Les juifs en Afrique du Nord (volet 5), une histoire ancienne

Avant d’aborder la présence juive spécifique à chaque pays d’Afrique du Nord, nous commencerons par retracer l’histoire commune des Juifs dans cette région du monde, que nous qualifierons d’histoire antique et médiévale. Cette introduction permettra de comprendre le contexte général avant d’examiner, pays par pays, la vie des communautés juives en Algérie, au Maroc, en Tunisie et même en Libye.

Omar Hamourit, essayiste historien

Tassadit Yacine, anthropologue à l’EHESS

Selon l’historien Richard Ayoun[1], entre la Libye, la Tunisie, l’Algérie et le Maroc, 450 000 à 500 000 Juifs vivaient en Afrique du Nord à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mêlant populations arabophones et berbérophones. Au Maroc, en 1951, la communauté juive comptait 220 000 personnes, soit 2,3 % de la population. En Tunisie, on dénombrait 70 971 Juifs en 1946, tandis qu’en Algérie, entre 130 000 et 140 000 Juifs vivaient dans le pays en 1953. Ces chiffres, replacés dans le contexte démographique de l’époque, témoignaient de l’importance de ces communautés.

L’historien Simon Levy, qui se définissait avant tout comme marocain, écrivait en 1990, qu’en 1900, soit 11 ans avant l’instauration du protectorat français au Maroc, plusieurs milliers de Juifs vivaient dans une bande montagneuse s’étendant de l’est de Marrakech au nord d’Ouarzazate. Ces communautés parlaient tamazight à l’est et tachelhit à l’ouest, des langues qu’ils utilisaient aussi bien au sein de leurs familles que dans leurs relations communautaires. Dans le Haut Atlas, le Draa et le Souss, une population juive encore plus importante parlait principalement tachelhit pour échanger avec leurs voisins berbérophones, mais également un arabe marqué par des influences berbères, rendant leur parler parfois difficile à comprendre pour les arabophones. En Libye, ainsi que dans le Mzab en Algérie, les Juifs parlaient le zénète, une variante de la langue berbère. Dans la région d’Adrar, dans le Touat, les communautés juives avaient également conservé un parler berbère tarighit avec des sous variantes (taguensusit de N’Goussa) .

Cette diversité linguistique et culturelle reflétait une longue histoire, dont les origines font encore débat. Ces Juifs d’Afrique du Nord, qui commencèrent à quitter la région[2] entre 1950 et 1970 pour s’installer principalement en France, aux États-Unis, au Canada ou en Israël, suscitent de nombreuses interrogations : qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ? Leur présence en Afrique du Nord remonte-t-elle uniquement à une diaspora issue de Judée ?  ou bien certains Berbères  ne se seraient-ils pas tout simplement judaïsés ? Le judaïsme en terre berbère constitue encore un véritable tabou. Il  reste  un sujet de recherche et de débats passionnés, laissant entrevoir une histoire aussi complexe que fascinante.

Nous allons essayer de retracer sommairement, les principales étapes  historiques qui ont conduit à l’émergence de communautés juives en Afrique du Nord (Libye, Tunisie, Algérie et Maroc) et au développement du judaïsme parmi les Berbères. Avant tout, il faut partir de l’idée, et l’admettre surtout, que le judaïsme, bien avant le christianisme, a connu une période de développement interne suivie d’une expansion prosélyte. Comme le christianisme et l’islam par la suite, il s’est diffusé parmi les populations berbères. Dans cette perspective, la période la plus forte du développement du judaïsme en Afrique du Nord semble avoir été le Ve et le VIe siècle, marquant un temps où cette religion s’enracinait profondément dans la région. Cette période correspond à l’arrivée des Vandales en Afrique du Nord, qui avaient favorisé l’existence juive.

