L’irrésistible ascension de Tariq Ramadan en France

Dans un livre très documenté sur « Tariq Ramadan, histoire d’une imposture », le journaliste et écrivain Ian Hamel revient sur l’accueil très chaleureux que le prédicateur islamiste recevait en France voici une quinzaine d’années.

Avant sa « prestation » dans la fameuse émission 100 minutes
pour convaincre de novembre 2003 face à Nicolas Sarkozy, alors
ministre de l’Intérieur, Tariq Ramadan est apparu à La marche
du siècle, animé par Jean-Marie Cavada, en octobre 1994. C’est
Gilles Kepel, à l’époque, qui avait proposé son nom. Présenté
comme « imam », le petit-fils d’Hassan al-Banna répond qu’il
n’est pas « directement imam. Je suis professeur de littérature
française et de philosophie […] Je ne suis pas directement imam,
car je n’exerce pas cette fonction dans une mosquée. »

120 colloques en deux ans

C’est à partir de cette première invitation par une télévision française
à une heure de grande écoute que Tariq Ramadan commence
véritablement à faire son trou en France. L’UOIF, en manque
d’orateurs, lui a demandé dès 1993 d’intervenir au rassemblement
annuel des musulmans au Bourget. Entre 1994 et 1995, Tariq
Ramadan participe dans l’Hexagone à quelque 120 colloques,
répondant à l’invitation d’associations, pas toutes musulmanes,
mais aussi des pouvoirs publics, à Paris, Lyon, Strasbourg,
Bordeaux.

Premiers succès… et premiers ennuis. Le 26 novembre 1995,
à 15 h 10, à la frontière franco-suisse, au poste de Verrières-deJoux dans le Doubs, Tariq Ramadan se voit remettre une « notification et motivation d’une décision de refus d’admission sur le
territoire français », alors qu’il doit prononcer une conférence à
Besançon. Le ministère de l’Intérieur, dont le locataire est, à
cette époque, Jean-Louis Debré, lui interdit de revenir dans
l’Hexagone au motif qu’il représente « une menace pour l’ordre
public ».

Jean Ziegler, appui inconditionnel

Aussitôt en Suisse un comité de soutien « au droit à la liberté
d’expression pour les musulmans », animé par Hafid Ouardiri, porte parole de la Grande Mosquée de Genève, lance une pétition. « Tariq
Ramadan représente un trait d’union entre nos communautés […]
C’est un homme de dialogue, un non-violent, qui m’a permis
d’exprimer à plusieurs reprises devant la communauté musulmane
mes opinions très claires en faveur de la laïcité», déclare Michel
Rossetti (Parti radical), conseiller administratif de la ville de Genève.
Quant à Jean Ziegler, député socialiste au niveau fédéral, il lance une
interpellation urgente au Conseil national (l’Assemblée nationale)
afin d’inciter le gouvernement helvétique à intervenir auprès du
gouvernement français pour lever la « mesure arbitraire frappant
M. Ramadan ».

L’auteur d’Une Suisse au-dessus de tout soupçon vante
le plus sérieusement du monde la tradition « d’islam tolérant transmise depuis plusieurs générations au sein de la famille Ramadan ».
Il cite en exemple Hassan al-Banna et Saïd Ramadan, oubliant que
les Frères musulmans faisaient durant la Seconde Guerre mondiale
les yeux doux à Hitler et à Mussolini, et appelaient leurs troupes en
Égypte à s’en prendre aux commerçants juifs .

Cela n’empêche pas Jean Ziegler de publier bien plus tard, en
2019, un ouvrage à la gloire de Gamal Abdel Nasser, l’ennemi mortel de la confrérie. Dans lequel le raïs déclare : « Ils [les Frères musulmans] nous ont déclaré la guerre. Ils m’ont tiré dessus le 26 octobre
1954, à Alexandrie. Le conflit a commencé et nous avons arrêté les
terroristes au sein du parti des Frères musulmans. Puis ils ont été
jugés […] Nous négociions l’évacuation des Britanniques et dans le
même temps, les Frères musulmans tenaient des réunions secrètes
avec des membres de l’ambassade du Royaume-Uni […] Ils ont
négocié ensemble. » Gamal Abdel Nasser lâche également : « Nous savons que leur islam n’est qu’une ruse pour laver le cerveau des gens
et les exploiter. »

