre de l’accusation de complot contre la sûreté de l’État. Entre temps, Noureddine Boutar, Lazhar Akremi et Chaïma Aïssa ont été libérés, mais restent mis en cause.
Un groupe « terroriste » et un groupe « complotiste »

En quoi consiste ce « complot » selon les conclusions de l’instruction ? Il serait le projet de deux groupes distincts mais coordonnés. Le premier, qualifié de « groupe terroriste », serait dirigé par Kamel Eltaïef dont le rapport commence par mentionner le rôle qu’il aurait joué durant la transition pour « infiltrer l’appareil d’État et contrôler ses articulations ». Dans le but de renverser Kaïs Saïed, il aurait organisé des réunions à l’Ambassade de Belgique, à l’insu de l’Ambassadeur Nabil Ammar (futur ministre des Affaires étrangères de Kaïs Saïed, de février 2023 à août 2024) et aurait établi des liens avec un trafiquant d’armes entre la Libye et le Mali, Rafik Chaabouni, « recherché en Belgique et en Europe », chargé de rassembler des armes en vue d’un coup d’État.
Un homme d’affaires, Ali Halioui, condamné auparavant pour fausses factures et dans une affaire de fausse monnaie, « en tant qu’expert en contrebande » et disposant de « relations parmi des hauts cadres sécuritaires aux frontières » aurait été chargé « de faire entrer ces armes en Tunisie ». Il aurait eu également pour mission de « financer la campagne médiatique contre le président » et de coordonner « cadres sécuritaires et militaires, hommes d’affaires et personnes influentes sur les réseaux sociaux dans les médias » pour dresser l’opinion contre Kaïs Saïed.
Noureddine Bhriri, un des cadres historiques d’Ennahdha, ministre de la Justice entre 2011 et 2014, aurait été chargé, lui, de mobiliser « des cellules dormantes s’il fallait utiliser la violence pour exécuter le plan putschiste ».
Le groupe de Kamel Eltaïef aurait également une aile médiatique, composée de Noureddine Boutar (Radio Mosaïque), de Mohamed Abderraouf Ben Khalfallah, directeur du quotidien public arabophone Assabah avant la révolution, qui à travers son journal Akher Khabar, publiait des fuites de source sécuritaire, et de Karim Guellaty, un franco-tunisien chargé d’orienter la ligne éditoriale de blogueurs. Karim Guellaty aurait mis Kamel Eltaïef en relation avec Bernard Henry Levy, généreusement qualifié de « parrain des coups d’État dans le monde » que l’homme d’affaires aurait rencontré au Luxembourg.
Le second groupe, le « groupe complotiste », dirigé par Khayam Turki, a une vocation plus politique. En réalité l’essentiel de son action était, sinon publique, du moins assumé. Il s’agissait de réunions dont le but était de surmonter les désaccords entre forces politiques d’opposition, afin de les coaliser pour « mettre fin à la parenthèse Kaïs Saïed » et d’organiser une conférence nationale dans la perspective d’un retour à la voie démocratique.
Un travail plus discret consistait à approcher les diplomates en poste à Tunis (dont les ambassadeurs de France, d’Allemagne, d’Espagne ou d’Italie, et le chef de la délégation européenne), ou des parlementaires européens afin d’obtenir des prises de position officielles pour dénoncer le régime, voire des sanctions financières à son encontre.
L’exposé fastidieux de toutes ces activités veut suggérer un plan concerté. Il additionne en réalité un ensemble disparates de rencontres, de commentaires privés, de spéculations sur les intentions de tel ou tel acteur ou sur les effets d’une crise sociale, d’échanges d’articles ou de documents, le tout relu à lumière rétrospective d’une intention putschiste. Ce tableau donne surtout à voir un groupe restreint de militants plutôt isolés et désemparés, qui tentent de mobiliser les contacts diplomatiques tissés durant la période de transition où ces relations étaient monnaie courante, dans l’espoir d’obtenir des appuis extérieurs et d’amplifier leur influence.
Les contacts répétés de Khayam Turki avec la conseillère politique de l’ambassade des États Unis, Heather Kalmbach, et les rencontres qu’il organisait chez lui, en avril 2022, entre elle et les différentes composantes de l’opposition, constituent l’élément le plus compromettant, aux yeux de l’accusation qui y voit la preuve d’une projet coordonné avec les États-Unis pour renverser Kaïs Saïed. L’un des messages de Heather Kalmbach a particulièrement retenu l’attention des enquêteurs, il y est fait allusion à la présence de « two officers » lors de l’une de ces remontres d’avril 2022, traduit par « deux officiers » dans le rapport d’instruction. Or, insiste Dalila Mbarek Msadek avocate et sœur de Jawher Ben Mbarek, il s’agissait d’un « faux ami », « two officers » signifiant en l’occurence « deux agents », une traductrice et sa secrétaire.
Des preuves fragiles