Pour nous situer dans le cadre d’un processus chronologique, nous suivrons l’historien Yann Le Bohec qui estime que la présence juive, sans doute peu massive, à Carthage, pour l’essentiel venue de Palestine, remonte à la fin du premier siècle de notre ère. Les Juifs s’y sont développés dans une tranquillité relative avant de connaître une grande expansion en nombre durant les deux siècles suivants. Quelles sont les raisons de cette expansion numérique ? Les Carthaginois, isolés de l’Orient, renforcèrent leur implantation en Afrique du Nord en établissant des liens étroits avec les populations berbères. Dans la foulée, une cohabitation harmonieuse s’installa entre Puniques et Hébreux, en grande partie grâce à la proximité linguistique entre les langues des deux communautés. Ces peuples partageaient, ajoute Le Bohec, également des coutumes similaires, comme la circoncision et l’interdiction de consommer du porc, et commerçaient activement ensemble. Cette proximité facilita la transition de certains Puniques vers le monothéisme hébraïque, conduisant progressivement de nombreux Punico-Phéniciens à adopter les croyances juives.

La civilisation punico-hébraïque s’étendit ensuite aux populations berbères, notamment durant les royaumes des Massyles, la dynastie berbère de l’est nord-africain (dans l’Algérie actuelle). André Chouraqui[3], dans « Histoire des Juifs d’Afrique du Nord (1985) », explique que « l’idée monothéiste, la loi morale et les beautés d’une liturgie toute entière inspirée de la Bible » séduisirent les Berbères, largement influencés par des siècles de contacts avec la culture carthaginoise. Ceux-ci délaissèrent progressivement leurs cultes animistes pour se rapprocher de la synagogue.

Cette idée n’est pas admise par tout le monde, car elle remet en question l’idée que tous les Juifs ont une origine judéenne. Un exemple marquant de prosélytisme juif est la conversion, au Ve siècle, du roi arabe himyarite Asaad Abou Kharib au judaïsme, suivie par tout son peuple au Yémen. Les Himyarites[4], n’étant pas des descendants de Jacob et donc d’Israël, adoptèrent cette religion en rupture avec leurs croyances antérieures.

Un autre cas tout aussi surprenant est celui du roi Bulan, guide des Khazars[5], qui, au Xe siècle, décréta que son peuple adopterait le judaïsme comme religion. Contrairement au roi himyarite, Bulan se heurta à des difficultés en raison du développement du rabbinisme, qui encadrait strictement les conversions. Malgré ces obstacles, il imposa cette décision, transformant ainsi les Khazars, peuple caucasien, en une communauté juive qui s’est ensuite répandue en Europe. Tout comme les Juifs yéménites qui  sont nombreux aujourd’hui en Israël.  Il est donc bon de rappeler, d’une part, que le judaïsme n’est pas une ethnie, mais une religion, elle est ainsi différente de l’ethnie judéenne et, d’autre part, que le rabbinisme notamment, a fermé un moment donné dans l’histoire, les portes de la conversion au judaïsme. Dans l’histoire, le judaïsme n’a pas été toujours fermé à l’intégration de nouveaux fidèles. Le Talmud, par exemple, affirme, avant le rabbinisme,  que « Israël n’a été exilé que pour qu’il s’accroisse par les prosélytes » (Pesa’him 87b). Bien que le rabbinisme soit une création ancienne, il ne s’est imposé comme référence majoritaire aux Juifs que bien plus tard,  pour éviter, selon sa pensée, la dilution des traditions judéennes, a rendu la conversion plus difficile.