La duplicité du prédicateur

De son côté, Tariq Ramadan explique que le gouvernement
égyptien exercerait une répression féroce contre son opposition islamiste, les Frères musulmans. « Il pourrait bien être intervenu en haut
lieu pour que l’on m’empêche de m’exprimer librement sur la situation intérieure du pays2 », écrit-il dans une tribune libre. L’explication
est reprise par Le Nouveau Quotidien en Suisse, qui écrit en
novembre 1995 : « Tenant d’un islam ouvert et modéré, l’islamiste
suisse d’origine égyptienne critique ouvertement le régime de
Moubarak. Qui a sans doute fait pression sur Paris, à la veille d’élections peu crédibles sur les bords du Nil. » Alors que Tariq Ramadan
aurait tout intérêt à faire profil bas, il signale qu’il est le petit-fils du
fondateur des Frères musulmans, le fils d’une figure historique de la
confrérie, et ajoute : « je n’ai jamais renié ma filiation et je me présente
clairement comme un opposant au régime [égyptien] ». Sa stratégie
est toujours la même : une parole apaisante pour les Occidentaux,
suivie d’un propos militant à destination de la confrérie.

Le quotidien Le Matin rappelle que quelques jours à peine avant
que Tariq Ramadan ne soit frappé par cette interdiction de séjour, le
Centre islamique de Genève a été perquisitionné, suite à l’assassinat
d’un diplomate égyptien. À la question de savoir s’il craint que les
autorités suisses se retournent contre lui, l’enseignant répond qu’il
n’a aucune crainte. « Les autorités helvétiques m’ont même conseillé
de me faire protéger par la police. Car je pourrais être une cible. Ce
qui expliquerait pourquoi les Français veulent m’écarter de leur territoire », déclare-t‑il, ajoutant qu’il s’apprête à former un recours
contre la décision du ministère français de l’Intérieur. Sur la photo
qui illustre l’article, il apparaît souriant, caressant un chat5.

Le 14 décembre 1995, le Grand Conseil (parlement) du canton
de Genève « proteste contre la décision prise par les autorités genevoises » et invite le gouvernement suisse « à intervenir auprès des
autorités françaises compétentes, afin qu’elles reconsidèrent l’interdiction de séjour sur territoire français prononcée à l’encontre de
M. Ramadan, et lèvent cette mesure dans les plus brefs délais ».
Durant cette séance, Pierre Kunz, membre du Parti radical (droite)
déclare qu’il est « impossible que M. Ramadan soit engagé dans une
quelconque, et même à son corps défendant, action de déstabilisation
de la société française. C’est impossible ! Au contraire, il cherche le
dialogue entre les différentes communautés1. » Il est facile de comprendre qu’après avoir reçu autant de soutiens venant de la droite
comme de la gauche, Tariq Ramadan ait pu se sentir intouchable
pendant autant d’années à Genève.

Le soutien des catholiques

En France, le comité « pour la libre expression des musulmans en
France » réussit à rallier à la cause de l’islamiste des personnalités de
premier plan, à commencer par l’abbé Pierre, qui déclare que Tariq
Ramadan fait partie « de ces hommes qui travaillent à des relations
constructives entre christianisme et islam ». L’enseignant genevois reçoit
le soutien de nombreux religieux, Gilles Couvreur, le responsable du
secrétariat pour les relations avec l’islam de l’Église catholique (SRI),
Mgr Jacques Gaillot, le père blanc Michel Lelong. Pour l’auteur de
L’Islam et l’Occident, le ministre de l’Intérieur « vient de censurer une
parole profondément spirituelle ». Citons encore le père Christian
Delorme, chargé des relations avec l’islam au diocèse de Lyon, le Groupe
d’amitié islamo-chrétienne. Cet appui va des chrétiens progressistes jusqu’à ceux qui flirtent avec l’extrême droite et les traditionalistes, comme
le père Michel Lelong. Ce dernier a célébré les funérailles de Maurice
Papon en 2007, déclarant que « Maurice Papon a trouvé un soutien et
une lumière dans l’exemple du Christ, condamné injustement ».
« J’ai croisé à Lugano, dans le canton du Tessin, où j’occupe depuis
2017 une chaire à l’université de la Suisse italienne, un cardinal qui
m’a confié que l’Église catholique, cherchant un interlocuteur dans
le monde musulman, a eu le coup de foudre pour Tariq Ramadan.
On peut imaginer qu’elle a pu faire pression pour que son interdiction de séjour soit levée 2 », explique le politologue Gilles Kepel,
auteur de Sortir du chaos.

