Jean-Marie Le Pen et l’Afrique, les dessous d’une relation complexe

© Philippe Huynh-Minh/Maxppp - Paris - France - 16/06/2011 : Jean-Marie Le Pen lors du premier colloque du club Idees Nation (think tank du Front National) sur le theme de la republique face aux zones de non-droit, organise par LouisAliot le 16 juin 2011 a l Espace Moncassin, dans le XVe arrondissement de Paris.

Dans cette tribune, Eric Topona Mocnga, journaliste tchadien à la radio allemande Deutsche Welle, analyse les relations souvent troubles entre l’Afrique et Jean-Marie Le Pen, fondateur du parti d’extrême droite française Front national (devenu Rassemblement national) décédé le 7 janvier 2025. Pour M. Topona Mocnga, Le Pen semble avoir fait sienne cette devise du philosophe allemand Friedrich Wilhelm Nietzsche : « Il faut entrer dans la vie par un duel ». 

Tout mène à penser, lorsque l’on porte sur son parcours tumultueux un regard rétrospectif, que Jean-Marie Le Pen ne se sentait véritablement homme que dans le combat. L’Afrique aura été, tout au long de sa carrière politique, son fonds de commerce politique le plus lucratif et l’immigration africaine en France, la matrice fédératrice de ses discours et de ses prises de position dans le débat public français. Comment comprendre cette obsession de Jean-Marie Le Pen et sa stigmatisation constante d’une immigration africaine responsable de graves périls pour la société française, souvent bien plus fantasmés que réels ?

Engagé dans les guerres coloniales

Il faut d’abord remonter à sa trajectoire politique et son engagement dans les guerres d’Algérie (1954 à 1962) et d’Indochine (1946-1954) pour défendre une certaine idée de la grandeur de la France. Jean-Marie Le Pen est de ces nostalgiques d’un « empire qui ne veut pas mourir » et dont il n’a eu de cesse de vouloir restaurer la grandeur perdue. Ce n’est pas seulement par des postures tribunitiennes, mais aussi les armes à la main qu’il s’engage pour combattre aux côtés de « patriotes » pour préserver l’hégémonie coloniale de la France. Proche de l’Organisation armée secrète (OAS), qui lutta pour l’Algérie française et dont les faits d’armes en termes de barbouzeries sont connus, il s’opposera au retour au pouvoir du général de Gaulle en 1962 et il lui fera le reproche éternel d’avoir capitulé face aux nationalistes algériens.

De retour en France, le combat politique de Jean-Marie Le Pen ne s’illustre pas, au départ, sur des questions relatives à l’immigration. Son engagement politique se focalise prioritairement sur l’avenir de la France dans une construction européenne dans laquelle il redoute de voir disparaître le prestige de son pays. En revanche, c’est lorsque Valéry Giscard d’Estaing accède à la magistrature suprême, en 1974, et favorise une immigration de travail en France que Jean-Marie Le Pen fait des thématiques autour de l’immigration d’Afrique subsaharienne et du Maghreb les pierres angulaires de son combat politique. Il a notamment en ligne de mire les politiques de regroupement familial, qu’il juge périlleuses à moyen ou long terme pour la préservation de « l’identité française ». Le Front national (FN) qu’il crée en 1972 s’appropriera cette thématique dans l’espace politique, tant et si bien qu’une partie de l’électorat français, qui n’en fait pas une préoccupation dans les années 1970, commence en revanche à lui prêter une oreille attentive au milieu des années 1980, jusqu’au séisme de l’élection présidentielle de 2002 qui verra le candidat socialiste Lionel Jospin éliminé dès le premier tour.

Un long casier judiciaire

En Afrique, la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en France, donc l’éventualité de le retrouver aux portes du pouvoir suprême, a produit l’effet d’un « coup de tonnerre », pour reprendre les termes de Lionel Jospin, le soir même de ce basculement historique dans la vie politique française. De nombreux Africains en étaient à redouter de se voir expulser vers l’Afrique. La question que l’on peut se poser a posteriori est celle de savoir si l’Afrique avait raison de redouter une accession du « Menhir » – J.-M. Le Pen était surnommé ainsi en référence à ses origines bretonnes – à la magistrature suprême. Répondre à cette interrogation somme toute légitime revient à revisiter les postures ambiguës de Jean-Marie Le Pen dans ses relations avec l’Afrique.

Aucun homme politique français n’a été autant condamné pour incitation à la haine raciale, apologie de la violence raciale, négationnisme, apologie de crimes comme l’humanité. Il est celui-là qui, lors d’un discours prononcé à l’université d’été du Front national à La Grande-Motte, déclare sans fioritures : « Je crois à l’inégalité des races, oui, bien sûr. Toute l’histoire le démontre, elles n’ont pas toutes la même capacité ni le même niveau d’évolution historique. » C’est dire que le racisme anti-Maghrébins ou anti-Noirs de Jean-Marie Le Pen n’était pas seulement une posture politique de circonstance, c’était aussi une conviction idéologique qui n’a d’ailleurs pas disparu dans la société française et demeure solidement enracinée dans certaines de ses strates.

Au fur et à mesure que la lepénisation des esprits progressera en France au sujet de l’immigration africaine, il se trouvera des intellectuels, et non des moindres, bien avant l’apparition sur la scène politique d’un Zemmour, pour conforter ces discours racistes. L’un des plus emblématiques de cette nouvelle vague est Renaud Camus. Il est d’autant plus audible qu’il fut un militant de gauche. Son ouvrage, Le Grand Remplacement, est devenu le livre de chevet de cette extrême droite xénophobe et l’auteur n’y va pas par quatre chemins : « La colonisation européenne de l’Afrique était militaire, politique, administrative, économique, culturelle. La colonisation africaine de l’Europe est démographique, ce qui est autrement plus grave et risque de se révéler irréversible. »

Son fonds de commerce, l’immigration africaine

Mais la « normalisation » du discours prétendument patriote de Jean-Marie Le Pen et du Front national a également bénéficié de la complaisance à son endroit de personnalités africaines de premier plan, voire d’une certaine opinion publique africaine qui croit ainsi faire un pied de nez à la France officielle. Le leader frontiste a été reçu avec égards sous les ors de nombreux palais présidentiels et se serait vu remettre de substantielles enveloppes, si l’on en croit le très médiatique avocat Robert Bourgi. Dans le monde de la culture où le Front national fut longtemps banni, l’humoriste franco-camerounais Dieudonné Mbala Mbala, qui fut pourtant son adversaire politique juré, se rapprochera non seulement du « Menhir », mais fera également de lui le parrain de baptême de sa fille.

Ces faits d’histoire prouvent à suffisance que, si Jean-Marie Le Pen, sur la scène politique intérieure française, a instrumentalisé le discours sur l’immigration africaine comme une rampe de lancement idéologique, en revanche, il n’a jamais hésité à se rapprocher d’une Afrique utile pour la réalisation de ses ambitions présidentielles.

Éric Topona Mocnga, journaliste à la Deutsche Welle