Cependant, la judaïsation des tribus berbères ne s’était pas passée de la même manière que les Himyarites et les Khazars, leur adhésion au judaïsme, ainsi que son adoption par plusieurs de leurs tribus, apparaît comme un cheminement étendu. L’éminent historien français, Eugène Albertini[6] ancre la judaïsation de certaines tribus berbères, ainsi que leur essor depuis les terres de la Tripolitaine jusqu’aux oasis mystérieuses du Sahara, à la fin du premier siècle de notre ère. Marcel Simon[7], pour sa part, évoque la première rencontre entre les Berbères de l’Occident et le judaïsme au cœur tumultueux de la première guerre judéo-romaine, entre 66 et 135 apr. J.C. Martin Gilbert[8], Reuven Firestone[9], l’écrivain Mazheruddin Hussain Syed[10], , Marvine Howe[11] , Michael R. Maas[12],  Daniel J. Schroeter[13], Vivian B. Mann[14], écrivent tous qu’un nombre significatif de Juifs d’Afrique du Nord descendent des tribus berbères qui se sont convertis au judaïsme à la fin de l’Antiquité.

L’assimilation culturelle berbère

Sans nous attarder sur la révolte de Bar Kokhba (132-135), qui incita probablement de nombreux Juifs à migrer autour de la Méditerranée et vers l’Afrique du Nord, et parfois déportés, concentrons-nous sur un épisode marquant de l’histoire juive dans cette région, parce qu’elle nous parait essentielle dans le processus du développement du judaïsme en Afrique du Nord : les massacres de Cyrène, en Libye. Cyrène qui, au fil du temps, était devenue un important centre judéo-hellénique, où la communauté juive prospérait, forte de son influence culturelle et religieuse. Mais cette prospérité fut brisée entre 115 et 118, lors de la révolte de Kitos, une insurrection généralisée contre l’autorité romaine. Cyrène en était l’épicentre, et la rébellion fut réprimée avec une violence extrême par l’empereur Trajan, qui chargea son général Marcius Turbo de l’écraser. La répression laissa des traces indélébiles : les témoignages évoquent des dizaines de milliers de morts, bien que les chiffres précis demeurent incertains en l’absence de décomptes fiables. Les nombres vacillent, seule leur exploitation idéologique tente parfois d’imposer des certitudes.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la violence de cette répression força de nombreux survivants à fuir.  Cet épisode fut un tournant tragique, entraînant la dispersion des survivants vers d’autres terres, notamment le sud de la Libye, la Tunisie et les régions sahariennes. Ainsi, la communauté juive, durement éprouvée, poursuivit son histoire dans un exil forcé, mais résolue à préserver son identité. Pour échapper à la mort, ils se dispersèrent donc vers l’est de la Libye, trouvant refuge dans les montagnes du Djebel Nefoussa[15], ou s’enfoncèrent dans le sud tunisien, les Aurès algériens, et les vastes étendues sahariennes. Cette dispersion marqua le début d’un nouveau chapitre pour ces communautés, désormais éparpillées, mais résolues à préserver leur foi et leur identité dans les terres d’Afrique du Nord. Selon Nahum Slouschz[16], dans ses recherches sur « les origines des Juifs et du judaïsme en Afrique du Nord », certains  de ces fugitifs, trouvèrent refuge dans les montagnes berbères ou les zones sahariennes, tandis que d’autres s’établirent à Carthage, ville où vivait déjà une communauté juive. De son côté, l’historien Paul Sebag[17], dans son ouvrage « Histoire des Juifs de Tunisie », précise que les Juifs fuyant Cyrène, se réfugièrent également dans des régions reculées, comme le Oued Righ (dans le sud-est algérien, autour de Touggourt) et la vallée du Mzab.