Les réunions du comité de soutien à Tariq Ramadan se tiennent
d’ailleurs dans les locaux du secrétariat pour les relations avec l’islam,
au 71 rue de Grenelle à Paris. Dans La Croix, Gilles Couvreur qualifie le discours de Tariq Ramadan de « pacifiant ». « Les intellectuels
comme Tariq Ramadan sont peu nombreux et ne doivent pas être
systématiquement suspectés 1 », déclare-t‑il. Dans un autre article,
paru en avril 1996, le journal La Croix parle du « philosophe » Tariq
Ramadan et affirme qu’il « cherche à penser l’islam dans le cadre de
la société laïque moderne ». Ajoutons qu’en 1997, l’université
catholique de Fribourg a recruté l’islamiste comme chargé de cours.
Et que deux ans plus tard, Jacques Neirynck, député démocrate chrétien, cosigne avec Tariq Ramadan Peut-on vivre avec l’islam ?.
Peu après, le groupe catholique Bayard édite la thèse de Tariq
Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, à la gloire du fondateur des Frères musulmans. Difficile de se « mouiller » davantage.
Plus tard, Mgr Jean-Michel di Falco, à l’époque porte-parole de la
Conférence des évêques de France, signera avec Tariq Ramadan en
2008 Faut-il avoir peur des religions ?. Dans ce petit ouvrage (où
intervient également l’historien israélien Élie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France), le prédicateur suisse est présenté comme
islamologue, philosophe, universitaire suisse et consultant international en religions …

De l’autre côté de l’Atlantique, Tariq Ramadan a
aussi reçu un soutien très appuyé de Gregory Baum, ancien prêtre
catholique, fondateur de la revue The Ecumenist, et théologien canadien réputé. Celui-ci lui a consacré en 2010 un livre apologétique,
sans aucune distance critique, intitulé Islam et modernité. La pensée de
Tariq Ramadan. Gregory Baum, expert du concile Vatican II, s’est
aussi associé à Tariq Ramadan sur le thème de l’éducation interreligieuse mondiale à Montréal en 20114. Même à l’île Maurice, où le
prédicateur s’est rendu fréquemment depuis 1995, il était accueilli
très chaleureusement par les plus hautes autorités catholiques.

En revanche, la Fédération protestante de France (FPF), sans
doute plus encline à se pencher sérieusement sur les écrits et les
paroles des prédicateurs, n’a jamais souhaité collaborer avec Tariq
Ramadan, considérant que la « filiale » des Frères musulmans restait
ce qu’il y avait de pire dans l’islam. Ce qui n’a pas empêché certains
pasteurs, du côté du lac Léman, d’entamer brièvement quelques pas
de danse avec le petit-fils d’Hassan al-Banna.

Du beau linge

En dehors de l’Église catholique, la défense du Genevois drague
également du beau linge, comme le biologiste Albert Jacquard (qui se
déplacera à Genève pour une conférence de soutien à Tariq Ramadan), le pasteur Jean-Claude Basset, secrétaire général européen pour
les relations avec l’islam, Bruno Étienne, Jocelyne Cesari, Roger
Garaudy, Michel Morineau, Luisa Toscane, et bien évidemment
François Burgat. Ajoutons André Gerin, le député-maire communiste de Vénissieux, en région lyonnaise, où l’Union des jeunes
musulmans (UJM) est fortement implantée. Ainsi que des associations comme la Ligue des droits de l’homme, l’Union islamique des
étudiants de France, qui dénonce le climat de « psychose et de peur »
et évoque la parole « conciliante, modérée et profondément spirituelle du philosophe-écrivain suisse ».

Le 9 mai 1996, le tribunal administratif de Besançon annule cette
interdiction d’entrée dans l’Hexagone. Les juges estiment qu’elle est
entachée d’illégalité, car elle se borne à invoquer l’opposition du
ministère de l’Intérieur à l’entrée sur le territoire « sans mentionner
aucune circonstance de fait ou de droit ; qu’ainsi elle ne satisfait pas
aux exigences précitées ». À savoir que tout refus d’entrée doit faire
l’objet d’une décision écrite « prise par une autorité administrative
définie par décret en Conseil d’État, spécialement motivée d’après les
éléments de l’espèce, dont le double est remis à l’intére

