Mali, la France dans le bourbier

Un soldat de « Serval » blessé, une roquette qui échoue à cent mètres du camp militaire français de Gao, des inconnus armés qui chassent des dizaines de travailleurs d’une mine de sel, les djihadistes qui reviennent en force, les touaregs remontés contre un pouvoir à Bamako qui ne leur offre aucune perspective: voici les informations qui parviennent quotidiennement du Nord Mali, où l’armée française hésite désormais à accompagner les équipes de télévision française.Triste bilan! Il est urgent de revenir sur les conditions dans lesquelles, en janvier 2013, la France a « sauvé » le Mali, comme l’a prétendu Laurent Fabius

Candidat aux élections présidentielles de 2012, François Hollande avait fait du retrait de l’armée française d’Afghanistan un engagement fort de sa campagne. Plus fin connaisseur des arcanes du conseil général de Tulle que des tribus du Sahel, le chef de l’État ne s’était jamais imaginé en chef de guerre. L’opération au Mali, ce sont les militaires, et eux seuls, qui l’ont voulue, préparée, puis exécutée. Dès les premières prises d’otages français en 2009, l’armée française avait imaginé, sous le nom d’« opération Requin », les moindres modalités d’une intervention au Mali. Après les fins de non-recevoir opposées par Nicolas Sarkozy, nos gradés ont réussi à convaincre François Hollande de livrer cette croisade contre « le terrorisme ». Et avec quelle maestria !

  • Interview de Nicolas Beau (Esprit d’Actu – OUMMA TV): 

À peine nommé ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian gagne l’hôtel de Brienne qui abrite ses services pour rencontrer l’état-major. Dès la première réunion, le projet guerrier au Mali est évoqué : « Si nous ne nous battons pas aujourd’hui au Sahel, explique un des patrons de l’armée, nous devrons nous battre demain à Marseille. » Le spectre des jeunes des cités partant combattre au Sahel aux côtés d’Aqmi impressionne le nouveau ministre. Et tant pis si la réalité est tout autre ! Les apprentis djihadistes basés en France ont été deux cents à rejoindre les rangs des rebelles syriens, mais ils auront été seulement deux à gagner le nord du Mali. Les militaires ne sont pas à une approximation près pour imposer leur guerre.

Dès le 29 mai 2012, une note qui condamne la stratégie « globale et indirecte » appliquée par Nicolas Sarkozy au Sahel est adressée par Jean-Yves Le Drian au président de la République. Le Nord Mali serait devenu « un sanctuaire pour al-Qaida », rien de moins. Dans ces conditions, « le statu quo » n’est plus possible. Ces thèses sont abondamment relayées à l’Élysée par l’homme clé de la guerre au Mali, le général Benoît Puga, chef d’état-major particulier de Hollande. Étrange alliage entre François Hollande, dont le gouvernement républicain comprend une dizaine de ministres francs-maçons du Grand Orient de France, et cet officier ultratraditionaliste, fidèle paroissien de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le fief intégriste de feu Mgr Lefebvre. L’univers idéologique du général Puga fleure bon l’époque coloniale. Au moment où, jeune militaire, il commandait les parachutistes qui sautaient sur Kolwezi en 1978, son adjoint était l’officier ultraréactionnaire Bruno Dary, un des organisateurs de La Manif pour tous, hostile au mariage homosexuel, et qui est resté son ami intime. Du beau monde. Denis Puga, le frère de Benoît, appartient au mouvement d’extrême droite Civitas.

« Le président est extraordinaire, il décide, puis il agit », se félicite le général Benoît Puga devant ses visiteurs. Lorsque ce militaire reçoit un ministre africain à l’Élysée, il lui indique en souriant : « N’allons pas au premier étage, celui des conseillers politiques, ce n’est pas là que l’intervention au Mali se prépare. » Autrement dit, ce sont nous, les patrons de l’armée, qui sommes à la manœuvre.

Les barbares à nos portes

À l’avant-garde de la guerre du renseignement en Afrique de l’Ouest, les Américains prirent les premières photos satellitaires qui indiquaient, dès le 8 janvier 2013, que plusieurs colonnes de pick-up se mettaient en marche vers la ville de Konna, sur la route de Bamako, et vers l’aéroport de Mopti-Sévaré. Prévenue, l’armée malienne s’ébranle mais tombe rapidement en panne de carburant. Les trente militaires français du Commandement des opérations spéciales (COS), basé au Mali, alertent Paris. Immédiatement, la situation sur place est dramatisée par la communication toute puissante du ministère de la Défense. Les « terroristes » du Nord, qui lapident les femmes et coupent les mains des voleurs, s’apprêtent à investir Bamako dans les heures qui viennent, à prendre en otage les six mille ressortissants français et à imposer la charia à l’ensemble de la population. Le Mali allait devenir la base arrière du djihadisme inter- national,    qu’il    faut,    dixit    Hollande,    « éradiquer ». Cette version, en gros, est avalée par la plupart des médias et des observateurs.