Il est à noter que ces communautés juives judéo-helléniques, adoptèrent progressivement la langue et certaines coutumes berbères. En s’intégrant à la vie locale, elles parvinrent à transmettre leurs croyances et pratiques religieuses aux populations berbères qui les entouraient. Cette assimilation culturelle fut si marquée que la conversion des Berbères au judaïsme inquiéta Tertullien[18], un important théologien berbéro-carthaginois, qui vivait à une époque où l’église chrétienne était en plein essor. Entre 205 et 208, soit près de 90 ans après les tragiques massacres survenus à Cyrène, Tertullien composa un traité intitulé « Contre les Juifs[19] », un appel aux autorités chrétiennes d’agir pour freiner les conversions des Berbères au judaïsme. Dans cet ouvrage, il exprima avec une certaine inquiétude le fait que les enfants des convertis incorporaient déjà pleinement les pratiques juives, signalant ainsi un phénomène troublant : les Berbères, en devenant Juifs, marquaient une nouvelle étape dans l’histoire des échanges culturels et religieux de cette époque.  Il faut cependant  souligner que pendant cette période, le judaïsme n’était celui que l’on connait aujourd’hui, recroquevillé sur lui-même. Selon Nahum Slouschz[20], le judaïsme de ce début du IIIe siècle, du moins en Afrique du nord, était pratiqué selon  les doctrines du cohanisme (pluriel de Cohen) qui sont les descendants de la lignée sacerdotale, spécifiquement la descendance d’Aaron, le frère de Moïse.  En d’autres termes, c’était le Temple qui avait la primauté sur la synagogue, un rapport de force qui se renversa quand les rabbins commencèrent à disputer la primauté aux Cohen, la gestion du judaïsme.

Au Ve siècle, une population que l’on pourrait qualifier de judéo-berbère ou berbéro-juive était bien établie. Elle représentait un mélange entre les Judéens d’origine, désormais « berbérisés », et les Berbères convertis au judaïsme. Bien que leur fondement religieux ait été hébraïque, la base ethnique de cette communauté était majoritairement berbère, selon Nahum Slouschz. Cette période coïncida avec l’arrivée des Vandales, qui, selon Heinrich Graetz[21], contrairement aux Romains et Byzantins, se montrèrent plus tolérants envers le judaïsme. Les Vandales contribuèrent également à affaiblir l’emprise de l’Empire romain déclinant, offrant ainsi aux tribus berbères une plus grande liberté de mouvement et d’expression culturelle. Toutefois, cette histoire est parfois contestée et aussi totalement incomprise. Certains Maghrébins modernes, qui s’identifient principalement à une identité musulmane, ont parfois du mal à accepter que les Berbères aient pu, à un moment donné dans l’histoire, adopter le judaïsme. Car, dans l’imaginaire collectif, les Juifs sont souvent perçus comme appartenant à une « race » distincte, ce qui alimente l’idée que les Berbères ne pourraient pas en faire partie, du moins historiquement. Aujourd’hui, en effet, il sera difficile de se convertir au judaïsme, parce que le rabbinisme a tout verrouillé.

Au cours des VIe et VIIe siècles, le judaïsme orthodoxe rabbinique s’installa avec la volonté de préserver la pureté de la communauté juive, et freiner  les conversions  considérées comme un facteur de dilution de la population judéenne. Cette période fut également marquée par des bouleversements majeurs pour les communautés juives en Ifriqiya (l’actuelle Tunisie et l’est de l’Algérie). Sous le règne de l’empereur byzantin Justinien (527-567), une violente politique de persécution fut menée contre les Juifs. Le code justinien au début du VIe siècle a exclu les Juifs des fonctions publiques et leur interdit toute mission auprès des païens, nous dit Armand Abécassis[22]. Ironiquement, les persécutions dirigées contre les Juifs en Afrique du Nord eurent des conséquences inattendues : loin d’affaiblir le judaïsme, elles favorisèrent son expansion.

