Quand la vie était douce à Molenbeek

Il faut vivre, l’été, une soirée de Ramadan sur l’autoroute A 63 entre Bordeaux et Bayonne. Pour cause de congé annuel, la communauté musulmane de Molenbeek est en pleine transhumance vers le Rif, sa région natale au Nord est du Maroc. Sur les aires de stationnement, dans les cafétérias et jusque sur les gazons, on prend la mesure de la transformation des moeurs au sein de ces communautés marocaines: beaucoup d’adolescentes voilées, des mères en tchador et hijab, des pères et frères en Kamis, généralement barbus.
Dans des voitures chargées, des smartphones charrient, durant tout le voyage, les prêches de prédicateurs obscurs. A l’exemple de l’imam Abdellah Nhari, un religieux sulfureux d’une mosquée d’Oujda qui porte étrangement le nom d’une danse traditionnelle de l’Oriental Marocain. « Le Nhari » est en effet une sorte de Break Dance du pays, clin d’oeil à une époque révolue.
Ces familles marocaines ne s’arrêtent jamais à Grenade, à Cordoue ou à Séville pour visiter l’héritage musulman en Andalousie. Les familles veulent arriver, vite, jusqu’à leur village natal dans les montagnes du Rif ou les vallées du Souss.
Souvenirs, souvenirs….
Dans les années 80, la vision était tout autre. Dans les Peugeots familiales des immigrés marocains lancés sur les autoroutes françaises, les familles étaient joyeuses, les filles les cheveux au vent et le poste-cassette charriant de la « Reggada », une danse folklorique de la région du Rif. Les stars s’appelaient Mohamed el Berkani et Noujoum…Bourgogne, du nom d’un quartier de Casablanca que les colons français avaient ainsi baptisé. Les Marocains de Molenbeek étaient habillées dans la tradition du Rif et leurs enfants à l’occidentale.
L’émigration depuis le Maroc avait débuté dans les années 60, lorsque le patronat belge eut besoin de main d’œuvre pour faire tourner les usines du plat pays. Des délégations ont visité alors la Tunisie, l’Algérie puis le Maroc. Les Tunisiens, éduqués par le bourguibisme triomphant, étaient trop modernes pour accepter les dures conditions des fourneaux de la sidérurgie belge et les Algériens trop dangereux pour avoir connu le syndicalisme français. Il restait les paysans marocains, beaucoup plus demandés, car habitués du travail aux champs dans des situations rudes et surtout habités par une solide foi religieuse qui les rendait malléables.
Devant le bureau de recrutement, il n’était pas rare de voir deux files. L’une destinée à ceux qui maitrisent le français et l’autre à ceux qui ne pouvaient s’exprimer qu’en berbère, en arabe ou encore avec quelques mots d’espagnol. Evidemment, ces derniers, moins aptes à se défendre, étaient embauchés en priorité.
La musique comme consolation
Ces braves de l’émigration marocaine en Belgique ont emmené avec eux une riche culture musicale, du religieux au guerrier. Aux rituels des confréries hamadcha et aissaoua succédaient des musiques plus rurales telle la aarfa.
A Molenbeek, la Chaussée de Gand 119 fut longtempsi l’expression de cette culture épicée du nord du Maroc. Cafés, cabarets orientaux et échoppes de musique deviennent les pourvoyeurs de cette identité festive.
Au début des années 80, apparait simultanément dans les villes du Rif et à Moleenbeck, un genre musical dérivé de la traditionnelle aarfa, la très hypnotique Reggada. Le synthétiseur allait accompagner ces rythmes lancinants. L’adaptation des rituels confrériques des Hamadcha et Aissaoua, créait une sorte de convivialité orientale dans le pays de Jacques Brel.
Il existe à Molenbeek un DJ au nom de Mohamed Moleenbeck qui sort régulièrement des compilations au nom de Rif City, en mixant les voix de la troupe de filles Bnat Aissaoua. Une modernité urbaine était née, une sorte de mariage des technologies musicales venus de l’autre côté de l’Atlantique aux folklores du pays des parents
Déficit politique
L’essai aurait du être encouragé. Les politiques Belges et plus précisément ceux de Molenbeeck et des communes autour de Bruxelles, plutôt des socialistes, n’ont jamais réussi à promouvoir cette diversité marocaine pour en faire un exemple du bien vivre ensemble. Certes, il y a eu de temps à autre dans telle salle communale ou de spectacle des programmations ouvertes à la culture des montagnes du Rif. On assistait dans une salle municipale à Molenbeeck, une commune dirigée par le Parti Socialiste, à une soirée orientale dans le mois qui précède le Ramadan. Cette cérémonie Gnawa, la confrérie noire du Maroc, mettait en scène un sacrifice de coqs qu’on devinait à travers l les senteurs d’encens. Cette cérémonie qui prenait place sous le grand portrait du bourgmestre est restée anecdotique. Elle ne suppléait pas l’absence de volonté de créer une identité musulmane belge.
Cette culture populaire allait rapidement succomber sous la force médiatique des chaines de télés du Moyen-Orient, captées à Molenbeeck par la magie des antennes paraboliques.
Dans les années 90, les radicaux islamistes algériens trouveront refuge puis les restaurants hallal et magasins de téléphonies grignotent l’espace des cafés et autres boutiques communautaires sur la Chaussée de Gand. Les magasins de musique, avec la concurrence du web se font rares et aujourd’hui il ne reste qu’un seul, Atlas Music, dernière trace de l’ancienne cité du Rif au coeur de l’Europe.