Sur place, la situation était pourtant un brin plus complexe. Imaginé à Bamako, un autre scénario cherchait à mettre fin à l’imbroglio malien. Durant les dix mois qu’a duré l’occupation du Nord Mali, le chef d’Ansar Eddine et allié d’Aqmi, Iyad Ag Ghali, est resté en contact permanent avec les plus hautes autorités religieuses maliennes, lesquelles sont au mieux avec les bérets verts du capitaine Sanogo, l’homme fort de cette étrange transition qui avait débarqué l’ancien président ATT en mars 2012. Ce groupe, composé de gradés et de barbus, avait imaginé une sorte de coup d’État en douceur qui a connu un début d’exécution. Le 9 janvier 2013, avant-veille de l’intervention française, les partisans du cheikh Hamaloua défilaient dans Bamako en faveur des militaires putschistes. Il ne restait plus au capitaine Sanogo et à ses alliés qu’à prendre le pouvoir, en profitant de la panique créée par le début de la marche des Touaregs sur Bamako et à négocier avec Iyad Ag Ghali, leur fidèle contact au Nord, qui avait pris soin de se prononcer contre la partition du pays. N’était-ce pas là un gage de sa bonne volonté ?

Lorsque les deux journalistes du Figaro, bien informés, reviennent dans leur livre, Notre guerre secrète au Mali, sur l’opération Serval, ils n’hésitent pas à écrire : « Personne n’a jamais eu […] la preuve que les groupes djihadistes entendaient s’emparer de la capitale malienne et s’installer sur les terres bambaras, qui leur étaient hostiles. Certains observateurs estiment que leur but était peut-être de provoquer la chute du président par procuration, en utilisant les opposants au régime basés à Bamako. » Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu examiner de plus près cette solution qui évitait une intervention étrangère ? Personne apparemment n’a souhaité se poser la question.

Les autorités françaises étaient-elles au courant des projets du capitaine Sanogo et des religieux maliens ? Lorsque les Touaregs d’Ansar Eddine commencent à se diriger vers le Sud, le 8 janvier 2013, les services français interceptent des communications entre Iyad Ag Ghali et ses protecteurs algériens. Ces derniers conseillent au chef touareg la plus grande prudence et de ne pas se précipiter à Bamako. « Nous ne savions pas exactement, se défend un diplomate français, pourquoi Alger prodiguait de telles recommandations à leurs alliés du Nord Mali. C’est seulement aujourd’hui que nous avons compris qu’une autre solution que l’intervention française avait été imaginée. »

L’opération Serval déclenchée, le scénario concocté par les Maliens eux-mêmes est enterré. Il reste donc au pouvoir français à trouver un habillage juridique pour sa guerre solitaire au Mali.

Une légalité incertaine

« La France, à la demande du président du Mali et dans le respect de la charte des Nations unies, s’est engagée pour appuyer l’armée malienne face à l’agression terroriste qui menace toute l’Afrique de l’Ouest », déclare, le 12 janvier 2013, François Hollande, à l’issue du Conseil restreint de défense qui se tient à l’Élysée. La « demande » du président malien par intérim, Dioncounda Traoré, avait pris la forme d’une simple lettre au président français. Seule base légale de l’opération Serval, la missive avait été entièrement réécrite à l’Élysée, une forme surprenante d’infantilisation des dirigeants maliens. Dans sa lettre, le président Traoré plaide pour une « intervention aérienne », susceptible d’apporter « un appui feu » et « un appui renseignement » aux troupes maliennes. Il n’est nulle part question de la moindre présence de troupes françaises au sol. La difficulté tient à ce qu’aucun accord de défense véritable ne lie le Mali et la France. L’ambassadeur de France, Christian Rouyer, est mis sous pression par son ministre, Laurent Fabius, pour négocier un texte en bonne et due forme avec le gouvernement de Bamako. Ainsi Paris veut obtenir des garanties humanitaires, lorsque l’armée française remet des prisonniers touaregs aux militaires maliens dont les méthodes pourraient être expéditives face à leurs ennemis héréditaires du Nord. Mais le gouvernement de Bamako renâcle, la négociation prend quelques jours. Laurent Fabius juge l’ambassadeur de France trop mou, pas assez réactif. Ses jours sont comptés.