L’historien Paul Monceaux, dans son ouvrage « Les Africains : études sur l’Afrique romaine et chrétienne », analyse en détail ce phénomène. Il montre comment certaines tribus berbères adoptèrent la religion juive, un mouvement particulièrement marqué en Libye, dans les Aurès et dans les ksours sahariens. Certaines tribus Berbères se mêlèrent aux Hébreux, créant ainsi une communauté hybride, telle sorte qu’à la fin du VIe siècle, l’origine des Juifs en Afrique du Nord était devenue multiple. Les influences hébro-phéniciennes, cananéennes, judéo-araméennes et judéo-grecques étaient encore présentes, mais la base judéo-berbère était désormais prédominante sur le plan ethnique. Les structures communautaires traditionnelles ayant été affaiblies par les persécutions et les bouleversements historiques, elles laissèrent place à des communautés juives renouvelées, fondées sur une forte intégration berbère. Il faut cependant préciser que la spécificité du judaïsme berbère, à cette époque, résidait dans son caractère syncrétiste, combinant diverses influences locales et anciennes traditions hébraïques. Selon Nahum Slousch, ce judaïsme berbère dominant était de type aaronide, rattaché aux descendants du prêtre Aaron, et ne reconnaissait pas le talmud, comme une référence religieuse. Slousch compare ce judaïsme berbère à celui des tribus juives himyarites du Yémen, qui ont construit un royaume juif florissant, au Ve siècle, sous le règne de Dhu Nuwas. Il évoque également des similitudes avec le judaïsme des Falashas d’Éthiopie, renforçant l’idée d’une continuité culturelle à travers l’Afrique.

L’historien et sociologue Ibn Khaldoun[23] rapporte qu’à la veille de l’arrivée des Arabes au Maghreb, en 642, plusieurs tribus berbères pratiquaient le judaïsme. Parmi elles, il cite les Djeraoua des Aurès, les Houara, les Nefoussa (Libye occidentale et Tunisie), les Fendelaoua (Maroc et ouest algérien), ainsi que les tribus des Médiouna (Tlemcen), Behloula, Ghîatha et Fazaz (Maroc). Ibn Khaldoun décrit les Djeraoua comme une « grande nation de religion juive » vivant en totale indépendance et disposant d’une importante puissance militaire. Selon lui, cette tribu aurait constitué un véritable pouvoir autonome, semblable à un État où le judaïsme était prédominant. Le contexte historique du Ve siècle est marqué par la chute de l’Empire romain d’Occident en 476, provoquant de grands déplacements de populations berbères. Les tribus juives et païennes, notamment dans les régions présahariennes, migrèrent vers le nord et l’ouest. Les Zenâta, dont les Djeraoua faisaient partie, quittèrent leurs bases méridionales à partir de 574. Les Médiouna et Béni Iffren atteignirent Tlemcen, où la présence juive s’accrut au fil des siècles, notamment avec l’arrivée des Juifs andalous. À son apogée, Tlemcen comptait 5 000 Juifs en 1940, presque autant que la population musulmane. Au Maroc, des tribus comme les Fezaz, les Fendelaoua et les Ghiatha étaient déjà installées à cette époque. Les traces juives remontent au IIIe siècle, comme l’attestent des synagogues découvertes à Sétif, Tipaza et Auzia (Sour El Ghozlan). Plus au sud, dans la région du Touat, des communautés juives avaient également prospéré. Tamentit, ville  algérienne de la région d’Adrar, qualifiée de « terre juive », comptait une synagogue construite en 517, témoignant d’une forte influence juive parmi les Berbères de la région.

En 612, des milliers de Juifs espagnols, persécutés par les Wisigoths, trouvèrent refuge en Afrique du Nord, au Maroc plus largement. Contraints pour beaucoup d’abjurer leur foi en Espagne, certains parvinrent à fuir et à retrouver les communautés juives locales qui avaient des pratiques religieuses différentes. A leur contact, selon l’historien Nahum Slousch, de nombreux Berbères se seraient convertis au judaïsme. Ainsi, lorsque les armées musulmanes se préparèrent à la conquête de l’Andalousie, en 711, Abraham ibn Daoud[24], dans son ouvrage « Sefer ha-Qabbalah », affirme que près de 40 000 Juifs participèrent à cette expédition. La majorité de ces combattants, selon lui, était originaire de Sijilmassa[25], une région située dans le sud du Maroc saharien, non loin de la frontière algérienne. Cette zone, riche en histoire, est également le berceau des Almoravides, dynastie qui marquera profondément le Maghreb et Al-Andalus. Selon Nahum Slousch, ces Juifs sahariens pratiquaient un judaïsme karaïte, un courant distinct du judaïsme rabbinique. Il est en général plus ouvert et rappelle l’islam, dans la mesure où il n’y a pas un corps de clercs. Le karaïsme, fondé sur une interprétation stricte de la Torah écrite, rejette la sacralité de la Loi orale, compilée notamment dans le Talmud. Ce courant, qui s’est formé au plus tard au VIIIe siècle, défend une approche directe et littérale des textes sacrés, en opposition aux interprétations rabbiniques.