Le trésor de guerre des Ramadan

En d’autres termes, c’est un boulot d’amateur, et le ministère de
l’Intérieur s’est ridiculisé, offrant dorénavant un boulevard, sinon
une autoroute à Tariq Ramadan. L’attitude de la place Beauvau est
d’autant plus étrange que le dossier fourni par la Direction de la
surveillance du territoire (DST) d’Annemasse et par les Renseignements généraux (RG) de Lyon est aussi précis que volumineux.
Alain Chouet, aujourd’hui à la retraite, était à cette époque en poste
à Genève. Il a terminé sa carrière comme chef du service de renseignement de sécurité de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). « Il y avait suffisamment de motifs pour lui interdire
le territoire français : Tariq Ramadan, qui est étranger, tenait un
discours de rupture. Il demandait aux musulmans dans les banlieues de ne pas s’intégrer, de ne pas adhérer aux valeurs de la
République. »
Pour l’ancien espion, coauteur avec Jean Guisnel de Au cœur des
services spéciaux, « Tariq Ramadan, tout en critiquant parfois l’Arabie
saoudite, aurait entretenu des contacts avec Riyad, qui apprécie son
entregent. Malgré un évident manque de sérieux, Tariq Ramadan
est, malgré tout, devenu un “homme d’influence” en France, en
réussissant à séduire tour à tour des catholiques, des laïcs, certains
politiciens de gauche, qui l’ont propulsé en incontournable des
plateaux télé. En poste à Genève, j’avais très vite senti que Tariq
Ramadan cherchait d’abord la rente que confère la notoriété 1 »,
déplore Alain Chouet.
Une question reste malgré tout posée : pourquoi le territoire français n’a-t‑il pas été interdit à Tariq Ramadan, alors que le ministère
de l’Intérieur avait tous les outils en main pour le faire ? A-t‑on
estimé à Paris que le prédicateur était susceptible de rendre certains
services ? Car, loin d’être un rebelle, un nouveau Malcolm X,
comme il se présente, le fils de Saïd Ramadan a toujours cherché à
ce que le pouvoir français fasse de lui son interlocuteur privilégié au
sein de la communauté musulmane, comme nous le confirme plus
loin Bernard Godard, « M. Islam » au ministère de l’Intérieur de
1997 à 2014.
Alain Chouet a été l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme.
Sans être entendu. Sur son site Internet, l’ancien espion explique
que l’apparente modération du discours de Tariq Ramadan,
comme celle de tous les Frères musulmans « face à ses interlocuteurs
institutionnels européens ne devrait abuser personne. Comme tous
les mouvements fascistes en quête de pouvoir, la confrérie a acquis
une parfaite maîtrise du double langage. Il lui faut ménager toutes
les voies possibles d’accession au contrôle des masses et au
pouvoir1. »
Dans Les Dollars de la terreur, Richard Labévière évoque également
les liens noués entre les Ramadan et l’Arabie saoudite. Pour les fils de
Saïd Ramadan, il s’agit « d’instrumentaliser et de valoriser une capacité d’influence dans les milieux musulmans d’Europe pour la monnayer auprès de riches donateurs toujours prêts à financer une
légitimité islamique ». Les donateurs étant les pétromonarchies du
Golfe. Ce rapprochement avec les Saoudiens est devenu d’autant
plus pressant qu’après la disparition de Saïd Ramadan le 4 août
1995, les relations entre des dirigeants de la confrérie en Égypte et le
Centre islamique de Genève étaient devenues pour le moins
glaciales.
En revanche, Xavier Ternisien, journaliste au Monde, auteur de
l’ouvrage Les Frères musulmans, ne croit pas à ce soutien saoudien,
dans la mesure où Tariq Ramadan n’est guère complaisant vis‑àvis du royaume des Saoud. Dans Être musulman européen, ne
qualifie-t‑il pas l’Arabie saoudite de « croisée de tous les mensonges et de toutes les hypocrisies », dénonçant « la trahison la
plus manifeste et la plus odieuse des principes de l’islam » 3 ?
« À moins qu’ils soient complètement masochistes, on imagine
mal les Saoudiens financer un penseur qui tient de tels propos à
leur égard4 », constate le journaliste du Monde. Mais pour Tariq
Ramadan, n’était-il pas indispensable de dénigrer de temps en
temps cette dictature obscurantiste s’il voulait séduire l’Église
catholique et des organisations progressistes ? En revanche, Hani
Ramadan ne cache pas qu’il se rend fréquemment en Arabie
saoudite.
Pour la famille Ramadan, soupçonnée de s’être partagé le
trésor de guerre que le patriarche conservait pour le compte des
Frères musulmans égyptiens, il est vital de « pouvoir faire valoir quelques
succès rapides en vue d’obtenir une protection et des appuis
saoudiens solides face aux exigences, formulées de façon de
plus en plus véhémente, par les Frères égyptiens pour récupérer
leurs fonds », insiste Richard Labévière dans Les Dollars de la terreur

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)