Sans véritable accord avec le Mali, la France prétend alors agir avec l’appui de la communauté internationale. Or le mandat du Conseil de sécurité de l’ONU prévoyait le concours des troupes africaines, qui ne sont pas au rendez-vous, à l’exception des Tchadiens et d’une poignée de Nigériens. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies (Minusma), qui a remplacé en partie les troupes françaises au Mali après les présidentielles de l’été 2013, connaît beaucoup de défections. Les Nigérians revoient leurs effectifs à la baisse. Au total, il n’est plus question aujourd’hui que de neuf mille hommes et non pas douze mille comme prévu au départ. Compte tenu du retard pris, la France a décidé en septembre 2013 de maintenir, pour l’instant, l’essentiel du contingent. Les Africains ne sont pas pressés de s’en prendre à un essaim de djihadistes qui, demain, trouveront refuge chez eux. En désespoir de cause, François Hollande en appelle aux textes fondateurs des Nations unies pour justifier la guerre par « l’agression d’éléments terroristes » contre le Mali. Or le terrorisme, s’il a été maintes fois politiquement dénoncé, n’a jamais été prévu par la charte des Nations unies, adoptée en 1945 par la conférence de San Francisco, pas plus qu’il n’a été défini par un quelconque régime juridique. L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing n’a pas forcément tort lorsqu’il évoque le risque juridique d’une action « néocolonialiste ». Ses frasques passées avec son ami centrafricain, « l’empereur » Bokassa, l’obligent à une certaine retenue.

Sans mandat clair ni allié, la France est contrainte de monter l’opération Serval dans la précipitation. François Hollande fait jouer rapidement l’accord stratégique passé en 2008 par Nicolas Sarkozy avec les Émirats arabes unis, où il se rend sans tarder. Il fallait à tout prix que les Émiratis prêtent à la France des long-cour- riers pour transporter au Mali du matériel encore retenu en Afghanistan. C’est que l’armée française, dont les moyens s’amenuisent, n’a plus les moyens logistiques de se battre sur deux fronts à la fois, ni même de transporter elle-même le matériel militaire !

Les Européens traînent eux aussi des pieds. Ils prendront six mois pour trouver le finance- ment d’une mission de formation de l’armée malienne. « Sauf que les trois quarts des forma- teurs ne parlent pas le français », confie à un proche le directeur politique de la Franco- phonie, présent à Bamako début juillet. Ses services sont appelés à la rescousse pour donner quelques cours de langue aux intéressés. Les États-Unis ne montrent guère plus d’enthousiasme. Lorsque François Hollande joint Barack Obama, la veille de l’intervention, pour l’informer du caractère « alarmant » de la situation au Mali, le président américain répond sobrement : « Je n’ai pas ces informations, mais je vous fais confiance » À ce stade, le New York Times conseille aux Français « de résister à la tentative de lancer une offensive terrestre qui conduirait presque certainement à une contre- offensive insurrectionnelle que la France n’aurait pas les moyens de réduire ». Enfin, l’ambassadrice américaine aux Nations unies, Susan Rice, jugera avec une formule aimable l’intervention française : « It’s crap [C’est de la merde !]. »

Le 11 janvier en fin de matinée, lors du Conseil restreint qui se tient à l’Élysée, le chef d’état-major Édouard Guillaud et le général Benoît Puga proposent un plan d’attaque en deux volets : une frappe sur les colonnes des djihadistes avec des hélicoptères d’une part, le bombardement par des Rafale de la base arrière à Gao d’autre part. Ces frappes aériennes étaient officiellement les seules envisagées avant l’arrivée des troupes africaines.

À quel moment la décision d’envoyer des troupes au sol est prise par les autorités fran- çaises ? Elle ne figure ni dans la lettre du prési- dent malien, ni dans le mandat de l’ONU. En fait, « dès octobre 2012, confie un gradé, un Conseil restreint au ministère de la Défense entérine l’idée d’un déploiement des forces terrestres». Ainsi, durant tout l’automne 2012, les déclarations de François Hollande et de Jean-Yves Le Drian représentent un écran de fumée, sinon un mensonge éhonté. « Il n’y aura pas de troupes françaises engagées au Mali, nous ne pouvons pas intervenir à la place des Africains », déclarait encore le chef de l’État en octobre 2012. Trois mois plus tard, son fidèle ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, enfonce le clou : « C’est aux Africains d’intervenir, pas aux Français. »