Avant d’explorer l’histoire des Juifs dans chaque pays maghrébin, il est pertinent de conclure sur la question de leurs origines berbères en Afrique du Nord. L’objectif ici n’est pas de rechercher l’origine berbère des Juifs nord-africains comme une finalité en soi, mais plutôt de souligner l’intérêt scientifique d’une telle recherche, qui permet de déconstruire certains préjugés et croyances enracinés, souvent alimentés par des considérations idéologiques. Les historiens s’accordent généralement à dire que les Juifs nord-africains sont le fruit d’un métissage complexe, mêlant des influences judéo-palestiniennes, hellènes, puniques, romaines et berbères. Ainsi, de nombreux chercheurs estiment que la majorité des Juifs d’Afrique du Nord sont issus de Berbères autochtones convertis au judaïsme, à la suite de leurs contacts avec les premiers Juifs établis dans la région. Cette hypothèse repose sur l’idée qu’au Ve siècle, des tribus berbères auraient adopté le judaïsme, un processus qui s’est ensuite atténué avec l’expansion de l’islam et la domination des traditions rabbiniques, un phénomène que l’on peut qualifier de « rabbinisation triomphante. » Cependant, cette thèse a été contestée, notamment par Haim Hirschberg, dans son article intitulé « Le problème des Berbères judaïsés ». Hirschberg souligne que la principale source historique évoquant cette judaïsation des Berbères est l’historien arabe Ibn Khaldoun, lequel affirme que certaines tribus berbères « auraient » été judaïsées, mais qu’à l’époque romaine, ces mêmes tribus étaient majoritairement christianisées. Profondément influencé par ses convictions religieuses et par les idéaux de la Haskala européenne, Hirschberg défendait l’idée que les Juifs nord-africains étaient avant tout d’origine judéenne, ce qui le conduisait à rejeter la thèse d’une judaïsation massive des Berbères.

Néanmoins, l’idée que les Juifs d’Afrique du Nord descendent majoritairement de Berbères convertis ne repose pas uniquement sur les écrits d’Ibn Khaldoun. De nombreux historiens modernes, indépendamment des travaux de l’historien tunisien, ont confirmé cette hypothèse. Ces Berbères convertis, au fil des siècles, ont intégré les traditions rabbiniques et étaient devenus avec le temps et les réformes, des Juifs rabbiniques à part entière. Ce processus de « rabbinisation » a progressivement effacé la mémoire de leurs origines berbères, transformant leur identité au point que cette origine est devenue un sujet de débat historique nécessitant des preuves. Par ailleurs, l’islamisation de la majorité des Berbères a renforcé la séparation entre les mondes berbères musulmans et Juifs. Au fil du temps, les Juifs berbères d’Afrique du Nord, bien que majoritairement issus d’une origine berbère, ont progressivement évolué de manière distincte des communautés musulmanes environnantes.  