La coordination entre le groupe « terroriste » et le groupe « complotiste » aurait été assurée entre autres par Lazhar Akremi, Ridha Belhaj et Kamel Jendoubi, militant des droits de l’homme résidant en France. Il s’agit d’un lien essentiel pour articuler le travail d’opposition politique à une tentative putchiste et accréditer la théorie du complot.
L’essentiel des accusations relatives au premier groupe et ses liens avec le second, sont tirés de deux témoignages, obtenus les 16 et 18 février, soit après les premières arrestations, signées de XX et XXX. Les éléments concernant les activités du groupe politique, elles sont tirées de l’analyse du contenu des téléphones et des ordinateurs des suspects.
Une rumeur insistante à Tunis croit deviner Chafik Jarraya derrière XX. Homme d’affaires rival de Kamel Eltaïef, intimement lié à la famille de l’épouse de Ben Ali, Leïla Trabelsi, avant la révolution. Il était parvenu à se recycler pendant la transition démocratique avant son arrestation en mai 2017 sous l’impulsion du Chef de gouvernement d’alors, Youssef Chahed, parce qu’il soutenait son rival pour le contrôle de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, le propre fils de Béji Caïd Essebsi. Rien ne permet de prouver cette affirmation qui reste donc de l’ordre la rumeur. Toujours derrière les barreaux où il purge une peine de 95 ans de prison, il serait donc au courant des contacts entre Kamel Eltaïef et divers protagonistes de l’affaire.
Quant à XXX, son témoignage est encore plus acrobatique : un ami résidant en Belgique lui aurait fait part d’une « rumeur répandue au sein de la communauté tunisienne en Europe, notamment en France et en Belgique, selon laquelle il y aurait un complot visant à renverser le régime actuel en Tunisie et à destituer le Président de la République », impliquant des diplomates et des sécuritaires et que selon une amie que amie qui habite en Angleterre, une partie des réunions se tiennent à l’Ambassade de Tunisie à Bruxelles.
Aucun rapport préalable des services de renseignement sur l’existence d’un complot, aucune enquête de police pour recouper les affirmations des témoins XX et XXX ne viennent étayer ces accusations, établir les preuves formelles d’un lien entre les deux groupes. Toute la thèse d’un complot articulant la prétendue préparation d’un coup de force et le travail politique des militants repose donc sur le rapprochement non prouvé de ces témoignages pour le moins discutables et de la lecture orientée des échanges et des rencontres du groupe politique.
Le « sioniste » de service

Cerise sur le gâteau, la présence de Bernard Henry Levy dans cette affaire semble là uniquement pour relever la saveur complotiste de cette cuisine. Or, dans un premier organigramme visualisant les liens entre les différents les protagonistes du « complot », figurait à sa place une autre personnalité juive, Pierre Besnainou, président du congrès juif européen, membre du centre Pérès pour la paix et décoré par Jacques Chirac. Un « gros poisson » qu’il valait mieux remplacer par Bernard Henry Levy dans le rôle du sioniste nécessaire à toute théorie du complot qui se respecte.
Entre temps, le juge d’instruction Samir Zouabi qui a établi ce rapport, a quitté le pays pour une travail dans le secteur privé au Qatar. Il est actuellement lui aussi recherché pour « complot contre la sûreté de l’État ».
Le narratif de Kaïs Saïed en jeu

L’affaire prêterait à rire si vingt-et-un des quarante prévenus, accusés entre autres inculpations d’avoir voulu « changer la forme du gouvernement [et] d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien » selon l’article 72 du Code pénal, ne risquaient la peine de mort (pour laquelle la Tunisie observe encore un moratoire).
Tout le narratif qui sous-tend l’action politique de Kaïs Saïed, quasiment depuis son élection, repose sur l’existence de forces hostiles au pays qui après avoir confisqué la révolution à leur profit, chercheraient à faire échouer l’œuvre rédemptrice du Chef de l’État et à le chasser du pouvoir. Dans la mesure où il doit démontrer la consistance du danger qui menacerait l’État, l’enjeu du procès dépasse le sort individuel des accusés. Kaïs Saïed et son régime jouent leur crédibilité, au moins usage interne, et ne peuvent s’offrir le luxe d’un désaveu. Il n’est pas certain en revanche que sa légitimité internationale en sorte grandie.
Bernard Henri Lévy accusé dans le procès stalinien qui se tient en Tunisie