La France seule contre tous

L’intervention de la France seule n’était pas pour déplaire à une grande partie de l’armée. Nourris au petit lait de la grandeur gaulliste de la France malgré un budget en baisse constante, de nombreux militaires ont en horreur la perspective de mutualiser leurs forces. Publié par les écoles de Saint-Cyr Coëtquidan un mois après le début de l’opération Serval, un opuscule, Opération Serval au Mali, met à nu les remugles idéologiques des militaires français, qui travaillent avec ce centre de recherche. L’universitaire Thomas Flichy, qui dirige ces travaux, pointe « l’inconsistance » de la politique européenne et dénonce un certain « multilatéralisme systématique » qui voudrait, à tort, que les Français soient incapables d’intervenir seuls. Autant d’axes stratégiques qu’un certain colonel Michel Goya, cité dans ce livre, appelle « le retour d’un art français de la guerre ».

À cette nostalgie d’une grandeur perdue se greffent des arrière-pensées comptables. Au printemps dernier se réunissait la commission du Livre blanc sur la Défense qui, tous les cinq ans, définit les grands axes stratégiques de nos forces armées ainsi que les budgets qui seront alloués pour atteindre ces objectifs. Or l’armée de terre, saignée ces dernières années, avait le sentiment justifié d’avoir été mise sur le banc de touche lors du conflit en Libye, où l’aviation avait eu le beau rôle, et en Afghanistan, où les Américains étaient maîtres du jeu. Cette guerre au Mali survenait on ne peut mieux, au moment où les forces terrestres françaises avaient tout intérêt à montrer leurs muscles pour défendre In extremis, le scénario noir est évité. L’efficacité des forces terrestres lors du raid malien est pour beaucoup dans cet arbitrage présidentiel. Cerise sur le gâteau, le Livre blanc sur la Défense n’évoque plus l’idée de fermer les bases militaires tricolores sur le continent noir. Ne sont-ce pas justement les troupes basées à Libreville, N’Djamena et Abidjan qui furent les points d’appui indispensables pour la réussite de l’opération Serval dans un milieu hostile et sur des distances de plus de 2 000 kilomètres ?

Une perfusion, voire deux

Durant toute l’opération militaire au Mali, la diplomatie française a brillé par son absence. Le formidable déficit diplomatique du pouvoir socialiste révèle l’absence de tout véritable projet alternatif à la Françafrique. Cette terrifiante vacuité fut pointée, durant les débats du Livre blanc sur la Défense, par quelques esprits brillants, encore qu’isolés. La nouvelle doctrine militaire française, constate un colonel qui fut une des chevilles ouvrières de ces travaux, a été mise en œuvre par les interventions successives en Libye, puis au Mali. Ces pays, explique notre officier, se situent « au cœur de la zone d’influence française » qui va du golfe de Guinée jusqu’au Liban et à la Syrie. « Il était normal que nous nous impliquions dans des pays qui correspondent désormais aux régions que nous concède notre allié américain. Compte tenu des restrictions budgétaires, notre pays est condamné à des interventions ponctuelles, de courte durée, comme celle que nous avons menée au Nord Mali, qui n’engagent pas de frais trop importants. » Et d’ajouter : « Nous sommes un peu comme ces médecins réanimateurs qui interviennent dans la salle d’opération pour une bonne perfusion lorsque le malade est en train de sombrer. Si le patient présente de nouvelles faiblesses, nous le piquons une seconde fois. Mais après, nous laissons les médecins et les chirurgiens travailler. Mais le problème est qu’une fois l’armée française partie, il ne restera personne dans la salle d’opération. »

Dans un entretien accordé au Monde, le président de la commission du Livre blanc sur la Défense, Jean-Marie Guéhenno, ancien patron des forces d’interposition de l’ONU, a dénoncé lui aussi toute approche « purement militaire ». « La puissance de la France, concède-t-il, se marque beaucoup dans sa capacité en interventions extérieures. » Mais « le goût supposé » de la France pour la chose militaire suscite parfois « la méfiance » chez nos voisins européens. Il convient, ajoute Guéhenno, que « l’action militaire s’inscrive dans une stratégie politique plus large pour transformer les succès tactiques en victoires stratégiques ».

Le grand dessein africain de François Hollande n’a pas pris forme sur le terrain politique et diplomatique. Confronté à l’impatience grandissante des Français, le chef de l’État recevait la presse présidentielle à dîner à l’été 2013. Pas la moindre question ni la plus petite allusion au Sahel n’auront été faites durant les trois heures que durera ce long entretien portant sur les sujets d’actualité.

Apparemment, le Mali était passé de mode. Du moins jusqu’au drame des deux journalsites de RFI assassinés à Kidal.