Cette séparation a fini par effacer la perception d’une histoire et d’une origine communes entre ces deux groupes. À partir du XVIe siècle et jusqu’au milieu du XXe, le judaïsme nord-africain s’est transformé sous l’influence des réformes introduites par les Sépharades et le rabbinisme européen. Ces évolutions ont accentué les différences culturelles et religieuses, au point que Juifs et musulmans des mêmes régions, tous autochtones, en sont venus à se percevoir comme des peuples ou « races » distincts. Les Juifs nord-africains d’origine berbère, influencés par ces nouvelles dynamiques, ont souvent privilégié une ascendance judéenne, perçue comme plus prestigieuse, reléguant leurs racines locales au second plan. Cette réinterprétation des origines a conduit à une fragmentation des identités, créant aujourd’hui des populations qui se considèrent issues d’ethnies différentes, malgré des siècles de voisinage. Il est important de distinguer ces communautés des Megorashim, les Juifs originaires de la péninsule ibérique, venus s’installer en Afrique du Nord après leur expulsion d’Espagne. Ici, il s’agit des Juifs berbères ayant peuplé les régions comme les Aurès, Biskra, Laghouat, le Touat, en Algérie, ou encore le Souss, Ouarzazate et la vallée du Draa au Maroc, dont les racines berbères sont historiquement peu contestables. Cette histoire complexe illustre la manière dont les influences extérieures et les transformations sociales peuvent redéfinir les identités communautaires. Cette dynamique met en lumière la complexité des identités façonnées par des interactions religieuses, culturelles et historiques, tout en illustrant la fragmentation qui peut émerger sous l’effet des transformations sociales et des représentations collectives. Ceci étant dit, la recherche des origines des uns et des autres, n’a pas fondamentalement une obligation vitale, elle a cependant le mérite de montrer comment l’histoire fabrique des communautés et crée des imaginaires.

 

[1]Richard Ayoun, « L’exil des Juifs d’Afrique du Nord à l’époque contemporaine », Insaniyat …2006, mis en ligne le 31 janvier 2012.

[2] Moshe Shokeid, The Dual Heritage : Immigrants from the Atlas Mountains in an Israeli Village

[3] André Chouraqui (1917-2007, avocat et historien, auteur de nombreux travaux sur l’histoire des Juifs. Il a été l’auteur d’une traduction du Coran.

[4] Himyar est un royaume antique d’Arabie du Sud qui connut son apogée au début du I er siècle en constituant un Empire qui contrôlait une grande partie de l’Arabie méridionale. Ses habitants sont appelés Himyarites ou parfois Homérites

[5] Les Khazars sont un peuple établi principalement au nord et à l’ouest de la mer Caspienne, dont l’existence est attestée entre le VIe et le XIIIe siècle. A leur apogée, les Khazars, ainsi que leurs vassaux, contrôlent un vaste territoire qui semblerait correspondre à ce que sont aujourd’hui le sud de la Russie, l’Ukraine, la Crimée septentrionale, le Kazakhstan occidental et plusieurs régions de Transcaucasie telles que les États actuels d’Azerbaïdjan, de Géorgie et d’Arménie

[6] Eugène Albertini (1880 -1941) est un historien français renommé, spécialisé dans l’histoire ancienne, notamment celle de l’Afrique du Nord sous l’Antiquité. Il a apporté d’importantes contributions à la compréhension des interactions culturelles et religieuses dans cette région, en particulier concernant l’influence du judaïsme et du christianisme parmi les populations berbères. Voir Eugène Albertini, L’empire romain, 1929, p.165

[7] Marcel Simon, « Le judaïsme berbère dans l’Afrique ancienne », Revue d’histoire et de philosophie religieuse, XXVI, 1946, p. 69. Marcel Simon (1907 -1986) est un historien des religions et autres de nombreux écrits dans le domaine.

[8] Martin John Gilbert (1936 – 2015) Martin John Gilbert est un historien anglais de confession juive et pratiquant. Voir:  In Ishmael’s House: A History of Jews in Muslim Lands, McClelland & Stewart, 2010, p. 4.

[9] Reuven Firestone est un universitaire américain et historien de la religion, qui est professeur spécialisé dans le judaïsme médiéval et d’islam au campus Skirball du Hebrew Union College-Jewish Institute of Religion à Los Angeles et professeur affilié de religion à l’Université de Californie du Sud. Voir Children of Abraham: an introduction to Judaism for Muslims [archive], Ktav Publishing House, April 2001, p. 138

[10]  Mazheruddin Hussain Syed  : Encyclopedia of the Muslim World, Anmol Publications PVT. LTD., 2003, p. 50.

[11] Marvine Howe:  the Islamist awakening and other challenges, Oxford University Press US, 2005, p. 184.

[12] Michael Maas est professeur d’Histoire et d’études classiques à la Rice University (Huston, Texas). Michael Maas.  Cf. The Cambridge companion to the Age of Justinian, Cambridge University Press, 2005, p. 411.

[13] Daniel Schroeter est professeur en histoire juive à l’Université de Minneapolis (Minnesota). Cf. Morocco: Jews and art in a Muslim land, Merrell, 2000, p. 27

[14] Professeur émérite d’art juif et de culture visuelle. Department: Art juif et culture visuelle, William Davidson Graduate School. Voir :  Morocco: Jews and art in a Muslim land, Merrell, 2000, p. 27

[15] Connus sous les noms de Juifs des montagnes, Juifs de Gharyan ou Djebalia, sont des Juifs s’étant établis dans le djebel Nefoussa en Libye. Au XIe siècle, on retrouve trace de la communauté juive du djebel Nefoussa dans les chroniques de l’historien Al-Bakri qui évoque la ville de Jadu

[16]  Nahum Slouschz est un orientaliste hébraïsant d’origine russe (1872- 1966). De 1906 à 1912, Slouschz parcourt l’Afrique du Nord pour étudier les origines et l’histoire des communautés juives. Il est le premier à étudier sérieusement l’histoire des communautés vivant dans les régions intérieures du Maghreb. Il a été impliqué, en Israel, dans des activités académiques et culturelles liées au sionisme et à l’étude du patrimoine juif. Il a contribué à la recherche sur les communautés juives à travers le monde et a joué un rôle dans la renaissance culturelle juive au début du 20e siècle

[17] Paul Sebag (septembre 1919-2004), est un sociologue et historien franco-tunisien.

[18] Tertullien, né entre 150 et 160 à Carthage et décédé vers 220 ou 230 dans la même ville, est un écrivain de langue latine issu d’une famille indigène punique ou berbère romanisée et païenne. Il se convertit au christianisme à la fin du IIe siècle et devient le plus éminent théologien de Carthage.

[19] Le traité de Tertullien : https://www.tertullian.org/french/g3_02_adversus_judaeos.htm

[20] Nahum Slouschz : voyage d’études juives en Afrique. In : mémoires présentés

[21] Un historien juif du XIXe siècle, aborde cette question dans son ouvrage « Histoire des Juifs » 

[22] Les Juifs dans l’Empire romain christianisé, p 155 à 157. Cairn Info

[23] L’historien et sociologue Ibn Khaldoun rapporte qu’à la veille de l’arrivée des Arabes au Maghreb, au début du VIIe siècle, plusieurs tribus berbères pratiquaient le judaïsme. Il  mentionne les tribus berbères judaïsantes dans son ouvrage majeur, Kitab al-‘Ibar (Le Livre des exemples), et plus spécifiquement dans son introduction, connue sous le nom de Muqaddima

[24] Abraham Ibn Daoud (1110-1180), philosophe, historien et penseur juif d’Al-Andalus, également connu sous le nom de Rabad I et son ouvrage intitulé « Sefer ha-Qabbalah » (Le Livre de la Tradition), rédigé en hébreu. Cet ouvrage vise à défendre la tradition rabbinique face aux critiques des Karaïtes et à fournir un récit historique de la transmission des enseignements Juifs à travers les générations.

[25] Sijilmassa était une importante ville fondée en l’an 757, se fait actuellement du sud est du Maroc, elle joua dès le VIIIe siècle un rôle important dans le commerce transsaharien, et ce pendant tout le Moyen Âge.